Notes de lecture

ENTRE POÉTIQUE ROMANESQUE ET LITTÉRATURE POLITIQUE

PATRICK VOISIN (DIR.), AHMADOU KOUROUMA, ENTRE POÉTIQUE ROMANESQUE ET LITTÉRATURE POLITIQUE, PARIS, CLASSIQUES GARNIER, COLL. « RENCONTRES », 2015, 419 P.

 

Éthiopiques n°98.

Littérature, philosophie, sociologie, anthropologie et art.

Nouvelles technologies et articles divers.

1er semestre 2017

 

Jehanne Denogent [1]

 

Ahmadou Kourouma, entre poétique romanesque et littérature poétique rassemble vingt contributions provenant essentiellement des travaux d’une journée d’étude consacrée à l’écrivain ivoirien, tenue en janvier 2013 à Pau. Dirigé par Patrick Voisin, le volume veut ouvrir de nouveaux horizons à la critique kouroumienne, considérant que l’œuvre de cet écrivain n’est souvent envisagée qu’à travers le prisme du politique, alors qu’il est nécessaire de l’actualiser grâce à son foisonnement poétique.

Dans une introduction riche et engagée, Patrick Voisin fait un état des lieux critique de l’œuvre de Kourouma, en déplorant les interprétations souvent bornées auxquelles elle a donné lieu. La réputation du romancier n’est, selon lui, plus à démontrer mais son œuvre n’est étudiée que du point de vue des littératures africaines et de l’image de l’écrivain engagé. La lecture traditionnellement politique des Soleils des Indépendances historicise et territorialise le texte, sacrifiant ainsi universalité et postérité. Comment, par conséquent, lire le roman soixante ans après les circonstances des Indépendances ? Réfléchissant à la notion d’engagement en littérature, Patrick Voisin refuse de soumettre l’interprétation du texte à l’opposition entre l’art-pour-art et l’art engagé. Selon lui, « le projet esthétique [de Kourouma] s’est nourri du projet éthique qui le justifiait » (16). Cette prise de position est intéressante, car elle n’exclut absolument pas la dimension politique de l’œuvre, mais invite à l’approcher par l’angle de la littérature. L’ensemble des chercheurs s’accorde en effet, pour considérer que l’action de l’écrivain est avant tout littéraire. Rompant avec une approche trop souvent convenue, le volume propose donc d’explorer la force créative de l’œuvre de Kourouma, entre politique et poétique, ouvrant dix-neuf chemins, dix-neuf lectures sur « l’un des plus grands romanciers du XXe siècle » (38).

Illustrant ce même souci de dégager la puissance esthétique de l’œuvre de Kourouma, les contributions explorent différentes facettes de son « engagement poétique », sans jamais toutefois négliger sa teneur politique. Pour cela, la plupart des études se concentrent sur Les Soleils des Indépendances, par lequel l’écrivain entra en littérature. Dans ce roman, l’engagement se manifeste derrière le motif du paysage, pour Ines Moatamri, ou dans le revers onirique de la réalité pour Affoué Virginie Konandri. S’intéressant aux figures féminines, Arlette Chemain note pour sa part que la critique émise par Kourouma est non seulement politique mais aussi sociale, infusant l’écriture d’une sorte de réalisme merveilleux. Cette lecture est bienvenue car elle suggère la richesse plurielle du roman. Pour Fadhila Laouani, le langage lui-même est lieu d’engagement grâce à l’ironie, opérateur littéraire d’un regard critique. Sa contribution est particulièrement pertinente par sa manière de lier politique et poétique dans une analyse linguistique et stylistique. Afin d’inscrire l’écrivain ivoirien dans un milieu littéraire, certains font le choix parfaitement cohérent de signaler la portée révolutionnaire du roman au sein du champ de la littérature : Les Soleils des Indépendances transgresse le modèle épique par le burlesque, pour Marion Mas, déconstruit les attentes stylistiques pour Jean-Pierre Fewou Ngouloure et bouleverse enfin la définition d’un classique littéraire, selon Patrick Voisin.

L’ensemble des contributions participe à montrer l’inventivité et l’originalité d’une œuvre qu’il faut relire aujourd’hui afin de s’imprégner autrement de sa profondeur littéraire. Si chacun des articles appelle à un tournant nécessaire pour la critique, certains peinent parfois à se distancier du discours métacritique et manifestaire, hésitant à entreprendre une véritable démarche d’analyse littéraire. Ils font malgré tout apparaître le substrat du volume avec netteté : impulser la découverte de nouvelles pistes critiques, en croisant littérature politique et poétique romanesque en une poétique kouroumienne. Notons pour finir que les chercheurs proviennent d’horizons variés, ce qui contribue, sur le plan de la critique, à désenclaver l’œuvre de Kourouma.

 

[1] Université de Lausanne