Littérature

ÉNONCIATION DU DISCOURS SOCIAL DANS LE ROMAN FÉMININ ANTILLAIS ET AFRICAIN

Éthiopiques n° 99.

Littérature, philosophie, sociologie, anthropologie et art.

2nd semestre 2017.

ÉNONCIATION DU DISCOURS SOCIAL DANS LE ROMAN FÉMININ ANTILLAIS ET AFRICAIN

L’espérance-macadam enchâsse trois récits de la vie quotidienne dans un quartier mal famé de la Guadeloupe, nommé Savane (ou Savane Mulet pour les résidents), constitué de bidonvilles lugubres (comme Ti-Ghetto et Quartier-Mélo). À travers les récits des trois narratrices (Éliette, Rosette et Angela), se profilent en fait toutes les obsessions du réel guadeloupéen : l’économie de la canne, les superstitions sociales (la stérilité, la pauvreté), le chômage, l’alcoolisme, le drame social des filles mères, les crispations interraciales, ou encore les dévastations de la nature. Les personnages s’accommodent de leur misère quotidienne et la mettent sur le compte d’un sort qui s’acharne sur l’île depuis la nuit des temps, et qu’ils appellent la « meurtrissure » ; meurtrissure que les hommes d’Église, les personnes âgées et les féticheurs les convainquent de supporter et d’accepter. Les gens de Savane discutent de leur existence, se lamentent souvent, accusent quelquefois l’histoire maudite de leur terre, mais continuent de vivre avec et espèrent qu’elle va changer un jour.

En ce qui concerne Le Ventre de l’Atlantique, deux éléments déterminent l’analyse : le prétexte et le procédé. L’œuvre naît d’un entretien téléphonique entre la narratrice, Salie, établie en France, et son jeune frère, Madické, resté au pays et passionné de foot. Les deux suivent, en direct, la 1/2 finale de la Coupe d’Europe des nations de football qui oppose l’Italie à la Hollande, le 29 juin 2000. L’événement est aussi une occasion pour la narratrice d’opérer un retour sur sa vie, de réinvestir, par le souvenir, les lieux de l’enfance et de constater la décadence progressive d’une contrée qui finit par n’offrir, comme seule alternative à ses ressortissants, que le départ pour l’étranger. C’est là où Le Ventre de l’Atlantique rejoint L’espérance-macadam sur le procédé de l’enchâssement, car l’essentiel du roman est constitué des récits de vie de personnages secondaires comme Moussa, le jeune prodige du football, brisé par l’échec d’une carrière professionnelle en France, « l’homme de Barbès », caricature de l’immigré vendeur d’illusions à ses pairs restés au pays, Monsieur Ndétare, l’instituteur engagé dans la valorisation du terroir et contre le dépeuplement du village, ou encore Monsieur Sonacotra, l’ouvrier immigré et polygame.

Diome avait déjà rédigé, en 2002, une nouvelle qui reprend les petites histoires de Niodior et intitulée « Les Loups de l’Atlantique » [2]. Cette nouvelle est une sorte de concentré introductif de Le Ventre de l’Atlantique. On y retrouve le cadre, les personnages, les thématiques principales et le style. Quant à l’histoire de « l’homme de Barbès », elle a fait l’objet d’une publication autonome en 2004 sous forme de nouvelle [3] intitulée « L’Homme de Barbès ». C’est dire que dans la genèse de Le Ventre de l’Atlantique, l’auteure avait déjà conçu séparément ces différents petits récits avant de les rassembler en roman.

Les deux romans reprennent, de fait, un discours social dominant dans leurs contextes sociaux respectifs. L’espérance-macadam celui de l’anomie sociale, Le Ventre de l’Atlantique celui de l’immigration. Savane, dans le roman de Pineau, est l’endroit où « tout le monde vivait dans une même complicité silencieuse » (EM : 48). Niodior, dans le roman de Diome, est la contrée sénégalaise où, « même si personne ne sait distinguer, sur une carte, la France du Pérou, on sait en revanche [que France] rime franchement avec chance. » (VA : 60).

Mais, dans les deux romans, les avis sont partagés sur l’une et l’autre opinion. Dans le roman de Pineau, Angela refuse la résignation morbide de ses concitoyens pendant que Monsieur l’Abbé force les habitants à s’en remettre chaque matin à l’Épître de Jacques : « Qu’est-ce que votre vie ? Vous êtes une vapeur qui paraît pour un peu de temps et qui ensuite disparaît » (EM : 27). Ailleurs, Éloïse combat son spleen et le « monde mauvais » (EM : 64) en s’enfermant dans un antihumanisme chrétien inspiré de Saint Augustin, pendant que Régis voit en sa femme, Hortense, l’incarnation même du malheur, et justifie sa violence en convoquant tout une mythologie diabolisante qui accable la gent féminine.

Tout le monde entendait Régis donner des coups à l’Hortense avec, parfois, une vieille conque à lambi qui sonnait tocotoc tocotoc sur la tête de la malheureuse. C’était pas rare que du sang se mette à pisser sur les planches, tiqueter trois casseroles et rosir l’eau du seau. (EM : 88)

Dans le roman de Diome, c’est toute une conception idéologiquement chargée et socialement aliénante de l’immigration qui est mise à nu à travers les parcours et les propos des différents personnages. L’exemple du jeune footballeur Moussa montre que le concept de « discrimination positive » [4], importé des USA, sert d’abord une stratégie politique contraire à l’esprit d’humanisme, de justice et d’équité qu’il professe. La notion de « préférence nationale » [5], elle, légitime juridiquement un rejet subjectif de l’Autre (l’Étranger notamment) basé sur le faciès, la race, l’origine, l’accent, la religion, etc. De son côté, l’immigré africain est le plus souvent perçu chez lui comme un pouvoir d’achat et de reclassement social par sa propre famille ou sa communauté d’origine, s’il ne profite pas lui-même de ce statut pour s’arroger une position privilégiée (distinction sociale, ressource matrimoniale, figure d’évolué).

On retrouve à travers ces exemples le caractère pluriel, controversé et médiatisé du discours social. Les « cancans » (EM : 23), les « murmures » (EM : 32) et les « chuchotements » (EM : 34) sont les relais communicationnels de la « meurtrissure » savanaise que certains datent du jour du « Passage de La Bête » (EM : 22) (un violent cyclone qui dévasta l’île, une nuit de 1928 – puis un autre, en 1981), et que d’autres expliquent par la « maudition » (EM : 53) de ses habitants, pendant que d’autres y voient une autodestruction volontaire et insensée. De son côté, Le Ventre de l’Atlantique utilise un intertexte politique et des canaux médiatiques (hommes politiques, télévision, radios,) pour diffuser les différentes opinions qui s’affrontent autour du sujet de l’immigration.

L’anomie sociale qui frappe les taudis guadeloupéens, comme le phénomène de l’immigration avec ses drames sociaux et ses enjeux politiques, s’inspirent donc d’un extra-texte daté [6], médiatisé et documenté. Mais le transfert de cet extra-texte dans les romans est soumis à des stratégies de formulation et de circulation spécifiques à chaque texte, qui instituent un nouvel espace d’énonciation et affectent un autre régime de sens à l’extra-texte. Ainsi, l’insertion romanesque des discours de l’anomie sociale et de l’immigration implique ce que Kwaterko appelle des « procédures de textualisation ». Ces dernières, mises en œuvre dans et par le roman, désignent « un processus qui est tout aussi bien conservation et transformation des connaissances, transmission et esthétisation du donné extérieur » [7].

Par exemple, on ne peut entrer dans L’espérance-macadam sans être aussitôt frappé par un certain nombre d’occurrences formelles, comme l’omission quasi systématique de la restriction grammaticale. Les formes « ne… pas », « ne … guère », « ne… jamais », « ne… plus » sont systématiquement amputées de la particule initiale (« Désilia m’a pas poursuivie comme à son habitude » (EM : 22), « L’embellie durait guère » (EM : 21), « On sait jamais quel fil tirer pour commencer ce genre d’histoire » (EM : 39), « On rencontrait plus tant de diablesses » (EM : 34)). L’on est tenté d’établir une analogie entre cette amputation d’ordre syntaxique et toutes ces autres « amputations » sociales qui donnent à lire la réalité savanaise comme une terre de douleur et de malheur. Dans ce pays, il y a autant d’hommes que de « destins avortés » (EM : 63), des détenus de tous âges peuplent la prison, beaucoup d’enfants sont mort-nés, les suicides sont courants et des vies entières « tourmentées à l’infini » (EM : 67). On ne s’étonnera pas que les habitants de Savane soient décrits comme étant les « zombis des temps nouveaux… » (EM : 33).

Mais la désarticulation grammaticale ne figure pas simplement une désarticulation humaine généralisée référant au récit collectif de la « meurtrissure ». La désarticulation grammaticale est l’indice d’un basculement du roman morbide vers un romanesque fantaisiste pour susciter à la fois la surprise, la compassion et le rire. L’espérance-macadam est, en effet, un modèle d’itération suffixale : la voyante si redoutée du quartier est une « Haïtienne devineresse » (EM : 14, 61). La mère de famille qui lutte pour sa survie est une « bougresse terbolisée » (Ibid.). Les « diablesses aguerries » (EM : 31) désignent les paysannes fuyant la tempête tropicale. La « pauvresse manman » (EM : 110) est une mère reniée par son fils, et la « scélératesse du genre humain » (EM : 122) est le dénominateur commun de tous les « voleurs, menteurs et assassins de Savane et d’Ailleurs » (Ibid.). On retrouve une autre série suffixale avec une « simplette bienheureuse » (EM : 55) (une personne désabusée qui chante sa vie), une « jeunotte enveloppée » (EM : 139) (une ado entremetteuse), et dans des noms comme Éliette, Rosette, Liette, etc.

Il faut voir dans ces formations morphologiques une écriture particulière de l’anomie sociale dans L’espérance-macadam qui, à la fois, s’énonce dans une truculence verbale frénétique et inscrit l’humour au cœur de la construction du mot et du sens. Les promesses presque jamais tenues des hommes d’Église et des féticheurs sont des « paroles longues » (EM : 48). Les jeunes filles engrossées sont des « ventres-calebasses » (EM : 19). Les Messieurs du quartier « parlent haut » mais « surtout pour des bêtises » (EM : 36). Pour « dépoussiérer la solitude », Rosette reste « assise toute la journée à écouter No woman no cry ! » (EM : 37).

On retrouve aussi cette truculence verbale dans le roman de Diome, mais à partir d’autres « procédures de textualisation ».

Les aéroports, par exemple, sont un des lieux symboliques majeurs du sujet de la migration dans Le ventre de l’Atlantique. Plus qu’un lieu de passage, ils sont l’espace d’accomplissement de la mise en abyme du texte. Lieux d’affirmation des méfiances et des susceptibilités identitaires, zones de pouvoir et de domination, espaces de discrimination autorisée, les aéroports, par leurs scénographies constituent les moments discursifs où le roman négocie à la fois son argument et sa structure. Par exemple, comme montré ailleurs [8], l’aéroport est le lieu de génération de toute la narration de Douceurs du bercail, d’Aminata Sow Fall. Le Dernier appel de Jean-Marie Bourjolly est l’histoire d’une fuite du pays natal (Haïti) et de sa dictature (Duvalier) dont les causes et les circonstances ne sont connues que pendant l’attente du personnage-narrateur dans l’enceinte de l’aéroport de Port-au-Prince, et entre les « trois appels » des haut-parleurs, qui constituent aussi les trois moments narratifs du roman. Les aéroports ont toujours inspiré les écrivains, et c’est sans doute la raison pour laquelle l’Aéroport international de Prague porte aujourd’hui le nom de Franz Kafka !

Dans Le Ventre de l’Atlantique, l’aéroport de Paris est le mur infranchissable contre lequel se fracassent les rêves de milliers de jeunes Africains de « fouler le sol français » (VA : 238). Il est aussi le lieu de réaffirmation des préjugés sur l’Autre. La narratrice est témoin d’une scène de refoulement d’un couple, avant d’être elle-même l’objet de propos virulents et insultants de la part de l’officier de contrôle.

Il lut attentivement mon certificat d’hébergement, feuilleta minutieusement mon passeport.

– Vous avez un visa de touriste pour trois mois […]

– Oui, monsieur.

– Et alors ?

– Oui, monsieur.

– Oui, quoi ? Les traveller’s chèques et le billet d’avion, ducon !

– Oui, monsieur.

Arrêtez de couiner comme ça et dépêchez-vous, on ne va pas y passer la journée, bordel ! (VA : 237-238)

Le discours de l’immigration reconduit ainsi les lieux communs et les items médiatisés du phénomène, pour en faire ressortir toutes les dimensions tragiques et idéologiques. Toutefois, Le Ventre de l’Atlantique ne s’arrête pas simplement au rappel de propos, d’actes ou de scènes révoltants dont les aéroports de Paris, Rome, Londres ou d’ailleurs en Europe sont régulièrement le théâtre. Il donne aussi à lire l’aéroport comme un lieu de cristallisation des barrières linguistiques. Excédé de ne pouvoir se faire comprendre par deux immigrés africains lors de la vérification d’identité, un policier se tourne vers la narratrice :

L’officier se leva et me jeta un coup d’œil en éructant :

– Mais ils sont bornés ou quoi ? Et vous ? Oui, vous, vous parlez français ?

– Oui, monsieur.

– Alors traduisez-leur ce que je dis : mon collègue va venir les chercher, ils seront placés en garde à vue ; le temps pour nous de leur trouver des places dans un avion, ils seront réexpédiés chez eux fissa-fissa !

– Je ne parle pas leur langue, monsieur.

– Mais enfin, c’est incroyable, et vous vous parlez comment chez vous, avec les pieds peut-être ?

– ‘‘Non, avec le tam-tam, connard’’, pensai-je, en réprimant un sourire (VA : 236-237)

La scène fait sourire, voire carrément rire lorsque la jeune femme essaie d’expliquer à l’officier qu’il existe plus de « huit cent langues » (VA : 235) en Afrique en citant les études de Georges Fortune :

– Vous savez, monsieur, selon Georges Fortune…

– Je m’en fous de votre Georges et de sa fortune, ce qui m’emmerde, c’est de vous voir tous, autant que vous êtes, venir chercher la vôtre ici. (VA : 237)

L’ignorance de l’officier d’accueil accentue la note ironique de l’échange. Georges Fortune est en effet un célèbre linguiste britannique spécialiste des langues d’Afrique australe (shona, nguni, sotho), en particulier de celles du Zimbabwe (ancienne Rhodésie). La même ignorance concerne l’évocation du célèbre peintre et sculpteur français du 19e siècle Jean-Baptiste Carpeaux. Ces ignorances successives, combinées à la légèreté du ton des officiers, aux répétitions, à l’irruption des termes familiers voire vulgaires sont autant d’éléments qui contribuent à jouer le drame en cours sur un mode du risible, révélant une ironie mordante. L’aéroport est la scène d’énonciation de la tragédie de la déportation, il est l’autel de la toute-puissance des agents frontaliers, l’endroit du rejet et du mépris, mais aussi, et surtout, l’espace où la parole se rebelle gaiement et librement. Le mordant de l’ironie, c’est quand le texte s’abandonne dans un renversement de sens amusé mais vital, c’est quand la jeune voyageuse entend exactement le contraire de ce qu’elle profère, pour vivre et savourer, à l’instant même, un droit à la connaissance et à la reconnaissance. « Monsieur », par sa réitération, perd sa noblesse déférente (d’ailleurs, la passagère se répète « connard »). L’officier de police pourfendeur des langues africaines clôt sa sentence par un lumineux « fissa-fissa ». Et Monsieur Fortune (le vrai) est, malgré lui, au centre d’un fâcheux quiproquo.

Cette volonté affichée d’inscrire le rire au cœur du sérieux constitue le mode principal du roman. Les séries descriptives, narratives et dialogales sont tour à tour parsemées de mots d’esprit, infiltrées d’allusions sarcastiques et traversées de notes comiques pour affecter au discours social de l’immigration un nouveau retentissement romanesque.

Comme L’espérance-macadam, Le Ventre de l’Atlantique affiche aussi sa truculence verbale. Les recruteurs occidentaux qui parcourent le continent africain à la recherche de jeunes talents à vendre aux clubs européens sont des « chasseurs de talents » (VA : 112). Une fois en Europe, les jeunes Africains sont traités comme du « bétail sportif » (VA : 112). Les coéquipiers de Moussa au Centre de formation lui lancent des « Tarzan » (VA : 115) et son entraîneur ne le connaît que du nom de « Bulldozer » (VA : 111). Moussa finit incarcéré dans un « cachot humide et nauséabond » (VA : 123) pour défaut de papiers. La nourriture qui est servie au jeune footballeur pendant sa détention est de la « mouriture » (une sorte de « purée à la morve » (VA : 123). Son employeur au noir, lui, est considéré par le fisc comme un « citoyen français modèle et honnête patron » (VA : 122).

Le Ventre de l’Atlantique mêle hardiment humour et ironie au moment même où le sujet de l’immigration révèle tous ses drames raciaux et humains. Cette inscription de l’inventio textuelle dans le risible n’est pas propre au Ventre de l’Atlantique. Kétala, par exemple, le deuxième roman de Diome, s’invente d’abord dans une fantaisie énonciative. Les personnages et les narrateurs de ce roman ont nom : Porte, Oreiller, TV, Ordinateur, Brin d’allumette, Masque, Montre, Assiette, Canapé, Collier de perles, Coussin, Marinière, etc. À la mort de leur propriétaire Mémoria, ces objets décident, disent-ils « tous ensemble, de reconstituer le puzzle de sa vie » (K : 24) [9], six jours avant le grand Kétala (« le partage de son héritage » (K : 16)). La prosopopée s’empare et ordonne la construction romanesque, de sorte que l’événement de la mort de la grande Mémoria est rapidement muté en une longue narration chargée d’humour et d’ironie. L’insolite assemblée cogite pour savoir si « les gènes de Mozart viennent de Ouagadougou ? ». (K : 42). La prosopopée draine ainsi un intertexte savant et artistique dans lequel sont tournées en dérision toutes les figures célèbres des temps modernes et contemporains : Yves Coppens (le célèbre paléontologue français, Lucy [10]), Darwin, Senghor, Michel-Ange, La Fontaine, Maurice Béjart, Germaine Acogny, etc.

Il semble à partir de ces constats que toute interprétation viable du sens dans les romans de Fatou Diome et de Gisèle Pineau ne saurait faire l’économie de l’inscription fondamentale du risible dans la fabrication de ce même sens. Un élargissement de l’analyse aux autres romans des auteures – Kétala, L’âme prêtée aux oiseaux – confirme d’ailleurs bien ce postulat. Les sujets de l’anomie sociale et de l’immigration prennent réellement place dans les textes par le biais de l’humour et de l’ironie. L’âme prêtée aux oiseaux est par exemple un roman où la mort est omniprésente : les « nez rouges » désignent des assidus de funérailles, de sombres individus à l’air faussement grave, reconnaissables par leurs « chaussures ridicules », leurs « tricots rayés défraîchis sous des vestes à carreaux déformées ». Des « clowns », par le biais desquels il est permis de « tourner la mort en dérision » (APO : 14-15). Élisabeth-Louise Montrevault (ou Lila), la mère adoptive d’une jeune Antillaise, dit « aimer les Noirs » (APO : 13, 21) mais, dans ses moments de déprime, les traite de « négros ramollos » (APO : 21).

Une évaluation sémique s’impose donc dans la lecture des textes des deux écrivaines : un mot composé, un néologisme, un nom propre anodin, une répartie inattendue sont les circuits par lesquels s’engouffre le trait d’humour ou l’allusion ironique. Dans Le Ventre de l’Atlantique, l’agent de joueurs qui emmène le jeune footballeur Moussa en France (et à sa perte) s’appelle Jean-Charles Sauveur. Dans L’espérance-macadam, les habitants appellent le quartier Savane « le paradis du Bon Dieu » (EM : 31). Seulement, « Y avait plus que la désolation au paradis de Joab » (EM : 39). L’ironie infiltre même l’onomastique, car Joab, nom du beau-père de la narratrice, est dérivé de Job, le personnage biblique persécuté par le sort mais finalement rétabli par Dieu dans ses biens et la paix [11].

Je soulignerai en terminant que la notation textuelle du discours social dans les romans de Diome et de Pineau est loin d’une littérature du témoignage, comme une certaine critique l’a longtemps fait entendre à propos du texte africain et antillais. Elle exprime avant tout un rapport personnel et ludique avec la langue pour configurer à sa manière tout récit déjà constitué. La Guadeloupe semble à ce titre bien référer à l’île de la meurtrissure, dont on en reconnaît certaines infortunes, lors des conflits syndicaux qui surviennent en Guadeloupe et en Martinique depuis 2009 :

De par ses récits effroyables, Éliette connaissait toutes les misères et avanies qu’avaient subies la Guadeloupe, ses dépendances, ses îles proches et lointaines : Haïti, Puerto Rico, les Bahamas… (EM : 125).

À Savane, y avait des mamans aveugles, muettes et sourdes. Bougresses bancroches un quart déboussolées, courant derrière la destinée pour réclamer un dû. Tristes créatures effarées. Femelles à cheveux ferrés. Chairs sapotille bâtardes en jactance perpétuelle. Madones à sac et souliers vernis les dimanches de ‘‘Je crois en Dieu’’, et puis sacrées injurieuses les sans Jésus-Christ, sans foi ni loi. (EM : 21).

Mais l’île de la meurtrissure ne prend place dans le roman qu’à travers une véritable poétique de la meurtrissure. Ce n’est pas un hasard si Rosette dit à sa petite fille que les personnages des contes ont pour noms « Rire » et « Pleurer ». Mais c’est à Fatou Diome que je vais laisser le dernier mot car son œuvre me semble bien suggérer que la gravité et le sérieux ne s’énoncent pleinement que sur un ton volontairement léger. L’auteure dédie son roman à sa mère, en ces termes : « À Bineta Sarr, ma mère, ma sœur d’Afrique. Cette fois, je t’imagine, enfin reposée, prenant le thé avec Mahomet et Simone de Beauvoir ».

BIBLIOGRAPHIE

DIOME, Fatou, Le Ventre de l’Atlantique, Paris, Anne Carrière, 2003.

– Kétala, Paris, Flammarion, 2006.

DIOUF, Mbaye, « De Sow Fall à Fatou Diome : mécanismes d’une métafiction de l’immigration », dans Mbaye Diouf (dir.), Sémiotiques du texte francophone migrant. Traversées et langages, Revue de l’Université de Moncton, Vol. 47, N°1, 2016, p. 23-42.

KWATERKO, Józef, Le roman québécois et ses (inter)discours. Analyses sociocritiques, Québec, Nota Bene, 1998.

LE GALLOU, Jean-Yves, La Préférence nationale : réponse à l’immigration, Paris, Albin Michel, 1985.

PINEAU, Gisèle, L’espérance-macadam, Paris, Stock, 1995.

– L’âme prêtée aux oiseaux, Paris, Stock, 1998.

[1] Université McGill, Montréal, Canada

[2] DIOME, F., « Les Loups de l’Atlantique », dans Nouvelles voix d’Afrique, Paris, Éd. Hoëbeke, coll. « Étonnants Voyageurs », 2002).

[3] DIOME, F., « L’Homme de Barbès », dans L’Europe, vues d’Afrique, Paris, Le Cavalier Bleu/Le Figuier, 2004.

[4] Cette notion a été théorisée pour la première fois aux USA par l’Administration Kennedy, au début des années 60, sous l’appellation d’Affirmative action. Elle a été d’abord adoptée en faveur des descendants d’esclavage, puis étendue à tous les citoyens souffrant de discrimination du fait de leur sexe ou de leur origine ethnique.

En France, le concept a été officiellement adopté dans les années 80 pour promouvoir une politique sociale plus juste et profitable aux minorités et aux démunis. Cette politique applique des mesures discriminatoires en matière fiscale, en matière d’emploi (la loi du 10 juillet 1987 en faveur de l’emploi des travailleurs handicapés impose à toute entreprise de 20 salariés ou plus d’employer au moins 6% de travailleurs handicapés.), en matière d’éducation (depuis l’année scolaire 2000-2001 des conventions ZEP/Grandes écoles permettent à des lycéens issus des Zones d’éducation prioritaire (créées en juillet 1981 par le ministre Alain Savary) d’intégrer certaines Grandes écoles sans avoir à passer de concours d’admission) et, enfin, en matière d’intégration (logement social, impôts allégés aux familles nombreuses, etc.).

[5] La notion de « préférence nationale » a été inventée au début des années 80 par Jean-Yves Le Gallou (La Préférence nationale : réponse à l’immigration, Paris, Albin Michel, 1985) et le Club de l’Horloge, un groupe de réflexion se réclamant de la ‘‘Nouvelle droite’’. Depuis lors, l’Extrême droite, en particulier le Front National de Jean-Marie Le Pen (Les Français d’abord, Paris, Carrère Lafon, 1984), s’en est emparée pour opérer une redéfinition socio-nationaliste des relations des Uns (les Français « de souche ») aux Autres (les Étrangers).

[6] L’espérance-macadam mentionne un étalement temporel rattaché à des dates précises : 1928, 1936, 1965, 1978, 1989.

[7] KWATERKO, Józef, Le roman québécois et ses (inter)discours. Analyses sociocritiques, Québec, Nota Bene, 1998, p. 37.

[8] Voir Mbaye Diouf, « De Sow Fall à Fatou Diome : mécanismes d’une métafiction de l’immigration », Revue de l’Université de Moncton, Vol. 47, N°1, 2016, p. 23-42.

[9] Masque : « au nom du respect de la mémoire, de notre éternelle fidélité à notre défunte maîtresse et en vertu des pouvoirs qui me sont conférés, je déclare ouverte la séance de reconstitution de la vie de Mémoria. » (K : 32).

[10] Lucy est le surnom du fossile complet à 40 % de l’espèce Australopithecus afarensis découvert en Éthiopie, en 1974, par une équipe de recherche internationale. Datant d’environ 3,2 millions d’années et dotée d’une locomotion en partie bipède, Lucy a longtemps été considérée comme la représentante d’une espèce à l’origine de la lignée humaine avant d’être écartée des ancêtres directs du genre Homo.

[11] Une ironie nominale file, en effet, le nom de Joab : « Mon beau-père Joab, parti chercher sa mort à l’Anse-Laborde en 36, n’eut pas le temps de voir changer la face de son paradis » (EM : 34). Un des Justes de l’Ancien Testament, Job a été particulièrement mis à l’épreuve par Satan. Il supporte, avec résignation, la perte de ses biens, de ses enfants (7 fils et 3 filles), les souffrances de la maladie, les réprimandes de ses amis, sans jamais renier sa foi en son Dieu. Dieu magnifiera sa sagesse et le rétablira dans toutes ses possessions, doublées.

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