ELEGIE POUR PHILIPPE-MAGUILEN
Ethiopiques numéro 32
revue socialiste
de culture négro-africaine
nouvelle série
1er trimestre 1983
Elégie pour Philippe-Maguilen
A Colette, sa mère
I
Les jours ont défilé en lugubres boubous, et les nuits-jours sans le sommeil.
Les pleureuses ont épuisé l’abîme de leurs larmes sans engourdir notre douleur rebelle.
Contre elle, nous avons recherché le fondement dans la vieille demeure
Où asseoir notre espoir, et le parc garde les pas les jeux la joie des générations.
Quand nous tournons au coin du mur moussu, voilà
De nouveau les senteurs tendrement mêlées du chèvrefeuille et du jasmin.
Le soir à dix-huit heures, sur le gazon que rasent à cris menus aigus les hirondelles
C’est déjà transparente la lumière de septembre, comme sur l’île de Gorée
Après une pluie d’hivernage. Et nous voyons voler les Anges sur leurs ailes diaphanes.
Tu te rappelles, comme il embaumait le bonheur, l’enfant fleur de l’échange ?
Entends-tu donc sa voix vibrante de trombone, qui chante Steal away to Jesus
Lorsque sonne le téléphone, comme au cœur un coup de fusil ?…
II
Or c’était le sept juin, c’était la Pentecôte.
Tu étais tout de blanc nimbée et rose, ma Normande, sous ta capeline aérienne
Pour recevoir la splendeur du mystère
Dans la lumière limpide, nostalgique tes yeux chantaient l’Absent, quand
Soudain, le coup de téléphone blanc, qui te faisait toujours trembler de frissons blancs
Le coup de foudre blanc. Et fleur vaporeuse soudain, tu tombas dans mes bras
Et lianes, nous enlacions l’enfant de l’amour, absent et beau comme Zeus – l’Ethiopien.
C’est son appel, le coup de téléphone long, et nous
Voilà dans le grand Oiseau blanc, comme une flèche éclair
Et les ailes obliques. Et le voici qui perce le mur Mach du son
Par-delà Mach 2 droit sur le Cap-Vert, proue sombre sur l’océan bleu.
C’est le grand Dieu blanc qui défie l’espace, mais ne sait, je ne dis donner
Je dis retenir la vie d’un enfant : les larmes blondes de sa mère.
Voici donc notre enfant, souffle mêlé de nos narines, qui s’éteint, hâ !
Dans son odeur de laurier rose, lors même que cinq femmes, oui cinq Normandes ont amassé géré mais tricoté
Pour faire de lui l’enfant du bonheur.
III
Et j’ai dit « non ! » au médecin : « Mon fils n’est pas mort, ce n’est pas possible ».
Pardonne-moi, Seigneur, et balaie mon blasphème, mais ce n’est pas possible.
Non non ! ceux qui sont mignotés des dieux ne meurent pas si jeunes.
Tu n’es pas, non ! un dieu jaloux, comme Baal qui se nourrit d’éphèbes.
De notre automne déclinant il était le printemps ; son sourire était de l’aurore
Ses yeux profonds, un ciel cristallin et frangé d’humour.
Il était vie et raison de vivre de sa mère, lampe veillant dans la nuit et la vie.
Brutalement, tu nous l’as arraché, tel un trésor le voleur du plus grand chemin
Qui nous a dit. « La route est fatiguée, le marigot est fatigué, le ciel
Est fatigué ». Nous avions tout donné à ce pays, à ce continent nôtre :
Les jours et les nuits et les veilles, la fatigue la peine et le combat parmi les nations assemblées.
Or Sénégalaise aux Sénégalaises s’était voulue la Normande de long lignage aux yeux de moire vert et or.
Et de son fils elle avait fait l’enfant de la terre sénégalaise, et un jour il reposerait
Profond dans la tertre de Mamanguedj, près de Diogoye-le-Lion.
Mais déjà tu le réclamais, cet enfant de l’amour, pour racheter notre peuple insoumis
Comme si trois cents ans de Traite ne t’avaient pas suffit, ô terrible Dieu d’Abraham !
Et tu as crucifié sa mère, haut sur un arbre de braise et de glace.
Et la foi de la mère a chancelé sous l’éclair et la foudre, comme le cèdre fracassé qui ombrage la maison vaste.
Elle s’est relevée, mais nous nous sommes relevés, ayant foi dans la foi.
C’est Paul dans la poussière, et sur le chemin de Damas, la lumière d’argent.
Seigneur, il est impénétrable, le labyrinthe de tes desseins : on en perd le fil si ne vous dévore le Minotaure.
Que donc ta volonté soit accomplie.
Qu’au jour de la Résurrection, notre enfant se lève soleil d’aurore
Dans la transfiguration de sa beauté !
IV
On l’a baigné pour les noces célestes, parfumé frais de vétiver
Allongé son corps long dans une bière de bois précieux.
Des jeunes gens ses camarades l’ont soulevé, porté sur leurs épaules hautes.
Sous les fleurs du printemps, les chants comme des palmes, son peuple lui a fait cortège
Tout son peuple tressé en guirlandes serrées.
Les prêtres et les marabouts, les employés et les ouvriers, les délégations des nations amies
Les notables bien sûr ; je dis voici le Sénégal montant des profondeurs :
Les paysans les pêcheurs les pasteurs et toute la Jeunesse qui se dit sans couture
De Bakel à Bandafassy, de Ndialakhar et Ndiogolor jusqu’au Cap rouge.
Et tout au long des rues en pleurs, des noires avenues prostrées sous le soleil de juin
La jeunesse pieuse, le portant sur son cœur, comme une médaille d’or vert.
Mais elles savent, les étudiantes studieuses, que seuls vivent les morts dont on chante le nom.
Et les voici rivalisant avec les vierges de Ndayane au pagne pur
Chantant des chants gymniques, comme jadis au bord des arènes sonores.
Voici Guignane et Guiléna. Soukeina Rokhaya Dominique Doris, et Linda et Mélinda
Qui chantent : « Dior de Joal !
« Eclate en applaudissements quand entre le champion Gnilane-la-Douce.
« C’est le cavalier à la toque noire, et panachée de pourpre
« Qui dompte les chevaux de sang sur les sables mouvants.
« Il est élégant à l’antagoniste, prévenant d’attentions comme fleurs à la jeune fille.
« Rameau greffé du Viking sur Tabor, cavalier de la planche à voile
« Le voilà buste de bronze élancé et bandeau flottant
« Qui écrit, vert et or, son message en courbes gracieuses sur la mer des merveilles.
« Ô Prince de la Gentillesse, nous aurons toujours soif de ton sourire ! »
V
A toi qui as beaucoup aimé, il sera beaucoup pardonné
Aimé tendrement ton père et ta mère, tes frères
Et tout comme des frères, le maître-de-terre et l’aveugle aux mains d’antennes, le mendiant chassieux
Le Noir et le Toubab tout blanc, les hommes du Soleil levant
L’Arabe et le Berbère, le Maure, mon petit Maure
Mon Bengali, comme nous t’appelions, le Toutsi le Houttou.
Quand sera venu le jour de l’Amour, de tes noces célestes
T’accueilleront les Chérubins aux ailes de soie bleue, te conduiront
A la droite du Christ ressuscité, l’Agneau lumière de tendresse, dont tu avais si soif.
Et parmi les noirs Séraphins, chanteront les martyrs de l’Ouganda
Et tu les accompagneras à l’orgue, comme tu le faisais à Verson
Vêtu du lin blanc, lavé dans le sang de l’Agneau, ton sang.
Plongeant en bas ta main fine nerveuse, tu enracineras basses et contraltos dans la polyphonie.
Lors avancera doucement, telle une frise de sveltes linguères, le chœur des Puissances.
Elles évolueront lent lentement, tissant de nobles soyeuses figures
Jusqu’au mouvement soudain du brise-cou, et
Tu souligneras la syncope d’un cri de douleur de joie
Du cri même du paradis, qui est bonheur.
VI
Oh ! que revienne septembre et sa tendresse, que tu aimais
La lumière plus pure, les jours plus courts qui chanteront
Les regrets des adieux. Et dans les sentiers du matin
Au labyrinthe, nous revivrons les jeux et les rires du Royaume d’Enfance.
Laissant à leurs splendeurs dernières, altières, altières et hortensias
Et nous laissant guider par l’éventail doucement du vent d’ouest-odeur verte des cèdres
Odeur des rosiers odorants, odeur mêlée métisse des fleurs de la passion
Et il faut se défendre -, je surprendrai tes yeux de cyclamens dans le sous-bois
Qui éclairent le lierre, comme jadis les constellations dans le ciel si serein du Sine.
Je sors du labyrinthe, pensant à toi pensant aux adieux de septembre
Et je m’approche de ta case aux senteurs de chant de musique
Quand j’entends monter vers le ciel Steal away, steal away, steal away to Jèsus !