Philosophie

DU MASQUE COMME SYMBOLE IDENTITAIRE ET MARQUE D’HISTORICITÉ EN PAYS BOBO. ENJEUX ET PERPECTIVES D’UNE HERMÉNEUTIQUE INTERDISCIPLINAIRE A BASE SÉMIOTIQUE

Ethiopiques n°85.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2010

Le présent propos jure, peut-on percevoir, avec le champ épistémologique général dans lequel a coutume de s’inscrire le discours sur le masque : le modèle analytico-référentiel. On se risquerait là à un préconçu péremptoire si l’on n’envisage pas la question de l’objet culturel qu’est le masque dans son double rapport avec le fait littéraire singulièrement et l’élaboration artistique en général. En fait, la littérature envisagée comme la mise en forme du discours s’investit à incorporer le masque sous les deux modes suivants :

– d’une part, en tant qu’élément de son champ discursif, à l’image de l’exhibition des masques egwugwu comme agents de régulation sociale au sein des neuf villages de la circonscription ibo d’Umuofia [2] ;

– d’autre part, hypertexte cristallisant une expression empruntant le canal de la parole et des circonstances para- et extralinguistiques.

En attendant de futures investigations orientées vers l’aspect intratextuel de la question du rapport du masque à la littérarité, la présente communication vise à formuler l’intérêt et la nécessité de l’évolution de la problématique et des exigences méthodologiques de l’étude du masque en tant que phénomène symbolique dans un contexte de quasi-monopole du champ de l’analyse par l’ethno-anthropologie envisageant le masque dans une perspective positiviste.

Vision du masque : de l’objet au signe

L’ethno-anthropologie est fille de la colonisation, dit-on. Derrière ce propos se profile l’idée selon laquelle cette science, par sa démarche et ses résultats, devrait justifier a posteriori la supériorité de la civilisation occidentale sur les autres. En effet, par sa méthode fondée essentiellement sur l’observation, l’entretien, la description et la classification, ce modèle méthodologique pense très longtemps contribuer à la connaissance de l’évolution de l’humanité vers la forme prométhéenne en Occident, dont les autres cultures et sociétés constituent des stades antérieurs ou des contre-modèles. De ce point de vue matérialiste, le niveau culturel d’un peuple est proportionnel à son degré de progrès technique [3]. C’est dans ce contexte que des sociétés du type des Bobo de l’ouest du Burkina Faso jusqu’au Mali ont été qualifiées, au vu de leurs mœurs inconnues par bien de leurs aspects de l’exégèse étrangère et de leur degré d’évolution technique et matérielle relative, de paléonégritiques. Le masque, preuve matérielle de ce stade technique et culturel, est considéré comme une forme archaïque de l’expression humaine : un objet stable, religieux, mystique.

Notons que la signification de l’objet masquaire ne cessera d’évoluer en fonction des contextes de renouvellement du champ anthropologique pour progressivement intégrer les considérations dynamique et évolutive [4]. L’analyse ne parvient toutefois pas à rompre avec le regard holistique et les stratégies idéologiques sous-jacentes à l’évolutionnisme, empêchant de percevoir l’objet, dit « primitif », en lui-même en tant que vecteur de sens pour les populations dont il est l’émanation et la pensée, et dont les paradigmes morphosyntaxiques articulent un discours.

Le cadre ethnographique

Lorsque surviennent les indépendances, le terme primitif [5] s’est déjà émoussé dans les discours anthropologiques. Ces sociétés ne cessent pour autant d’être appréhendées comme traditionnelles, des expressions comme le masque étant la marque de ce figement de croyances et d’usages profondément baignés de religiosité. Ce discours est de plus en plus l’objet d’interrogation au sein même de l’anthropologie.

Sur le rapport du discours ethnologique à la société et au masque dogon qui a constitué depuis la mission de collecte ethnographique Dakar-Djibouti conduite en 1931 par Marcel Griaule l’avenue thématique largement empruntée, du point de vue structuro-fonctionnaliste à la perspective de l’anthropologie critique, Anne Doquet observe :

Peuple d’élection de l’anthropologie africaniste, les Dogon du Mali constituent l’une des ethnies africaines les plus connues et les plus étudiées. Célèbres dans le monde entier pour leurs danses masquées, ils représentent pour l’Occident un modèle idéal de préservation de la vie ancestrale : leurs petits villages se nichent dans les cassures et les éboulis de la gigantesque falaise de Bandiagara, leur organisation sociale repose sur le patrilignage et la primogéniture, leur régime économique se fonde sur l’autosubsistance et leurs pratiques religieuses allient autels et « fétiches » et rituels grandioses. Ils réunissent ainsi différents critères caractéristiques des sociétés dites « primitives », vues comme des isolats culturels à l’abri des changements qui affectent le monde contemporain. Ce peuple a de plus une solide réputation de résistance à toute influence extérieure, qui corrobore l’idée qu’il aurait su préserver une culture originale et authentique au sein d’un continent en évolution. Ainsi est-il depuis plusieurs décennies considéré comme l’archétype de la société traditionnelle africaine [6].

 

Notons, dans le domaine moins prolifique des études bobo, que deux axes principaux ont préoccupé l’exégèse : la problématique de l’unité culturelle et religieuse de l’ethnie, d’une part, et, d’autre part, la question de l’identité et de l’unité politique de la société. On peut dire que si les travaux de Guy Le Moal, en particulier son classique Les Bobo : nature et fonction des masques (1980), et l’essai magistral de Anselme Sanon titré Tierce-Eglise ma mère ou la conversion d’une communauté païenne au Christ (1970) publiés respectivement à partir de thèses d’Etat et de 3e cycle abordent les fondements religieux de l’identité bobo sous l’angle d’un culte du masque, il est pensé comme sujet d’une « piété » matérialisée à partir d’une sentence attestée dans le langage du groupe, à vocation métaphorique sans doute : do wuro nõ (= Do-Wuro-fils) « Do est « fils » de Wuro (Dieu) ». Ils postulent, l’un comme l’autre, une théorie du tout-religieux du discours du masque. Le second parla de « la religion du Do » [7], et le premier, africaniste, décrétait sans réserve :

Intensément vécu, le rapport à Dwo est certainement la source des expériences religieuses bobo les plus riches, aussi est-ce à Dwo seul – présent au monde sous la forme sensible du masque – que nous allons désormais consacrer toute notre attention [8].

Il alla, par ailleurs, de soi que l’érection du panier-trésor matrilignagier [kuku] à usage funéraire, inconnu des cités situées sur la rive septentrionale du fleuve Mouhoun, au rang de référent emblématique de l’ethnie ainsi que son emploi, avec le masque, comme instrument d’une option d’inculturation chrétienne des coutumes bobo défendue par le clergé, suscite de la méfiance, voire la contestation. De ce point de vue, si le kuku est une coutume, le masque est le ressort inaliénable d’une identité. On cria au crime de décontextualisation.

Les approches « immanentes

C’est sous son aspect historico-structural et phénoménologique qu’abordent les jeunes générations de boboïsants l’étude du masque. Ce renouvellement de perspectives s’inscrit dans le cadre de la diversification des stratégies d’approche du masque au sein du laboratoire d’Esthétique littéraire et artistique négro-africaine (E.LA.N.) de l’Université de Ouagadougou qui se veut un cadre de pluralité disciplinaire. Cependant, si l’unanimité est faite, au sein des études sur les Bobo, sur le caractère central du masque plus que tout autre objet ou manifestation culturelle, cristallisant le génie créateur du groupe, aucun accord ne se dégage autour des fonctions du masque tandis que s’impose la pluralité d’approches. Les travaux de Louis Millogo, universitaire de compétence multidisciplinaire, en sont une remarquable illustration. Il postule à partir de ses enseignements la qualité du masque à soutenir une diversité de voies d’analyse :

Le masque est une forme d’expression privilégiée en Afrique noire. Sa richesse est telle que sa lecture et son analyse ne vont pas sans problème de méthode. Plusieurs approches sont possibles. On peut en présenter une qui appréhende le masque comme signes et le situe dans le fait du langage. Il serait d’une certaine façon à l’image d’un texte en langue sans qu’on puisse évidemment y chercher une identité absolue [9].

Reste que, par sa polyphonie et sa polymorphie, le masque est un « art total », selon l’expression heureuse de Louis Millogo [10], au sein duquel s’entrecroisent divers systèmes expressifs au point d’en faire un langage total qui interpelle l’analyste sur la tradition qui consiste à l’assimiler ni plus ni moins à une relique religieuse dont l’origine et l’efficace remontent « à la nuit de la préhistoire » [11].

Une telle conclusion, définitive, prend du relief, en particulier au sein de sociétés dont la tradition politique et l’expression quotidienne n’autorisent pas à dresser une galerie de figures humaines incarnant la marche de l’histoire dans un contexte oral de surcroît : sous cet angle épistémologique, la société bobo serait une société segmentaire à masques. Alors la question est, pour d’aucuns, de savoir si le masque est en mesure d’infléchir une « postmodernité » analytique et référentielle en tant que marque d’historicité et symbole identitaire, lieu géométrique de convergence de plusieurs énoncés.

C’est dans le but de déconstruire le discours du masque et sur le masque en tant que forme signalétique d’un sens pour les sociétés dont il est l’émanation que l’approche du fait masquaire a vocation à se décanoniser pour s’émanciper de la glose positiviste : il est par ce qui en tombe sous le coup des sens (et non des pressentiments critiques) en alerte, par les modulations imprévisibles de son être rituel. Le masque n’est ni homogène, ni perpétuellement le même. Avec Anne Doquet, nous constatons ce fait commun :

Lorsque le défilé des masques apparaît sur la place publique et vient rappeler les valeurs collectives fondamentales, il offre une image toujours renouvelée qui, tout en rappelant l’ordre antérieur, y introduit des apports récents qui seront désormais considérés comme faisant partie de la culture [12].

Ce fait n’échappe pas à la vigilance de l’anthropologie critique et sa jeune garde soupçonneuse qui s’est fixé pour objectif de faire le ménage au sein de son propre champ analytique, renforçant ainsi par son autoréflexion critique le besoin de prégnance immanente du fait masquaire.

Notons que sur le propos de l’efficace d’une sémiotique, Joseph Paré, à la suite de Marc Angenot [13] constatant le désarroi découlant de la faillite des modes inductifs de rationalisation, se fait le chantre d’un ressentiment heuristique en attirant notre attention sur les amarres nécessaires d’une sémiotique à vocation herméneutique, en en éclairant les fondements historiques lors de son intervention au Cours d’été du Centre international d’Imatra à Helsinki, en Finlande, en juin 2002 :

Même si le constat ne concerne pas directement la sémiotique, on peut convenir que la situation vécue par cette « science » partage quelque chose avec ce que Marc Angenot décrit comme l’origine du ressentiment. C’est pour ce motif que notre intervention, qui s’intitule en partie « au-delà du ressentiment », pose la nécessité de reconsidérer notre approche de la sémiotique, de réexaminer son statut heuristique à la suite de chercheurs comme feu Greimas.

Dans cet ordre d’idées, nous postulons que la sémiotique est une herméneutique, une exégèse. La sémiotique est une grille d’analyse particulière qui approche les phénomènes en se posant la question de leur sens, c’est dans cette perspective que l’autre segment de l’intitulé de cette présentation dit explicitement l’option pour une sémiotique à base herméneutique.

Pourquoi alors cette postulation quand on sait que dans la tradition universitaire herméneutique et sémiotique constituent des disciplines distinctes ? L’herméneutique, depuis St Augustin, s’occupe de l’interprétation en vue de donner le sens qu’il convient à un texte, à une œuvre. Le rapport entre la sémiotique que nous postulons et l’herméneutique résulte du fait que dans cette façon de concevoir la sémiotique, l’étude du sens déborde le texte. Des éléments situés en dehors du texte permettent de trouver le sens. Ce n’est donc pas le signe textuel qui, en dernier ressort, est dépositaire du sens. Celui-ci ne fait qu’alerter nos sens en nous guidant vers d’autres éléments qui se situent en dehors de lui. Ainsi le signe textuel n’est qu’un signal, un avertissement, toute chose qui correspond à l’étymon grec.

Cette conjecture justifie déjà les mobiles de la postulation d’une sémiotique à base herméneutique ! [14]

On peut comprendre avec Joseph Paré qu’il n’y a de sens sans un contexte, de déploiement sémiotique complet sans une mise en perspective des référents et circonstants de l’énonciation. Tout comme le texte, le sens du masque déborde le masque. C’est pourquoi, plus que toute autre perspective, il urge, en vue d’ouvrir l’infinie extension des schèmes conceptuels de ce phénomène densifiant en lui l’étalonnage de l’art dynamique, l’art à la fois en mouvement et en perspective, (que cent ans d’ethnographie ont restreint depuis Binger [15]), de partir du signe masquaire pour en interpréter les enjeux de sens paradigmatiques et syntagmatiques qui se donnent moins à démêler par glose uniquement interposée. A telle enseigne que l’anthropologue et les spécialistes associés plutôt soucieux de problématiser l’altérité, loin de le réaliser comme construit en devenir, se sont contentés de l’observer comme appui qui heurte immédiatement l’attention du sujet, que rendraient transparent les œillères d’une grille de lecture visant à intégrer la catégorie de l’objet dans le classement ordonné des choses et des valeurs.

En réaction, nous sommes légitimement porté, à la suite des théories alliant le sens du signe textuel à sa situation dans et autour de son champ de manifestation, à postuler une herméneutique à partir d’une posture sémiotique, de sorte que nos mobiles soient d’interpréter le masque comme item en situation et non plus objet de la curiosité exégétique, a fortiori d’émotion muséale. De ce point de vue, nous accordons notre confiance stratégique dans notre démarche d’éclairage à une herméneutique certes, mais une herméneutique interdisciplinaire, comme nous le commande la nature kaléidoscopique de l’objet de notre analyse : le masque rituel. Si l’herméneutique est la charpente de la quête interprétative en cours, l’interdisciplinarité le lien de principe entre voies d’analyse, la sémiotique en est la base et le garde-fou heuristique. Tels se profilent les enjeux d’une herméneutique interdisciplinaire à base sémiotique. La signification n’en sera plus canoniquement postulée, mais recherchée dans l’harnachement démonté de ses signalements : il est forme et informations articulant étroitement un signifié à un signifiant, ce qui est très proche du point de vue de l’intentionnalité des structures métadiscursives du groupe acteur. En effet, par conviction, sinon intention critique, les Bobo disent : « a do da » (= il-Do-affaire, chose) : il (le masque) est partie prenante de l’institution du Do, instance du vouloir et du savoir d’où émanent ses idéologèmes et ses axiologèmes. Autrement, son identification est matériellement tributaire de différents cadres qui signalisent Do. Ce concept peut résumer, a posteriori, d’un point de vue théorique et conformément au discours du groupe acteur sur lui-même, l’englobant qui motive les pompes masquaires, les épiphanies rhomboïdales – dont Samuel Millogo [16] s’est attaché à nous montrer qu’elles induisent la double symbolisation cruciforme et circulaire des aires d’évolution des masques respectivement au nord et au sud du Bobo Kuru – et les fertilisations végétales qui rythment la succession des saisons dont témoigne le néré (parkia biglobosa) parmi les armoiries du Do en tant qu’il joue un rôle de premier plan dans la consommation domestique. Toutefois, sans doute parce qu’il est élaboré, le masque est le support du Do dont les arcanes sémantiques intriguent constamment les nouvelles velléités heuristiques.

Textualisation et ritualisation

Le masque, les faits le prouvent quotidiennement, continue d’être, en dépit des mutations en cours au sein et autour de la société qui l’utilise, un référent culturel de base pour nombre de sociétés à l’intérieur desquelles il semble répondre à des besoins précis [17]. En écho à cette inscription dans la permanence, un ésotérisme déroutant entoure le masque en tant qu’objet rituel, si bien que la moindre esquisse épistémologique a affaire à des concepts comme le sacré, le mythe, l’Etre Suprême, la religion. Du moins l’attitude quasi fanatique des Bobo autour d’une exhibition du masque n’est pas de nature à assurer que ce phénomène qu’est le masque puisse être autre chose qu’un Etre transcendant, situé dans un non-lieu, un hors-temps, conjecture que renforce le mythe d’origine du masque. D’après ce texte aux versions variées, c’est à la fin des temps cosmogoniques, temps de la création, que Wuro l’Etre suprême – après retrait – concède Do au monde bobo pour remédier au désordre consécutif à cette extemporalisation de la Divinité. Cela fut à la demande de l’homme bobo, soulignons-le, désireux d’établir l’harmonie sociétale.

Pour l’exégèse, une des interrogations premières, est de définir la nature de cet Etre-force qu’est le Do consubstantiel, disent les Bobo, dans un postulat qu’il faut peut-être prendre dans un sens métonymique, à la fois à Wuro (l’Etre suprême) et au Masque (sa forme matérielle). Il se distingue cependant de la divinité et du masque : Wuro, selon les Bobo, est invisible, universel et manifeste sa présence par des signes surnaturels ou quotidiens comme la mort et Do retentit, caractéristiquement en pays Bobo, par les valeurs dont il est le consacrant et par la spécificité des masques qu’il inspire. Par ailleurs, affirme le Bobo « quand tu vois le masque, c’est Do que tu as vu » [18], avant de conclure : « Chaque peuple a son Do » [19], ses normes symboliques. Cela interpelle le chercheur attentif au contexte des sociétés qu’il étudie en tant que, par exemple, la société à masques bobo avoisine des sociétés à masques (Bwaba, Marka, Minianka) sédentaires et des sociétés ou enclaves humaines sans masques, nomades (Peul) ou sédentaires (Lobi, Zoulou).

C’est dire que, considéré du point de vue de son rapport avec son contexte, le masque ne renseigne pas a priori, en l’observant, sur le sens que lui donnent ceux qui l’exhibent, son origine et son évolution. Aussi convient-il de l’envisager comme le signe qui cristallise un dire que mythes et rites ont pour vocation de soustraire à la curiosité ou l’incrédulité du profane, bref de l’altérité, tout en en renforçant la rhétorique, la grammaire et le sémantisme par des subversions dans la corrélation du signe, de l’image et de l’idée. C’est pourquoi l’enjeu épistémologique devient majeur quand le masque passe du statut d’objet rituel exhibé à l’occasion de situations aussi diverses que le deuil ou l’activité agraire à celui de l’objet d’étude.

Dès lors, l’efficacité de certains quasi-paradigmes consacrés se pose à l’effet de savoir :

– si l’origine divine du masque est synonyme de sa divinisation ;

– si, dit autrement, le soin accordé au masque et la ferveur qu’inspire cette passion sont expressifs d’une liturgie religieuse ; auquel cas, Do se divinisant, l’on déboucherait sur la conception polythéiste de l’univers religieux que peu de faits corroborent ;

– si le rite n’est le lien entre le mythique et l’historique dans l’expression du masque en définitive ;

– et l’art un dialogue polyphonique de différents arts à la fois autonomes et solidaires (ballet masqué, musique, chorégraphie, littérature, chansons, mythes, sculpture, sparterie, tissage, etc.).

Dans cette optique, quelle posture et quelles données dans le masque, canal de communication et item sensible, et autour du masque en tant que référent nous permettent de l’envisager comme une configuration iconico-linguistique irradiant dans le temps et dans l’espace le Bobo Kuru (=bobo-pays) « le pays bobo » d’idéologèmes et d’axiologèmes ? S’agit-il d’interroger les signes discrets émanant du masque et de son institutionnalisation aux fins de comprendre comment les moindres de ses variations et de son aspectualisation iconologique, rituelle, témoignent sinon des moments divers d’une Histoire, du moins d’options sociopolitiques expressives de la diversité des modèles humains ?

La question fondamentale, sous cet angle, est de savoir comment Do, Esprit de la civilisation et Ancêtre mythico-légendaire, fonde le masque, objet historique, réalité matérielle, pour réguler, en le figurant, la marche des hommes et des institutions. En regard de cette question, il conviendrait de supposer qu’il fût stratégiquement pensable de décrypter les stratagèmes de formation de ce type de discours déroutant, les principes poétique, sémiologique et philologique d’expression et de communication de cet Etre rituel et artistique, en postulant le statut qui lui sied : un déploiement total de langages.

Sémio-analyse et approche interdisciplinaire

Il se pose légitimement aujourd’hui la problématique de la signification de cette catégorie humaine, que sont les sorties de masque, qui se perpétuent en dépit de l’amorce des temps des aspirations de plus en plus immédiates. Celle-ci embarrasse l’exégèse. Face au masque, c’est l’étonnement et le ravissement pour le public, mais, pour les chercheurs, la complexité morphologique et logique de l’objet est un obstacle quasi insurmontable du point de vue de la tradition taxinomique et descriptiviste ethnographique. Jean-Louis Bédouin indique en ce qu’il sait du masque :

Exceptions, particularismes locaux, anomalies, formes aberrantes, sont si fréquents dans le domaine des masques qu’on pourrait être tenté de voir dans cette absence de loi la seule loi qui leur soit commune [20].

Le boboïsant Guy le Moal n’est pas moins pessimiste :

Il est relativement facile de dresser le tableau des masques d’un village donné. Les difficultés commencent lorsqu’on essaie d’établir des correspondances entre les masques de quelques villages. Mais si l’on prétend classer tous les masques d’une tribu ou, ambition peut-être démesurée, tous les masques de l’ethnie bobo, on se heurte à tant d’obstacles que le doute pourrait bien se faire jour de ne jamais parvenir à expliquer les contradictions qui parsèment généreusement un système dans lequel les Bobo se meuvent pourtant avec une facilité déconcertante [21].

Face à l’appel, une herméneutique pourrait dégager le sens de cette conduite, le masque, en tant qu’il est un objet qui signifie par lui-même et sa reliance discursive. En effet, pour atteindre ces fins, le propos du masque se verra réarticuler, en temps rituel, à son mode intrinsèque d’énonciation mariant le verbal et le non-verbal, le Signe – physique et conceptuel – et son contexte historico-social et linguistique d’élaboration.

Porté ainsi à nous engager par une nécessité objective dans la voie de l’interdisciplinarité, nous assumons le projet de poser la problématique d’une postmodernité des discours sur le masque investi de modernité, comme une nécessité historique de cohérence du sens qui traverse toute société permanemment sur des supports symboliques et identitaires forts dont le masque est un modèle [22]. Le rapport à l’objet sur le terrain subséquent, dans l’esprit d’une herméneutique du signe relativement à ses jeux, enjeux et contextes, est celle d’une monographie extensive. En quoi peut-elle constituer ?

Sous cet angle, le terroir d’investigation que nous sillonnons depuis 1995 est un axe géographique de quatre cités du pays bobo : Borodougou (à l’est), Tounouma (au sud), Bama (au sud-ouest) et Kouroumani (au centre). Ces quatre cités sont par leur situation sociohistorique représentatives des quatre zones dialectales du pays bobo entre lesquelles l’intercompréhension est de moins en moins forte du Nord au Sud, qui se différencient très souvent par des coutumes ou des rituels très localisés révélateurs des liens respectifs qu’ils ont contractés avec l’extérieur en particulier les ethnies circonvoisines apparentées comme les Bamana ou les Bwaba.

Borodougou, localité située à 12 km de la ville de Bobo-Dioulasso, est notre principal centre d’investigation. Au regard de l’ethnicité de principe du Do, les points d’immanence de notre analyse s’ancrent dans le cadre rituel de Borodougou, puis, lorsque cela s’avère nécessaire, signalent les particularismes liturgique ou morphologique par le procédé du rapprochement contrastif de ce modèle et le contexte général du pays bobo dont les localités de Tounouma, Bama et Kouroumani singulièrement.

L’analyse est encore interdisciplinaire du fait qu’elle repose dans son ensemble sur le nécessaire recueil d’un corpus polymorphe constitutif du langage du Do dont le masque est le nœud gordien. Ce corpus comporte, disons dans un premier temps, pêle-mêle des mythes, des « hymnes épiques » ou sini, des chansons, des figures de masques, des circonstances et cadres liturgiques, des rythmes musicaux ou chorégraphiques.

On peut, en seconde analyse, les regrouper en deux grands genres : les productions linguistiques littéraires et poétiques (mythes, hymnes, chansons, devises) et les scansions vocales (jurons, cris, exclamations) et les productions non linguistiques ou épilinguistiques notamment la gestuelle, la mimique, la parodie, la grimace. Quant à la danse, la chorégraphie, les symphonies musicales et rythmiques, elles sont à considérer comme des comportements extralinguistiques de nature proxémique, c’est-à-dire du mouvement, ou kinésiques, intégrant la vitesse et le déplacement. Dans les faits, flexions vocales, flux et reflux chorégraphiques, vagues musicales, opéras liturgiques, percussions corporelles, déhanchements indolents, frémissements lascifs de personnages végétaux s’accordent en un concert harmonieux reflétant tantôt une liturgie cosmique, comme lors de la sortie des masques agraires de feuilles dédiés à l’appel de la pluie, ou orienté vers les drames terrestres parodiant la mimique animalière au cours de l’exhibition des masques funéraires de fibres ou initiatiques de feuilles.

Au regard du repositionnement heuristique, la quête de sens ouverte sur l’environnement dans lequel baigne le signe intègre un jalonnement triadique : le contexte, l’analyse et l’interprétation. Le contexte pose le cadre du discours anthropologique classique dont il faut extirper l’exégèse du masque pour le situer en tant que signe dans son contexte sociologique et historique qui remonte aux antiquités nilotiques égypto-nubiennes et ses ancrages paléo-néolithiques qui correspondent aux plus anciennes implantations de Noirs à l’intérieur du continent en provenance d’établissements plus septentrionaux et aux contacts avec les Mbuti ou Pygmées [23]. A ces derniers, responsables, selon l’historiographie, de toutes les traces paléolithiques au sud du Sahara, un faisceau de plus en plus pressant de traditions historiques accorde une antériorité dans la pratique et la transmission de l’art et la technique du masque [24]. Tandis que l’itinéraire de la circulation de certains types morphologiques sur des aires socioculturelles assez vastes, comme le masque à lame dans le bassin du fleuve Niger de sa pointe septentrionale au pays dogon à la zone de transition préguinéenne, que constitue le pays bobo, dessine des aires stylistiques plus ou moins homogènes.

Une fois cerné comme langage, le masque associe un paradigme morphologique, une figurativisation et une symbolisation associant un cadre rituel ou exhibitif. En d’autres termes, une sortie de masques est une production symbolique ayant une structuration syntaxique, résultant de la concaténation de segments énonciatifs verbaux et non-verbaux. En effet, par le rite, l’être-force passe de l’inaccessible dimension du mythe à la dimension de l’histoire qu’il fixe dans l’instant du drame rituel et son aspect matériel. Le masque dansant ou en procession devient langage dans la mesure où son culte est le lieu d’élaboration de textes présentant un écart et un lien par rapport aux normes de la parole quotidienne. Il est un art associant la compétence d’acteurs du Beau, dont le seul régulièrement signalé est le sculpteur. Il y a aussi le griot, la chanteuse, le danseur animant le costume végétal, l’acrobate des intermèdes chorégraphiques, invités par le canon social à participer à l’éclosion de la Beauté dont le masque processionnaire est le baromètre.

Enfin, il serait excessif, en élaborant l’interprétation, de dire que la permanence idéologique de l’institution du masque est stricto sensu liée à l’ascendance mythique qui justifie le masque. En effet, par le biais de la pédagogique initiatique, le masque assure la formation du modèle d’homme. Il codifie les rapports sociaux : Do, principe dont le masque est l’un des aspects matériels, est synonyme de l’autorité transcendante qui investit des personnes dans chaque communauté pour assumer des responsabilités. D’ou l’impression que les Bobo ignorent toute forme d’organisation politique érigée autour de l’autorité souveraine d’un individu ou d’un groupe. Il est le témoin vivant des échanges et des contacts de sociétés. C’est ainsi que le pays bobo s’inscrit dans une zone institutionnelle du masque dite espace du Do. C’est dire que le masque n’est pas ou n’est pas seulement un vestige de la préhistoire, mais un témoin de l’histoire vécue par les sociétés et les courants multiformes qui les traversent.

Un changement de perspective dans l’étude du masque s’impose. Car à force de décrire, classer les sociétés africaines sous le registre commun de la tradition, on a parfois omis de comprendre les facteurs de changement qui les travaillent de l’intérieur. Au contraire, au lieu de s’atrophier et de péricliter malgré les assauts de croyances, comme l’islam hostile aux figurations humaines, à la persistance d’un environnement de plus en plus désacralisé, le masque demeure ce livre dont les pages se tournent à chaque cérémonie d’exhibition, à chaque élément entrant dans sa composition temporelle. Si bien que l’exégèse, perplexe pendant longtemps, est amenée à admettre que le masque Lebere arborant en guise de cimier les couleurs nationales est un masque du naturel de tous les masques sacrés qui parle simplement à son temps [25]. La modernisation culturelle n’est-elle pas une dimension constitutive de toute existence humaine, c’est-à-dire la capacité d’un groupe à répondre à ses besoins présents et à envisager l’avenir à la lumière du passé ? N’est-ce pas ce sens qu’ils expriment lorsque les Bobo disent à la vue d’un masque : « santama do » ou « Do sur lequel repose le monde », un autre nom du siyô, le masque, à l’effigie de cette espérance d’un monde constamment signifié. C’est là, face à ce défi de la signification, qu’une exégèse réactive doit être postmoderne au sens de la prise de conscience de la défaite des modes exégétiques fondés sur le postulat de la transparence du masque à l’interprétation cognitive directe. Le masque est investi d’une mission : signifier par et à partir de lui-même et non depuis un ailleurs de référenciation spéculative indépendant de sa textualité et sa situation. Tel peut se résumer l’écart statutaire du masque-langage, du masque-objet.

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[1] Université de Ouagadougou, Burkina Faso

[2] ACHEBE, Chinua, Le monde s’effondre, Paris, Présence Africaine, 1966, p.107-112.

[3] DOQUET, Anne, Les masques dogon. Ethnologie savante et ethnologie autochtone, Paris, Karthala, 1999, p.40.

[4] Ibid., p.13-21.

[5] L’anthropologie hérite ce terme de la philosophie des Lumières illustrant, sous la plume de Jean-Jacques Rousseau, l’innocence du « bon sauvage » et la théorie de sociétés « primitives ».

[6] DOQUET, Anne, Les masques dogon. Ethnologie savante et ethnologie autochtone, p.13.

[7] SANON, Anselme, « Tierce Eglise ma mère ou la conversion d’une communauté païenne au Christ », thèse de 3e cycle, Tome II, Paris, Institut catholique, 1970, p. 257.

[8] LE MOAL, Guy, Les Bobo. Nature et fonction des masques, Tervuren, Musée royal de l’Afrique centrale, 1999, p.110.s

[9] MILLOGO, Louis, « Sémiotique des expressions artistiques négro-africaines. Le masque : méthodes d’approche », E.L.A.N., 1993-1994.

[10] MILLOGO, Louis, « La sortie des masques chez les Bobo, un art total », in Annales, numéro spécial, Université de Ouagadougou, 1988, p.75-88.

[11] LEUZINGER, Elsy, Arts de l’Afrique noire, Barcelone, Ediciones Poligrafa, 1984, p.17.

[12] DOQUET, Anne, Les masques dogon. Ethnologie savante et ethnologie autochtone, p.27.

[13] ANGENOT, Marc, « Les idéologies du ressentiment », in Discours social, vol. 3 et 4, été-aut. 2004, p.13.

[14] PARE, Joseph, « Au-delà du ressentiment. Pour une sémiotique à base herméneutique », in MILLOT, L. et ROY, F. (dir.), La littérarité, Québec, Presses de l’Université Laval, 1991, p.2.

[15] BINGER, Louis-Vincent, Du Niger au Golfe de Guinée par le pays de Kong et le Mossi, Paris, Librairie Hachette, 1892.

[16] MILLOGO, Samuel, « Rhombes et seuils de transition », in Caliban, 2000, p.160-161.

[17] Les calendriers rituels des masques intègrent, on s’en doute, et des spectacles festifs ou cérémonieux périodiques, et les sorties inopinées à l’occasion des célébrations funéraires qui s’étalent à toutes périodes de l’année. Quant au plan iconologique, il dessine un esthétisme dynamique des morphologies de masques allant de la figuration animalière à la personnification analogique avec, entre-deux, l’anthropozoomorphisme.

[18] EDOUARD, Sanou, 51 ans, Bobo-Dioulasso, Burkina Faso, avril 1995.

[19] EDOUARD, Sanou, ibid.

[20] BEDOUIN, Jean-Louis, Les masques, p.32.

[21] LE MOAL, Guy, Les Bobo. Nature et fonctions des masques, p.221.

[22] C’est le lieu de souligner, autour de l’interdisciplinarité, que c’est l’option stratégique appliquée par les chercheurs du LACITO (CNRS, France) pour l’élaboration d’un dictionnaire encyclopédique des us et coutumes des Pygmées (Mbuti) Aka axé autour du pouvoir principe structurant de la langue.

[23] LAUDE, Jean, Les arts de l’Afrique noire, p.24.

[24] Comme toute idée et toute pratique la circulation de l’institution du masque est un fait historique. Nombre de spécialistes, dont Jean Girard en pays Wè, Marcel Griaule en pays dogon, et les résultats de nos propres investigations auprès des dépositaires de la tradition bobo débouchent sur la récurrence de la figure métaphorique, sinon historique des « nains », « les petits hommes rouges », les « génies » du discours ethnographique, qui initièrent les sociétés à masques à l’institution. Chez les Wè, dit Jean Girard, il existe des preuves matérielles à l’appui des traditions orales.

Ce thème devrait susciter à l’avenir plus d’attention si l’on abandonne l’imago du Pygmée tout simplement apte à la civilisation.

[25] Le masque Lebere arborant un cimier aux couleurs nationales du Burkina Faso fut exhibé pour la première fois à Borodougou après le changement de nom et de drapeau du pays dans l’élan patriotique révolutionnaire que suscita l’accession du Conseil national de la Révolution au pouvoir en 1983.

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