Littérature

DU DYSFONCTIONNEMENT DE L’ESPACE URBAIN DANS LE DIAMANT MAUDIT DE DAHIROU YAYA

Ethiopiques n°83.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2009

La littérature africaine développe et soulève une multitude de problèmes qui se posent quotidiennement aux hommes. Très souvent, la vie sociale est jonchée d’événements perturbateurs de l’harmonie sociale. Ce qui ne laisse point les écrivains indifférents car, en marge des problèmes politiques, ils abordent des questions sociales très importantes qui mettent à nu les incongruités de la société. C’est une telle motivation qui anime Dahirou Yaya, auteur de Le Diamant maudit [2], publié aux Editions CLE en 2002. Ce roman s’organise selon la dichotomie classique espace rural vs espace urbain. Ce qui est plutôt important à relever ici, c’est que d’un espace à l’autre, le « pré-héros » [3] Karim transfère le diamant qu’il vient de découvrir à Malick le héros, investi d’une compétence qui lui permettra d’aller le vendre en ville. L’objet précieux est sans doute le lien que l’auteur tisse entre les deux espaces contradictoires, et la source de l’altération d’humeur du héros. Cette étude est sous-tendue par la sémiotique, connue comme une « théorie de la signification et dont le souci premier est d’exploiter sous forme d’une construction conceptuelle les conditions de la saisie et de la production du sens » (Greimas et Courtés, 1979 : 345). Cette démarche offre la possibilité d’isoler les espaces du héros et d’analyser son parcours narratif parsemé d’écueils et qui aboutit à une impasse.

  1. GENERALITES SUR L’ESPACE DU ROMAN

L’espace est un élément essentiel dans la lecture de toute œuvre littéraire. Les événements se déroulent toujours dans un cadre précis, qui est le lieu d’investissement des personnages ou acteurs. Pour le cas précis du roman, l’évocation d’un univers spatial ne doit pas être considérée comme une digression, mais plutôt comme la charpente de l’œuvre, ainsi que le relèvent Bourneuf et Ouellet (1972 : 100) : « Loin d’être indifférent, l’espace dans un roman s’exprime donc dans des formes et revêt des sens multiples jusqu’à constituer parfois la raison d’être de l’œuvre ». Dans le même ordre d’idées, Goldenstein (1989 : 96) écrit :

Dans la littérature romanesque à effets représentatifs qui aujourd’hui encore domine, le lieu n’est pas gratuit. Ce n’est pas un lieu dépeint en soi ; il s’inscrit dans l’économie du récit à travers un dressage rhétorique de la lecture.

Tout espace évoqué, décrit ou présenté dans une œuvre littéraire offre une signification multiple. Par exemple, dans Ldm, les deux grandes divisions spatiales – espace rural et espace urbain – constituent le socle du roman, guident les actions des personnages et connotent une idéologie précise que voudrait véhiculer l’auteur. L’espace rural milite en faveur de Karim, et l’espace urbain agit en défaveur de Malick. Tout compte fait, l’objet précieux est « trouvé » au village et il se perd en ville. Ce qui n’est pas un fait du hasard. La justification de cet état de choses se trouverait dans tout le programme narratif qui fait du village un espace de sécurité et de la ville un cadre d’inconfort.

  1. L’ESPACE RURAL COMME GAGE PRESUME DE SECURITE : L’HARMONIE VILLAGEOISE

L’espace rural est le premier évoqué dans Ldm. L’espace rural n’est pas décrit dans le détail. Il est simplement désigné par le mot « village », sans aucun toponyme. C’est au village que Malick trouve le diamant. Il est présenté comme le lieu par excellence des échanges commerciaux harmonieux avec les villages voisins qui entretiennent des marchés périodiques réguliers, lieux de rendez-vous de toutes les couches de la population :

[Certains commerçants] itinérants faisaient déjà leur entrée au village. Ils étaient partis très tôt le matin pour le marché d’un village voisin. Les sept jours de la semaine représentaient chacun un jour de marché pour l’un des villages périphériques. Leur vie se résumait donc au parcours hebdomadaire de tous ces villages, vendant ceci, achetant cela, faisant la connaissance de telle personne, la découverte de tel remède, la rencontre d’avec tel animal (Ldm : 7-8).

Ceci est une preuve de solidarité active entre les hommes, laquelle permet de maintenir encore l’harmonie dans le village. Cette solidarité se caractérise aussi par la fluidité de la communication :

Ils étaient le moyen actif par lequel les villages s’échangeaient des messages de toutes sortes. Par eux, en effet, l’on pouvait être informé des dates de baptême, de funérailles, de mariage et de tout autre événement d’importance considérable. L’on se préparait en conséquence et à l’approche de la date fixée. De longues files d’hommes et de femmes, moutons et chèvres au bout d’une laisse, coqs en bandoulière, quittaient leur village, sillonnaient la brousse asséchée et arrivaient dans le village concerné afin de manifester leur solidarité vis-à-vis des sinistrés ou des fêtards (Ldm : 7-8).

Finalement, l’espace rural fonctionne comme une métonymie de l’Afrique traditionnelle qui « demeurait un gros village où tout se savait, se préparait et se vivait dans la mutualité et la fraternité » (Ldm : 8). Comme on peut bien s’y attendre, l’harmonie ne tarde pas à être rompue avec l’arrivée du diamant, objet d’une valeur inestimable, et signe véritable de la modernité. La découverte du diamant par Malick est l’événement détonateur, le point de départ de tous les mouvements qui s’opèrent dans l’œuvre. C’est le diamant qui donne au roman sa raison d’être. Pour Malick, l’objet précieux est un don précieux du ciel, résultat de la persévérance dans la foi en Dieu.

– Croyez jusqu’au dernier moment de votre vie, mes amis. C’est en y croyant fermement, jour après jour, que j’ai eu la consécration de la grandeur de Dieu. Ce matin, grand cadeau m’a été offert…

[…]

– Et l’immense cadeau des cieux n’est autre qu’un diamant (Ldm : 16).

Cette trouvaille est l’occasion pour Malick de nourrir des ambitions nobles pour tout le village. Il s’agit en priorité de la rénovation de la mosquée, suivie de projets de développement en rapport avec le cadre de vie immédiat des habitants : la route, les maisons d’habitation et les structures de santé.

J’ai longtemps réfléchi sur certains projets pour nous et notre village. Beaucoup de choses sont à faire ou à refaire ici. Je pense d’abord à notre vieille mosquée. On devra la détruire pour en reconstruire une neuve. La route qui nous relie à la grande ville doit être entièrement refaite et pour cela, nous ferons venir de la ville des engins. Nos cabanes sont vétustes et nous manquons de toutes les structures de santé et de bien-être (Ldm : 18).

Dans tous les cas, pour venir à bout de ces projets, le diamant doit être vendu, même si ce n’est pas l’opération la plus facile à effectuer. Pour que le diamant puisse trouver preneur, il a intérêt à être transféré vers la ville, et pour y arriver, il faut bien trouver quelqu’un de sérieux : « J’ai de grandes visées pour les hommes et les femmes de ce village qui fera bientôt parler de lui. Mais pour cela, il ne suffit pas d’avoir découvert le diamant. Il va falloir le vendre » (Ldm : 18).

L’objet de valeur n’aura de valeur véritable pour les habitants du village que lorsqu’il sera converti en argent, en ville. C’est un processus qui doit prendre en compte l’investissement du personnage à mandater toute compétence susceptible de l’aider à accomplir sa mission. Aussi le cadre rural prend-il la forme d’un lieu initiatique pour le Sujet Malick, substitut immédiat de Karim.

  1. ESPACE RURAL ET COMPETENCE MODALE DU SUJET MALICK

Dans un programme narratif, le sujet, pour évoluer, a besoin d’être investi d’une compétence modale qui peut se définir comme « le vouloir et/ou pouvoir et/ou savoir-faire du sujet que présuppose son faire performanciel » (Greimas, 1983 : 53). C’est dire que le sujet est soumis à une épreuve ou à une série d’épreuves qui lui permettent d’acquérir les capacités indispensables à la réalisation de son objectif ou dans l’accomplissement de sa mission. C’est ce qui fait dire à Courtés que :

(…) la compétence d’un sujet peut être soit positive, soit négative : d’où la possibilité d’une transformation d’une compétence modale positive en compétence négative, ou vice versa. […] Ce que nous avons appelé épreuve qualifiante correspond très exactement à l’obtention des valeurs modales contextuellement requises, les seules susceptibles alors de permettre la réalisation du PN de performance (Courtés, 1991 : 104).

Cela dit, la compétence du sujet se résume en quatre grandes orientations : le devoir-faire, le vouloir-faire, le pouvoir-faire, le savoir-faire (Groupe d’Entrevernes, 1988 : 17). Dans Ldm, le sujet Malick est ciblé par le village à l’unanimité pour porter le diamant en ville afin de le vendre :

C’est pourquoi j’ai voulu qu’ensemble nous désignions un émissaire parmi nous qui ira le commercialiser en ville et nous en apporter le produit. Particulièrement en ce qui me concerne, j’ai pensé que Malick fera l’affaire. Mais je ne voudrais point influencer votre choix.

Tous les regards se tournèrent vers Malick et personne ne vit d’inconvénient à ce qu’il soit l’émissaire. Il en avait tous les atouts car il était déjà allé en ville quelques décennies plus tôt (Ldm : 18).

Ainsi, Malick doit se rendre en ville, car l’avenir du village en dépend. Tout le monde compte sur lui pour réaliser ce projet. Il veut se rendre en ville parce qu’il l’accepte. Il se plie à la volonté du peuple en répondant favorablement au choix porté sur lui. Il lui plairait bien de faire un tour dans l’univers urbain. Il peut aller vendre le diamant, parce que dans le village, il est le seul à voir été en contact avec la ville, du temps où il était jeune et en raison de d’une maladie. Fort de tout cela, le village a la ferme conviction que Malick saura accomplir la mission à lui confiée, et l’entoure de bénédictions : « C’était l’avis de tous. Une courte prière fut dite et chacun, à pas hâtifs, rejoignit sa demeure » (Ldm : 19).

Avant d’entreprendre le voyage proprement dit vers la ville, Malick se rend chez le devin du village, le nommé Mal Gabdo, pour une consultation susceptible de renforcer sa compétence. Pour établir un bon diagnostic, le devin commence par un interrogatoire :

– Tu as déjà été en ville ?

– Oui, mais il y a longtemps de cela.

– Elle doit être belle, non ?

– Si, elle est belle.

– Tu t’y es fait des amis ?

– Oui, j’en ai un peu, mentit Malick pour ne pas perdre la face. (Ldm : 22).

Ce dialogue ne présente en réalité aucun intérêt pour Malick. Le devin profite de la présence de celui-ci pour satisfaire sa curiosité sur la ville, tout en réclamant un coq blanc que Malick avait pris le soin de prévoir. C’est seulement après cette phase de questions-réponses que suivent les ultimes recommandations :

Celle-ci [la poudre], tu la mettras dans ton eau de bain matinal et tu te lèveras dès l’aube, au premier chant du coq, à l’abri de tout regard. A celle-ci, tu ajouteras une petite quantité d’excréments d’oiseau que voici et tu feras écraser le tout par une vieille femme en ménopause. De la poudre finale, tu te frotteras les mains et le front. Celle-ci, tu la mettras dans une cuvette en terre cuite contenant des morceaux de charbon ardent. Tu te couvriras d’un drap épais et tu veilleras à ce que la fumée qui s’en dégage touche tout ton corps. De celle-là… (Ldm : 24).

Seulement, les recommandations de Mal Gabdo paraissent nombreuses et alambiquées pour Malick qui prend cela pour une séance de torture et pour une consultation fantaisiste. Dans l’esprit de Malick, Mal Gabdo n’est qu’un charlatan qui mérite un châtiment exemplaire. C’est donc dire que la compétence d’un sujet peut prendre des proportions négatives. Pour le cas présent, il s’agit d’une forme de prémonition du sort qui sera réservé au héros en ville : « La relation personnage/description sera donc interprétée en termes de conjonction ou disjonction d’actants, c’est-à-dire comme des énoncés d’états anticipateurs ou résultatifs de transformations narratives » (Hamon, 1977 : 162-163).

  1. L’ESPACE URBAIN OU LIEU DE CONVERGENCE DES MOTIFS DE MALEDICTION

La compétence du sujet Malick le prépare à une performance, qu’il doit réaliser dans l’espace urbain. Muni du diamant, il doit franchir un itinéraire qui n’est pas fait que d’événements heureux.

La perception de l’espace urbain

Arriver en ville au moins une fois dans sa vie est le rêve de tout habitant du village : « Parmi les prières secrètes de tous les villageois, un vœu revenait régulièrement : voir au moins une fois la grande ville avant de mourir… » (Ldm : 18). D’avance, on sait que ne pas se rendre en ville constitue un souci permanent, mais les raisons qui pouvaient amener un villageois à voyager vers la ville étaient connues :

Tous avaient à la gorge une immense boule de chagrin. Avec un pied dans la tombe, ils n’avaient toujours pas été à la grande ville. Ceux qui y allaient appartenaient à deux catégories de personnes : les malades évacués pour bénéficier d’un traitement adapté et les prisonniers fugitifs récupérés par le Chef du village. Aller en ville pour des raisons personnelles ou pour un séjour de plaisance n’effleurait point les pensées (Ldm : 29-30).

D’une manière générale, la ville fait miroiter le bonheur même si celui-ci n’est parfois en réalité qu’illusion. Ce point de vue, Coussy (2000 : 24) semble bien le partager :

La ville qui attire, c’est la grande, la très grande ville, la capitale, celle qui offre tout ce que le village n’a pas : les lumières, les grandes rues, les magasins et même, bientôt, les gratte-ciels.

Une telle attirance justifie l’escorte qui accompagne Malick au lieu où il doit prendre place à bord d’un camion « Iveco » de la Cotonnerie industrielle. Il emporte avec lui un mouton animé par « un mauvais pressentiment : celui de voir quitter le village pour une destination inconnue. » (Ldm : 26). Après un voyage difficile, Malick sera disjoint de son animal dès son arrivée en ville. Et c’est le premier coup de massue qu’il reçoit en pleine figure, lui qui a reçu la stricte recommandation suivante : « Fais bien attention à la ville. Elle est dangereuse et il y a des agressions à tout coin de rue » (Ldm : 29). Ce qui confirme le constat selon lequel « Presque tous les personnages succombent aux pièges urbains […] Mais cette urbanisation forcenée ne manque pas de se retourner très vite contre ceux qui la sollicitent sans pouvoir la dominer » (Coussy, 2000 : 25).

L’arrivée de Malick en ville donne l’occasion au narrateur de procéder à un zoom sur la ville qui se trouve être à la fois scintillante, bruyante, insouciante, insalubre bref, diabolique :

La grande ville étalait ses immeubles massifs illuminés de mille feux aux couleurs variées. Certaines s’allumaient et s’éteignaient avec une fréquence calculée et précise. De longues files de voitures parcouraient toutes les artères, larges comme une place de marché. Des hommes et des femmes allaient et venaient, peu soucieux les uns des autres. De jeunes gens déambulaient sans destination précise, flânant le long des vitrines ou des salles de jeu. De toutes parts, des milliers de décibels étaient libérés dans l’atmosphère diabolique de la grande cité. Partout, des gens esquissaient des pas de danse. Certains, bouteille en main, esquissaient des gestes obscènes et attiraient presque de force des jeunes filles dans leur diabolique sarabande. Des commerçants ambulants proposaient leurs marchandises variées aux passants ou aux occupants des véhicules bloqués dans des embouteillages fréquents. Des haut-parleurs vomissaient des musiques africaines aux rythmes hautement dansants. A différents points de larges avenues, des stands de rafraîchissement ou des alimentations étaient installés soit à l’aide de vieux containers, soit à l’abri de constructions sommaires en matériaux préfabriqués. Des femmes d’âge moyen vantaient leurs produits – des poissons, des prunes, des bananes-plantain, des macabos – encore fumants ou reposant sur des braises ardentes qu’elles activaient à l’aide d’éventails de toutes sortes. De temps à autre, elles interpellaient un client hésitant, lui glissaient des œillades faussement enamourées, lançaient des phrases allant dans la même logique. L’essentiel était de vendre (Ldm : 32-33).

Le tableau que le narrateur dresse de la ville fait de celle-ci le cadre de débauche par excellence. Le narrateur focalise l’attention du lecteur sur un compartiment de cette ville. Il s’agit du quartier « Nylon », que Malick baptise « Petit Nylon » et qui brille par son caractère à la fois populeux, dangereux, mais paradoxalement accueillant :

« Nylon » était le quartier par excellence de tous les nouveaux venus en ville. C’était pratiquement le « Harlem » de la grande ville. Chaque arrivant y était accueilli et hébergé jusqu’à ce qu’il obtienne un petit emploi. Les cases exiguës servaient de dortoir à une dizaine de personnes par case. La promiscuité y était poussée à l’extrême. Les rackets étaient fréquents et personne ne s’émouvait de trouver au lever un cadavre frais gisant sur le seuil de son dortoir. La vie y était considérée comme les valeurs fluctuantes de la bourse. On pouvait la perdre très facilement, on devait se battre durement pour la conserver (Ldm : 35).

L’accès à « Nylon » est en réalité un véritable labyrinthe. Ce qui ne facilite pas la tache aux nouveaux venus comme Malick :

– Tu vois ces trois immeubles au fond de la rue, juste avant le carrefour ?

– Oui, fit Diallo.

– Tu y vas directement. Entre le premier et le second immeuble, il y a une rue. Tu l’empruntes et tu prends ta gauche. En allant tout droit, tu vas trouver des voitures entassées sur un terrain vague. C’est le quartier « Nylon ». (Ldm : 35).

En fin de compte, la ville est présentée comme un milieu fait de maux endémiques tels que la circulation incontrôlée, la prostitution, la drogue, les négociations autour des objets volés, l’alcool, les crimes, car « c’était la logique des quartiers populeux et miséreux où vivre signifiait tuer toujours le premier » (Ldm : 92).

Itinérance urbaine et sort ultime de Malick

L’itinérance dont il est question dans Ldm correspond à la performance du sujet Malick, qui fait suite à la compétence acquise précédemment. En effet, la performance doit être perçue comme toute opération du faire qui réalise une transformation d’état. Cette opération réalisée présuppose un agent, c’est le sujet opérateur. […]

L’analyse narrative reconnaît ainsi deux types de sujet :

– le sujet d’état, en relation de conjonction ou de disjonction avec un objet : la relation (S-O) définit l’énoncé d’état ;

– le sujet opérateur, en relation avec une performance qu’il réalise : on l’appelle aussi sujet du faire. La relation du sujet opérateur avec le faire définit l’énoncé du faire (Groupe d’Entrevernes, 1988 : 16-17).

Il est donc question d’examiner le faire et la transformation d’états du héros de ce roman, et la relation qui lie celui-ci à l’objet de valeur, ici le diamant. En réalité, le labyrinthe qui accueille Malick dans la ville lui impose un supplice à n’en pas finir. Il est voué à une errance dans un itinéraire qui l’égare, l’épuise et le tourmente. Cette itinérance se solde par un malaise physique généralisé :

Malgré la fraîcheur relative de la nuit, Malick avait le corps dégoulinant de sueur. Il avait beaucoup marché depuis deux heures. Sans se rendre compte du temps mis pour parcourir le même trajet. Il commençait à réaliser qu’il tournait en rond depuis sa séparation d’avec Diallo. Il s’arrêta au coin de la rue, le temps de souffler un peu et de reposer ses pauvres mollets qui faisaient des efforts louables pour soulever à chaque pas ses gros souliers de deux kilos chacun. Ses orteils allaient éclater d’un moment à l’autre. Le sang s’y était accumulé (Ldm : 37).

Le coin de la ville où Malick est appelé à séjourner est aussi baptisé « Soweto ». Ce nom qui rappelle la célèbre ville sud-africaine n’est pas un fait de hasard. Il s’agit d’un ghetto qui est l’incarnation de l’insécurité. Non loin de là, Malick a perdu son précieux mouton qu’il avait fait venir du village. Heureusement pour lui, au premier contact avec deux criminels armés, il se tire astucieusement de la situation :

Deux inconnus, jeunes, robustes et sales, abordaient Malick au moment où il allait tourner au coin d’une rue poussiéreuse. Ils parlaient à mots couverts, utilisant un langage codé connu des seuls initiés. L’un lui proposait de la poudre blanche. Il n’en prenait pas malgré le temps mis au centre de « Soweto » en compagnie des plus durs parmi les durs. L’autre sortait un fourreau où était entièrement dissimulé un objet lourd et noir : le bout cylindrique brillant d’un pistolet conçu non pas pour les jeux des enfants mais pour cracher la mort. Il ne fallait pas prendre le risque de se faire reconnaître comme un étranger. Il se composa un sourire au coin des lèvres et froissa le front jusqu’à l’apparition de nouvelles rides, prit le pistolet, le soupesa et le retourna de tous ses côtés. Avec une moue de mépris, il le jugea peu performant et le rendit à son propriétaire. Ce dernier essaya de lui prouver le contraire ou tout au moins de lui proposer une autre arme à feu. Il trancha net :

Mon fils, en vingt ans de crimes et de vols à main armée, beaucoup d’armes sont passées entre mes mains. J’en ai à revendre ! Et à ce propos, nous pourrons nous rencontrer ici demain à la même heure. Je vous en vendrai certaines à un prix abordable » (Ldm : 92-93).

Malick apparaît ainsi comme un fin psychologue qui réussit à manipuler la conscience des jeunes malfrats qui se présentent devant lui. Il use d’une expérience due à son âge. De ce point de vue, en tant que sujet agissant, il marque d’importants points dans sa performance. Pourtant, il est un personnage en plein parcours initiatique, car les étapes qu’il franchit dans la ville sont des épreuves indispensables à son accomplissement comme héros. Pour cela, il n’est qu’au début de ce parcours, car le lieu où Ben Saïd lui donne rendez-vous n’est pas un modèle de salubrité :

Il était sur le point de terminer son parcours. Il guetta tous les environs avec méfiance, sa nouvelle vertu suprême. Personne ne s’intéressait à ses préoccupations. Tous avaient les leurs et y attachaient la plus grande attention. Il poussa la porte vermoulue avec une infinie précaution. Des insectes assez corpulents, surpris dans leur somnolence, se mirent à voler partout dans la cabane obscure. Certains, attirés par la clarté venant de l’extérieur, s’y dirigèrent. Une humidité relative se dégageait de tous les murs. Elle était beaucoup plus accrue au sol. La cabane reposait en réalité à moitié sur des pilotis. Une rivière de petite importance drainant ordures ménagères et germes de toutes sortes coulait en-dessous. Il n’y avait aucune autre issue que la porte en bois usé. Quelques objets hétéroclites étaient accrochés au toit, partiellement visible du fait de l’obscurité qui régnait dans la cabane. De gros rats couraient dans toutes les directions, déménageant constamment avec leur progéniture aveugle et encore faible. La cabane était parfaitement isolée de tout bruit. Un silence incroyable y régnait. Malick en avait presque peur et commençait à se douter de quelque chose. Il se demandait les raisons qui avaient motivé Ben Saïd pour lui fixer le dernier rendez-vous en ces lieux (Ldm : 94).

Il est à se demander si la ville, de ce point de vue, est profitable par rapport au village qui est le symbole même de la sérénité et de la sécurité. Cette autre épreuve amène Malick à découvrir ainsi une nouvelle facette de l’espace urbain qu’il n’aurait jamais imaginée, la ville dont les villageois rêvent tant et que le héros a le précieux privilège de sillonner. Il s’opère ainsi un bouleversement dans son esprit, qui prend la forme d’une désillusion. Cette désillusion, il en a la confirmation lorsqu’il est dépossédé du diamant, puis conduit rapidement au commissariat comme une vulgaire crapule, malgré le caractère noble qu’il veut bien se forger :

Malick fut poussé avec violence dans le bureau du commissaire. Ce dernier n’avait même pas daigné lever les yeux. Il avait le nez plongé dans des paperasses qui jonchaient son bureau en bois rouge. Malick se composa l’air dur de l’homme qu’il voulait paraître. A quelques centimètres au-dessus de la tête du commissaire, des calligraphies invitaient les hommes à s’aimer les uns les autres. Le mot « Paix » écrit en grandes lettres en dessous d’une colombe blanche était un blasphème dans ces geôles d’honneur. Malick se balançait sur un pied puis sur l’autre, alternativement. Ses plantes de pieds gonflés de sang, prenaient froid au contact du ciment glacé. Il avait l’impression que des aiguilles d’acier y étaient enfoncées. Il en avait assez, de cette plaisanterie de mauvais goût qui prenait des proportions inquiétantes (Ldm : 98).

Le narrateur présente ainsi le paradoxe qu’il y a entre ce lieu essentiellement dysphorique et la philosophie pacifique et angélique que véhicule le décor. Au lieu d’être un espace correctionnel ou un cadre de justice, le commissariat s’apparente à un rouleau compresseur toujours prêt à broyer l’honnête citoyen qui ne demande qu’à être assisté. Pis encore, la suite du texte révèle une complicité évidente et réelle entre le commissaire et Ben Saïd, cet homme sans scrupules qui soustrait le diamant et le vend à un Libanais :

Il savourait sa victoire. Quelques jours plutôt, Ben Saïd lui avait relaté l’histoire du diamant et lui avait promis une forte somme s’il parvenait à le débarrasser de Malick. Le commissaire, ayant l’habitude des coups fourrés et surtout l’appât du gain aidant, avait mis sur pied un plan diabolique visant à inculper Malick dans une sale affaire.

Ben Saïd avait effectivement vendu le diamant à un Libanais et avait largement rétribué le commissaire.

Le gros homme tira une bouffée de fumée et la rejeta par volutes. Son regard portait au loin sur la végétation verdoyante. Il avait l’âme en paix. Il caressait mentalement des projets de construction immobilière en plein centre de la ville avec l’argent offert par Ben Saïd. Avec quelques autres coups réussis, il allait prendre une retraite heureuse dans ce pays qu’il a débarrassé énergiquement de ses bandits et drogués (Ldm : 101).

Le commissaire trouve son compte dans cette affaire et ne pense qu`à son avenir qu’il veut radieux et faste, en guise de récompense qu’il s’octroie pour services rendus à son pays, au détriment des citoyens naïfs, crédules et impuissants. Il confirme ainsi que la police est un cadre idéal de corruption, de malhonnêteté et de cynisme. Cette situation, absurde à première vue, tend malheureusement à s’ériger en norme dans les villes africaines. En outre, avec une logique évidente, Malick est conduit dans une cellule où il retrouve un certain Johnny-la-mort, un condamné à mort. L’univers carcéral tel que décrit effraie Malick et ne lui laisse aucune chance de s’échapper :

La première impression que tout prisonnier avait en arrivant à la prison centrale était que toute idée d’évasion relevait de la pure folie. Les murs en pierres avaient tout de ceux d’une forteresse : une hauteur d’environ dix mètres, une épaisseur de trois mètres et une solidité à toute épreuve. En plus, ils étaient surmontés de grillages dans lesquels circulait un courant de haute tension (Ldm : 102).

L’arrivée de Malick en prison est un mauvais présage. C’est ce qui explique les tristes pensées qui lui parcourent l’esprit. Il pense à Karim, le « trouveur » du diamant, et à tous les habitants du villagequiespéraient en ce diamant pour conduire leur bled à la prospérité. La prière qu’il adresse à Dieu a incontestablement valeur d’un au revoir. Celui à qui il ne pense pas, c’est Malloum Djeidou, le marabout du village. Pourtant, c’est bien celui-ci, réputé pour sa maîtrise de la « magie noire » et pour son sadisme prononcé, qui va définitivement sonner le glas pour Malick.

Beaucoup de fous qui erraient dans le pays lui devaient leur folie. Chaque fois qu’il éprouvait le désir sadique de faire mal à une créature, il torturait la statue qu’il avait présentement en main à l’aide d’une aiguille. Il lui suffisait de l’enfoncer dans la poitrine de la statue pour créer soit un arrêt cardiaque, soit un ulcère du foie chez ses victimes. Lorsque l’aiguille était enfoncée dans la tête, les victimes devenaient folles dans quatre-vingt-dix-neuf pour cent des cas (Ldm : 108).

Karim alla consulter Malloum Djeidou pour régler à Malick son sort. Celui-ci est considéré comme la honte de tout le village et mérite un châtiment à la hauteur de la faute commise. Karim considère que Malick a abusé de sa confiance et ne lui concède aucune circonstance atténuante. Il y a là comme une rupture réelle entre la ville et le village, rupture symbolisée par l’absence de communication. Le marabout n’a aucune pitié pour Malick. Il « posa l’aiguille d’acier au niveau de ce qui tenait lieu de font et appuya progressivement. L’aiguille ressortit à la nuque » (Ldm : 110). Ainsi, après la prison, l’action posée par Malloum Djeidou conduit Malick contre son gré dans un asile de fous. La folie dont il souffre est double. À la folie des grandeurs qu’on lui connaît, vient se joindre celle à lui envoyée par Karim, par l’intermédiaire du Marabout. Cette sentence consacre définitivement la chute du héros. Mais, ce qu’il y a d’important à relever, c’est l’insouciance dans laquelle il plonge. Après avoir enduré une succession de mésaventures, Malick peut enfin renouer avec le calme et la tranquillité perdus depuis son départ du village. A défaut d’y repartir, il se contentera de ce nouvel environnement. C’est un nouveau départ pour lui qui souffre de « l’incompréhension et de la perversité des hommes » (Ldm : 113), en regagnant fatalement le territoire de l’oubli.

Lecture thymique de Malick

La thymie se définit comme « une disposition affective de base, une humeur. Tout individu, placé dans un environnement donné, éprouve soit de l’attraction, soit de la répulsion » (Mbala Zé, 2001 : 160). En d’autres termes, dans son parcours, le sujet peut connaître soit le bien-être, soit le mal-être. Les différentes étapes que traverse Malick dans le roman permettent de lire la thymie (qui s’articule selon le couple oppositionnel euphorie/dysphorie) de la manière suivante :

Tableau 1 : Catégorie thymique du sujet Malick

|espace/lieu| euphorie dysphorie village + – « Iveco » – + « Soweto » – + commissariat – + prison centrale – + Asile de fous – +

Ce tableau révèle que l’espace rural est le seul qui offre un épanouissement véritable et incontestable à Malick. La prédominance progressive de la dysphorie dans le roman justifie le sort ultime réservé au héros qui subit contre son gré une disjonction d’avec l’objet de valeur et un étouffement inévitable, dont la ville et ses composantes sont les principaux artisans.

CONCLUSION

Faut-il en dernière analyse supposer que la ville où s’évapore le diamant venu du village est le lieu de réalisation de la malédiction ? Auquel cas, ce serait là une astuce de l’auteur pour dénoncer l’exploitation des pauvres par les nantis, à travers l’expression métonymique « le diamant maudit ». Ce n’est pas le diamant, cet objet précieux, scintillant et convoité par tous qui est maudit. C’est la ville, point de chute de cet objet qui l’est, avec les vices et fléaux qui y font la pluie et le beau temps. Le diamant n’était pas fait pour le village. Il devait en être extirpé pour permettre au village de garder son harmonie, sa pureté naïve. De même, Malick qui est désigné à l’unanimité pour convoyer le diamant, est le bouc émissaire sacrifié. Parce qu’il a eu des contacts avec l’espace urbain, il est souillé et doit y retourner pour y rester définitivement. La sanction ultime qui le frappe, à savoir la mort ordonnée au village et par les villageois, le confirme.

BIBLIOGRAPHIE

BOURNEUF, Roland et OUELLET, Réal, L’Univers du roman, Paris, P.U.F., 1972.

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[1] Université de Ngaoundéré, Cameroun

[2] Dans la suite de l’article, Le Diamant maudit sera noté Ldm, suivi de l’indication de page.

[3] Karim fonctionne comme un héros en trompe-l’œil qui n’apparaît qu’au début et à la fin du roman. Fossoyeur bien connu du village, c’est à lui que revient le mérite d’avoir découvert le diamant dont la présence et le rôle justifient le titre et la raison d’être de l’œuvre. C’est aussi lui qui réapparaît à la fin du récit pour favoriser la chute de Malick, suite à une erreur d’appréciation. Il est donc judicieux de le considérer comme un « pré-héros », dont Malick est le prolongement ou le double dans le roman.