DROITS DE L’HOMME ET DROITS NATURELS
Ethiopiques numéro 26
révue socialiste
de culture négro-africaine
avril 1981
Il serait difficile de trouver l’origine des « droits de l’homme » dans le « Droit » de l’Antiquité.
Observons le langage des classiques grecs ; je prends pour modèle celui d’Aristote en particulier, parce qu’il a mis en relief le mot « to dikaison », que les jurisconsultes romains, formés à cette philosophie, traduisirent par « jus » ; auquel devait correspondre le français « droit ».
Le droit dans cette littérature désigne un rapport, une proportion convenable des biens et charges partagés au sein d’un groupe politique, entre les membres de ce groupe ; ou quelquefois, en un sens estimé impropre entre les membres du groupe domestique : parents et enfants – maîtres et esclaves. « Droit » est encore le juste rapport entre les biens des particuliers et les biens « communs » ou publics du groupe, rapport que les juristes ont aussi pour office de mesurer. Si un tel rapport peut se découvrir au sein de la « nature », ce n’est pas de la nature de « l’homme » individu, membre du groupe, mais à l’intérieur du groupe politique.
Sans doute ces termes eurent-ils aussi d’autres acceptions. Dikaison et jus purent servir à désigner l’ensemble des devoirs, des règles de conduite morale qui naturellement nous incombent. Le « droit naturel » ainsi compris s’étend aux devoirs cosmopolitiques, qui lient mutuellement les cités ou les membres de cités différentes (jus gentium). Il pourrait alors concerner des rapports entre tous les hommes. Cette seconde signification nous semble être la plus courante dans la littérature chrétienne théologique du moyen-âge. Mais là non plus il n’est de place pour le concept des « droits de l’homme », libertés, pouvoirs reconnus à l’homme, tel que nous l’entendons aujourd’hui. Je le crois inconnu des Romains fondateurs de la science juridique, ainsi que des écoles médiévales, jusqu’à la fin du XIIIe siècle.
Pour que ce concept vienne à l’existence, il a fallu que se produise une révolution en philosophie, et dans l’espèce de langage qui en est dérivé. Le triomphe du nominalisme (et sans doute, simultanément, de la philosophie de Scot) conduit à penser à partir de l’individu. La théologie franciscaine du XIVe siècle use volontiers du terme « droit » au sens de faculté inhérente à la personne d’un sujet, abstraction faite de sa situation dans un corps social.
Au milieu du XVIe siècle, avec la Politique de Hobbes, (délibérément édifiée contre celle d’Aristote), cette signification nouvelle est conférée expressément au « droit naturel », déduit désormais de la « nature de l’homme ». Hobbes suppose un « état de nature » – fiction purement idéaliste – où chaque individu jouirait d’une liberté, absolue et illimitée, « de faire tout ce qu’il juge utile à sa propre conservation ». Il la nomme jus naturale. Ce droit naturel de l’individu devient le principe et le point de départ de la construction du corps politique, par un total retournement de l’ordre suivi par les Anciens.
L’état de nature
Car selon Hobbes, pour échapper aux malheurs de l’état de nature, les individus sont conduits par leur raison à transférer l’exercice de leur « droit naturel » au Pouvoir souverain, qui dès lors seul, bénéficié de ce droit absolu. Et pour autant qu’ils demeureront dans l’état-civil, il ne sera plus désormais de droits subjectifs des individus que posés par la Puissance publique, délimités et sanctionnés par le souverain, abandonnés à sa merci.
L’individu tombe sous la coupe de cette machine qu’il a forgée de ses propres mains. Il s’est dessaisi de ses droits naturels. Mais si le schéma du Contrat social devait régner sur la science juridique moderne, et présider à la formation de son langage, on sait que d’autres théoriciens – et notamment Locke – en imaginèrent des versions nouvelles. Quitte à se départir de la rigueur rationnelle de Hobbes, ils s’efforcèrent de combiner la toute souveraineté de l’Etat avec une certaine survivance des « droits naturels » des individus : ce furent les « droits de l’homme ».
De cette esquisse historique combien sommaire, je vais tirer une conclusion. Dans notre monde présent les « droits de l’homme » sont un instrument nécessaire mais incapable d’apporter les services qu’on en désirerait.
1 °) Les « droits de l’homme » nous sont aujourd’hui nécessaires : depuis la naissance de l’État moderne ; en raison de l’irrésistible et constante montée du Pouvoir ; parce que les juristes eux-mêmes ont courbé la tête devant cette forée souveraine, devenue la seule source du droit (positivisme juridique). Contre la toute puissance de l’Etat moderne, destructrice de nos libertés, il faut trouver un antidote. Nous lui opposons les « droits de l’homme ».
2°) Mais pour cet office les « droits de l’homme » sont un moyen inadéquat : c’est qu’ils procèdent historiquement des prétendus droits naturels forgés par Hobbes et ses émules, et qu’ils en ont conservé certains caractères.
Non certes tous leurs attributs : nos droits de l’homme sont un hydride. Pour leur donner quelque consistance, il fut besoin de recourir à une assemblée constituante – ou autorité supranationale. Ces législateurs les ont rédigés (les incorporant à une sorte de droit positif), limités et subdivisés : nous n’avons que faire de cette liberté infinie, indéterminée, qu’est le « droit naturel » de Hobbes en son fictif « état de nature ».
Un rêve
Mais, à l’arbitraire de l’Etat nous ne restons capables d’objecter qu’une idée de la « nature de l’homme ». Théoriquement les droits de l’homme ne sont que « déclarés » – comme s’ils étaient encore déduits de la « nature de l’homme ».
- a) Ils retiennent alors de la figure hobbésienne du droit naturel la tendance à l’infinitude ; ceci vaut autant pour les droits « formels » de la Révolution française (la propriété est alors un droit absolu « d’user de sa chose à son arbitraire ») que pour les droits « substantiels » de la génération postérieure (le droit de chacun « au travail, à la santé, à la culture » etc…).
Autant de vœux irréalisables : il est impossible d’assurer dans la vie sociale concrète à n’importe quel individu ce que lui promettent nos « droits de l’homme ». Promesses d’ailleurs contradictoires : du prétendu droit de chaque peuple à se donner un gouvernement, on ne sait s’il s’exerce au profit des Palestiniens, ou d’Israël. Les droits de l’homme sont un rêve, irréalisable hic et nunc.
- b) Les droits de l’homme ont aussi gardé des « droits naturels » la fausse prétention universaliste. Ce n’est encore qu’une apparence. Au moins tant que n’existera pas un véritable Etat mondial, il est exclu que des formules conçues à New-York sur la liberté de la presse, le droit de tous à bénéficier d’une éducation supérieure, aux loisirs, aux élections libres, soient applicables à n’importe quel pays du tiers-monde ou dans le monde soviétique. Les droits de l’homme sont illusoires ; ils ne sont pas des droits véritables.
Mieux vaudrait changer de langage. Point ne me sert à moi juriste de scruter la « nature de l’homme », comparée à celle des bêtes et des choses inanimées, car ce n’est pas avec les bêtes et les choses qu’il y a des procès. Mieux serait de reconstituer un corps de juristes, autonome, qui puisse incessamment remplir cette besogne de Pénélope : chercher l’exacte proportion (car aucun droit n’est infini ni universel) des biens et des charges entre tous les membres du groupe, en tenant compte des circonstances de temps et de lieu sans être tenus d’obéir ainsi qu’un cadavre au Pouvoir prétendu « souverain ». Si nous tenons à respecter la personne humaine, commençons à ne pas installer au-dessus d’elle un Léviathan (qu’il soit monarque ou prétendue souveraineté générale du peuple). Cela impliquerait l’abandon du positivisme juridique, une autre Politique, et une conversion en philosophie.
Comme ces conditions ne sont pas réunies, notre culture contemporaine pour protéger l’individu contre l’oppression de l’Etat, ne dispose pas d’un autre instrument, que les « droits de l’homme ». On peut le regretter. Ils ne devraient pas qu’être matière aux apologies hypocrites des politiciens. Pour les juristes ils font problème.