Philosophie, sociologie, anthropologie

DÉTERRITORIALISATION, EXIL ANTHROPOLOGIQUE ET ANTHROPOLOGIE DE L’EXIL : (RE)PENSER LES FRONTIÈRES IDENTITAIRES DANS LE MONDE POSTCOLONIAL

Éthiopiques n°s94-95.

Littérature, philosophie, sociologie, anthropologie et art.

Frontières et autres textes

2015

DÉTERRITORIALISATION, EXIL ANTHROPOLOGIQUE ET ANTHROPOLOGIE DE L’EXIL : (RE)PENSER LES FRONTIÈRES IDENTITAIRES DANS LE MONDE POSTCOLONIAL

INTRODUCTION

Prenant théoriquement en charge, dans une trajectoire littéraire et poétique, l’importance que représentent les frontières dans notre monde globalisé, aux contours de plus en plus labyrinthiques, le poète martiniquais Edouard Glissant, affirmait :

Il n’est de frontière qu’on outrepasse. À défaut de montagnes ou de mers, l’homme invente toutes sortes de frontières pour se protéger de l’Autre : grillages, barbelés, murs, barrières électriques, etc. Aucune pourtant n’a résisté à l’irrésistible volonté – ou nécessité – de passer outre (Le Monde diplomatique, octobre 2006).

Il découle de cette affirmation que la frontière présente un double aspect qui prête à la scissiparité : d’un côté, elle se donne comme un mur infranchissable dressé par l’homme pour des besoins de sécurité ou de sécurisation. Dans cette perspective, elle quadrille le sujet, le but étant de le territorialiser dans un espace ou dans un lieu aux contours définis. De l’autre côté, la frontière est une passerelle, voire une passoire dont la porosité, la perméabilité et la fluidité sont attestées. Dans cette veine, le sujet longe des lignes de fuite en situation de déterritorialisation permanente. Délocalisé et sans territoire fixe, ce sujet vit dans l’errance et le nomadisme où il peut, à chaque fois, reconfigurer ses parcours existentiels et doubler ses domiciles fixes ou assignés dans un monde ouvert à toutes sortes de flux.

Ce caractère scissiparisant rend finalement la frontière indiscernable, c’est-à-dire difficile à appréhender. C’est cette indiscernabilité que Glissant entreprend de mettre en relief lorsqu’il fait savoir que la frontière est à la fois visible et invisible. Dans son esprit, si la frontière est physiquement une ligne de démarcation franche, un mur, un espace neutre, bref, ce qui sépare, protège, sécurise le dedans du dehors, sur un tout autre plan, notamment celui symbolique, la frontière physique est dépassée par la frontière culturelle, linguistique, voire religieuse. On ajouterait, volontiers aujourd’hui, la frontière virtuelle, fictionnelle ou imaginative. Dans la perspective du symbolique, elle peut être un condensé de la société ou de la culture qui mêle dans un même espace, dans un même territoire, des éléments à la fois variés et divers. Le divers devient ainsi une catégorie heuristique opératoire qui amène Glissant à écrire :

Le Divers n’est donné à chacun que comme une relation, non comme un absolu pouvoir ni une unique possession. Le divers renaît quand les hommes se diversifient concrètement dans leurs libertés différentes. Alors il n’exige plus que l’on renonce à soi. L’Autre est un moi, parce que je suis moi (Glissant, 1965 : 95).

Le divers ou la diversité, mutatis mutandis, qui sanctifie par ailleurs les différences entre les hommes et que Glissant décline sous le néologisme de « Diversalité » [2], fait donc front aux frontières institutionnelles et affiliatives, mettant en avant l’idée des frontières relationnelles. Désormais, c’est la relation ou le relationnel qui définit les nouvelles frontières identitaires, les nouvelles parentèles, voire les nouvelles appétences. Selon Glissant, ne nous y méprenons pas, la « relation n’est pas confusion ou dilution » [3] : elle est rhizomique. Soulignons ici toute la redevabilité de Glissant au philosophe français Gilles Deleuze, lui qui a systématisé philosophiquement le concept de rhizome en le sortant des frontières de la botanique. Dans la même trajectoire que Deleuze, Glissant évoque l’idée de mangrove. Pour lui, la mangrove est un emmêlement inextricable de branches, fouillis de racines rhizomiques à la fois aériennes, marines ou souterraines qui illustrent fort bien les enchevêtrements infinis et complexes des identités créoles et, par analogie, toutes les identités-monde en processus inéluctable de métissage ou de créolisation. C’est exactement cela l’idée même du rhizome chez Deleuze qui est l’exemple attesté d’un système ouvert dans lequel les éléments se connectent réellement par réseau relationnel. Le rhizome permet de voir comment des éléments divers fonctionnent par connexion de codages et de décodages formant des réseaux ou des agencements multiples et hétérogènes (Deleuze, 1980 : 14).

Fournissant une grille d’explication qui nous permet de comprendre la relation ou le relationnel, la mangrove de Glissant ou le rhizome de Deleuze situe le sujet et l’être dans un espace neutre, une zone frontalière d’indiscernabilité qui autorise toutes les permutations, toutes les réversibilités, tous les mélanges. Ici, tout est susceptible de se connecter à tout : c’est le règne de l’hybridité, du métissage qui définit une vision postcoloniale du monde dans laquelle les frontières identitaires se dissipent et se reconstruisent en fonction des enjeux liés à la mondialisation et à la déterritorialisation du capital [4]. Dans le sens deleuzien du terme, ces nouvelles configurations identitaires sont dites rhizomatiques dans la mesure où elles sont en rupture de ban avec les identités racines, celles qui permettaient de saisir le sujet et l’être dans leur origine, dans leur enracinement local ou dans leur filiation [5]. Soulignons donc qu’il y a un lien tacite entre les identités rhizomatiques aux frontières nébuleuses et la déterritorialisation du capital que la vision postcoloniale du monde entreprend théoriquement de refléter ou d’exprimer. C’est dans la théorie postcoloniale telle que l’esquissent Edouard Glissant et son environnement intellectuel immédiat (Saïd, Gilroy, Appadurai, Mbembé, etc.) qu’il est possible d’opérer une grille de lecture et d’analyse permettant de comprendre comment les frontières identitaires sont (re)pensées en contexte de mondialisation.

En nous appuyant sur une analyse des textes et une synthèse de texte analysés, et dans une trajectoire heuristique et herméneutique qui puise les preuves dans l’actualité la plus récente, l’objectif poursuivi par cette étude est de montrer comment la théorie postcoloniale nous propose une nouvelle lecture des frontières identitaires qui s’ajustent tactiquement et stratégiquement en fonction des opportunités qu’offre la mondialisation. Epistémologiquement et méthodologiquement, nous comptons rendre pertinente cette théorie en l’articulant autour de deux concepts opératoires que nous empruntons à Gilles Deleuze et à Arjun Appadurai. Il s’agit des concepts de déterritorialisation et d’anthropologie de l’exil, non loin de l’exil anthropologique, socle de la pensée nomade.

  1. LA DÉTERRITORIALISATION ET LA PROBLÉMATIQUE FRONTALIÈRE DE L’ESPACE

Le concept de déterritorialisation est de Gilles Deleuze. Il prend place dans le cadre d’une vaste réflexion philosophique qui a pour thématique la « géophilosophie ». Aussi peut-il être judicieux de poser la double question suivante : qu’est-ce qu’une géophilosophie et comment nous permet-elle de cerner et de saisir le concept de déterritorialisation dans ses accointances et ses concomitances avec les questions d’espace, de territoire, de liminalité ou de frontière ?

La géophilosophie : une ontologie du nomadisme et de l’exil

Dans Qu’est-ce que la philosophie ? (2005), ouvrage qu’il rédige et publie en collaboration avec Félix Guattari, Deleuze consacre un chapitre entier, notamment le quatrième, à la notion de « géophilosophie ». Cette notion lui permet de mener une réflexion philosophique d’envergure sur la « reconfiguration territoriale de la pensée » (Deleuze et Guattari, 2005 : 82). L’entreprise prend comme présupposé philosophique : la déconstruction de la métaphysique traditionnelle [6]. À maints égards, cette métaphysique a été considérée comme l’assise fondamentale, le territoire naturel de la philosophie occidentale. Dans sa théorie de la connaissance, elle a souvent établi des rapports particuliers de congruence entre le sujet et l’objet, le but étant de trouver un sol stable et inamovible sur lequel la connaissance peut s’édifier. La connaissance est alors assimilée à la représentation adéquate, c’est-à-dire à la correspondance de la chose à la pensée. Il s’ensuit que connaître, c’est se représenter adéquatement ce qui est en dehors de l’esprit et établir une identité entre le sujet pensant ou épistémique et son objet de pensée.

À partir de ce postulat, soulignons, à la suite de Deleuze, que comprendre ce qu’est la connaissance et ce qui la rend possible, ce n’est rien d’autre que comprendre comment l’esprit humain est capable de construire de telles représentations. Désormais, c’est la représentation qui définit les frontières de la pensée, car elle se donne comme son lieu électif, son fondement (Deleuze, 1968 : 351). À ce sujet, Deleuze écrit dans l’un de ses ouvrages, Différence et Répétition (1968), que « fonder, c’est toujours se représenter », et, selon lui, le fondement n’est en réalité rien d’autre que l’opération de la raison. La métaphysique traditionnelle porte donc à son paroxysme l’idée de raison dans la compréhension totale de l’être et de l’histoire. C’est un tel travail qu’entreprend, par exemple, un philosophe comme G.W.F. Hegel dont un exposé succinct de la thèse peut être instructif.

En effet, dans ses Principes de la philosophie du droit (1940), Hegel soutient que « concevoir ce qui est la tâche de la philosophie, car ce qui est, c’est la raison » (p. 43). Selon le penseur allemand, désormais, la philosophie sera la prise de conscience de la « Raison dans l’Histoire » et sera elle-même un moment de ce changement. Il en découle qu’il n’y aurait plus de séparation entre le relatif et l’absolu. L’Être se manifesterait dans le réel, l’infini dans le fini. Et dans la mesure où il n’y aurait plus d’opposition entre ce qui est temporel et ce qui est intelligible, l’Idée étant elle-même l’Histoire, « tout ce qui est réel est rationnel et tout ce qui est rationnel est réel » (p. 41).

Dans la réalité, Hegel réduit la vérité de l’être et de l’Histoire à l’Idée, principe même de la représentation. Ainsi, si la vérité se définit classiquement comme adaequatiorei et intellectus, c’est-à-dire comme la correspondance de la pensée et de l’objet, c’est l’Idée qui en est l’adéquation. Cette Idée n’est pas à prendre au sens subjectif superficiel où mes représentations seraient conformes à une réalité extra-mentale, mais au sens métaphysique où, le but du concept étant accompli objectivement, l’objectivité est désormais conforme au concept qui, lui-même, s’est adéquatement réalisé en elle. Concrètement, il s’agit, sur le plan logique, de l’adéquation entre la Pensée pensante, comme acte subjectif de production de soi, et la Pensée pensée, comme totalité des déterminations logiques produites par cet acte conceptuel. L’idée est chez Hegel réellement l’espace, voire le territoire où la Pensée célèbre la parfaite liberté de son absolue réconciliation avec soi. L’Idée n’est donc pas seulement vraie en général. Elle est le vrai lui-même. À tel point qu’aucune réalité logique, naturelle ou spirituelle n’a de vérité sinon dans la mesure où, participant de l’Idée, elle est elle-même l’Idée. De ce fait, l’idée est le point d’aboutissement de l’odyssée de la raison dans l’histoire.

Revenons à Deleuze pour souligner que Hegel se serait illusionné en circonscrivant tout le réel dans la seule sphère de la raison et de la théorie de la représentation qui lui est assortie. En se démarquant de cette perspective, Deleuze cherche à ruiner l’idée selon laquelle la raison est le fondement de la représentation. Pour lui, c’est la raison qui rend la représentation infinie. Elle veut tout résorber sous son règne. Par conséquent, la raison refuse d’admettre qu’il existe « des distributions libres et nomades » qui échappent à son contrôle et débordent ses frontières. Deleuze pense que tout l’hégélianisme n’a été rien d’autre que la substantialisation d’une raison qui est devenue en elle-même suffisante, autosuffisante et qui ne laisse plus rien échapper à sa juridiction. La raison manifesterait ainsi la prétention de tout quadriller à l’intérieur de ses frontières au point où Michel Foucault a parlé de « la cage d’acier du rationalisme ».

Pour Deleuze, il est impérieux de changer de perspective philosophique. Ce changement d’orientation défend l’idée selon laquelle « penser n’est ni un fil tendu entre le sujet et l’objet ni une révolution de l’un autour de l’autre » : « Penser se fait plutôt dans le rapport du territoire et de la terre » (Deleuze et Guattari, 2005 : 82). Retrouver un territoire à la pensée qui échappe à toute emprise de la raison, tel est l’objectif que s’assigne Deleuze. Comme postulat de base à cette entreprise, il admet que la terre de la pensée est mobile, non situable, non localisable. Il s’ensuit que la pensée échappe à tout fondement, à toute territorialité fixe, défie tout ancrage, tout enracinement. L’orientation recherchée par Deleuze est de poser les bases d’une « ontologie faible » [7], d’une pensée non ontologique qui tente de désancrer les certitudes et d’ébranler les « absolus » référentiels. Toute la question reste donc de savoir quel statut nouveau Deleuze attribue finalement à la philosophie.

Massive et éloquente, sa réponse est claire : « La philosophie est une géophilosophie, exactement comme l’histoire est une géohistoire » (Deleuze et Guattari, 2005 : 91). Cette réponse indique que la pensée devra de plus en plus s’ouvrir aux espaces, aux territoires, reconnaître sa dimension essentielle d’espacement et ne plus se limiter à une médiation sur son histoire et l’histoire des concepts comme son point d’ancrage. Deleuze marque une césure nette avec la philosophie classique ou la métaphysique traditionnelle qui, orientant la pensée vers la recherche de la vérité, voit en elle l’œuvre d’un sujet épistémique constitué, qui connaît des objets et qui opère à l’aide de facultés distinctes qui ont chacune un territoire spécifique : sensibilité, imagination ou raison.

Deleuze va ainsi opérer un décentrement philosophique qui a comme présupposé fondateur l’exil. Selon l’auteur français, afin qu’existe la pensée, il ne suffit plus de rester dans un territoire familier de la représentation toujours déjà balisé entre le Moi, l’Objet et le Concept. Il faut admettre l’extériorité ou l’étrangeté absolue d’une chose ou de quelqu’un qui nous force à penser la contingence ou l’événement singulier d’une rencontre. Évoquons ici l’indiscernable, l’indécidable, l’impensé, bref, le « non-sens » qui domine toute pensée et qui l’ouvre à l’altérité. Deleuze conçoit cet impensé comme ce qui est « impersonnel », « pré-individuel ». En clair, ce sont, selon lui, « les singularités libres et nomades » en perpétuel déplacement (Deleuze, 1969 : 166).

Le recours au concept de nomadisme n’est pas gratuit. Il participe d’une volonté de fournir une grille de lecture spécifique au réel. Si, au départ, le mot nomade se dit des peuples et des sociétés dont le mode de vie comporte des déplacements continuels, par son opposition à « sédentaire » qui exprime l’idée d’un être qui reste dans une région aux frontières déterminées, ce qui intéresse Deleuze dans ce terme, ce n’est pas surtout l’idée de l’extrême mobilité ou de l’errance, mais la forme de distribution dans l’espace. Un espace qui peut devenir philosophique, mental, politique, esthétique, symbolique, etc. Dans cette perspective, le nomadisme devient la base même de l’ontologie deleuzienne.

La pensée nomade postule le principe de l’exil. Il est question de refuser de figer, de systématiser, de totaliser. Cette pensée cherche à chaque fois à désancrer les certitudes, restituant ainsi à la pensée ses droits à une pensée ouverte aux choses et aux flux du monde dans le désir permanent d’une patrie, d’un territoire. Il s’agit d’habituer l’être à ne plus se croire à sa place dans le monde, de le déstabiliser, de le désarmer de la certitude qu’il habite quelque part, comme en son « lieu naturel » qui ne peut être, à tout prendre, que le « vide interstitiel », l’être scindé qui le lie et le coupe à la fois du monde. Désormais, il faut cultiver en cet être l’impression d’être un étranger jeté dans le monde, un habitant sans habitat, un nomade sans tente, un occupant sans place.

La pensée nomade impose donc une relation entre le sujet et l’espace. Animé en effet par les désirs pluriels qui laissent échapper en lui des zones d’ombre dans sa pensée, le sujet ne se donne plus que comme multiplicité, aspiré, et possibilité d’une imprévisibilité radicale. Il n’est plus enraciné dans les certitudes existentielles, à l’image du sujet cartésien, logé définitivement dans le solipsisme de la rescogitans. Dorénavant, il est multiple, pluriel, collectif, fruit d’agencements qui comportent plusieurs termes hétérogènes. Remarquons bien que la pensée d’un tel sujet ne peut s’installer qu’en dehors des frontières de la conscience. Son lieu d’élection, c’est le monde des flux, des conjonctions et des disjonctions, des rencontres à chaque fois singulières, fortuites et imprévisibles. Comme implication, le dehors [8] s’installe dans la pensée à travers l’extériorité des espaces et des lieux. Or, le plus souvent, ces lieux et ces espaces sont physiquement quadrillés ou striés par les frontières étatiques et leurs appareils de contrôle.

C’est le lieu de noter ici le rapport, très substantiel, qui existe entre la pensée et l’État. À ce sujet, Manola Antonioli note :

La pensée implique donc toujours des formes de distributions. L’histoire de la philosophie occidentale a su imposer progressivement une distribution qui présuppose un partage du distribué, une distribution sédentaire, dans la pensée et l’État (distribution qui est toujours solidaire d’un État organisé et centralisé, « pensée-État, toujours chargée d’une dimension politique lourde de conséquence) (Antonioli, 2003 : 25-26).

La pensée de Hegel est la parfaite illustration des liens consubstantiels qui existent entre la pensée et l’État. Chez Hegel, l’État est le rationnel en soi et pour soi. Il est l’expression achevée et aboutie d’une pensée qui a réalisé son concept, c’est-à-dire une pensée qui manifeste sa liberté absolue. Dès lors, le sujet ne développe pleinement sa connaissance tout comme sa liberté qu’à l’intérieur de l’État, c’est-à-dire comme citoyen d’un État dont l’universalité et l’homogénéité sont reconnues. Il y a ainsi une identité manifeste entre la pensée et l’État universel et homogène, celui-là même qui réalise la « fin de l’histoire ».

Si, dans la perspective de Hegel, et même depuis la Grèce antique, la pensée est associée à un territoire, à une Polis, c’est-à-dire une Cité, Deleuze propose une déterritorialisation dans laquelle on se distribue dans un espace ouvert, illimité ou du moins sans limites frontalières précises. C’est une distribution « nomadique » sans enclos ni mesure, où l’être se retrouve dans l’errance et le nomadisme, longeant des espaces lisses et désertiques. Il s’agit de l’escapade du sujet dans des zones d’indiscernabilité, dans des territoires neutres, des vides interstitiels où les frontières entre individus s’estompent jusqu’à des « flux moléculaires ». La pensée nomade devient donc une politique nomade avec, comme thème majeur, la déterritorialisation.

La déterritorialisation et les nouvelles formes sociales d’agencements

La déterritorialisation a une portée heuristique décisive dans la compréhension de l’Être et surtout dans la saisie parfaite de la dynamique de cet être dans la sphère du capitalisme, régime politique et économique donné aujourd’hui comme universel dominant et à partir duquel Deleuze exprime et opérationnalise le concept de déterritorialisation. En effet, chez Deleuze, se déterritorialiser implique quitter une habitude, une sédentarité, un lieu. Autrement dit, la déterritorialisation signifie le refus de toute assignation, de toute identification, de toute territorialité fixe. Mais la déterritorialisation n’est pas une fin en soi, car elle se comprend mieux quand on l’associe à la reterritorialisation qui est son contraire. Avec la reterritorialisation, l’Être retrouve un nouveau territoire, mais sous de nouvelles modalités, en attendant une prochaine déterritorialisation. Le but de la déterritorialisation est donc de défonder l’Être et de le reconfigurer spatialement. D’après Deleuze, ce paradigme théorique se comprend mieux à travers une analyse des mutations historiques du capitalisme et des nouveaux agencements sociaux qui lui sont assortis.

Instruit par l’expérience historique de la bourgeoisie, Deleuze établit que le capitalisme est par nature révolutionnaire. Il est contraint de révolutionner en permanence ses outils de production pour accroître sa rentabilité. Il s’ensuit que le capitalisme est au croisement de tous les flux de production et ne peut se survivre qu’en se recréant indéfiniment, en changeant constamment de forme. Dans cette optique, il est reconnu au capitalisme la capacité de supporter le libre écoulement des flux décodés. Au plus haut point et plus que toutes les autres formations sociales, le capitalisme tend donc vers la libération des flux de désirs. Il représenterait, de ce fait, le plus grand mouvement de déterritorialisation de l’histoire de l’humanité. C’est cette idée que Philippe Mengue, l’un des éminents commentateurs de Deleuze, met en relief lorsqu’il fait l’observation suivante :

Le capitalisme est inamovible dans l’histoire des sociétés humaines. On doit donc aller jusqu’à penser que le capitalisme, en tant qu’économie de libre marché, représente la logique économique, et comme tel il n’est plus, dans son principe, d’aucun régime. Il est au croisement de tous les flux de production et par nature il ne peut se maintenir qu’en se récréant à chaque fois. Il est donc toujours nouveau : néo-néo…capitalisme. Il ne cesse de s’inventer pour le meilleur comme pour le pire. Et chaque fois, il rencontre une forme sociopolitique qui le régule : au capitalisme des patriciens et des esclaves correspond la Polis ou la République romaine ; au capitalisme agraire et fluvial, l’État despotique et bureaucratique ; au capitalisme financier italien et hanséatique, les Cités libres de la Renaissance ; au capitalisme industriel des XVIIIe et XIXe siècles, la démocratie parlementaire, au capitalisme financier et boursier, la démocratie informatique des communications numériques (Mengue, 2003 : 124).

Contextualisé dans le processus de la mondialisation, qui inaugure ce qu’on pourrait qualifier de phase de modernisation avancée du capitalisme ou de capitalisme postmoderne [9], on peut comprendre le fonctionnement déterritorialisant du capitalisme selon trois aspects, si nous nous fions à la taxinomie élaborée par Michael Hardt et Antonio Negri dans leur ouvrage Empire :

– premièrement, dans les processus de l’accumulation primitive, le capital sépare les populations des territoires spécifiquement codés et les met en mouvement. Il en résulte que les cultures traditionnelles et les organisations sociales sont détruites dans la marche infatigable du capital à travers le monde. Le capitalisme cherche ainsi à créer les réseaux et les voies d’un système économique, social et culturel unique de production et de circulation ;

– deuxièmement, le capital rassemble toutes les formes de valeur sur un même plan commun et les relie toutes par l’argent, qui est leur équivalent général ;

– troisièmement, les lois selon lesquelles le capital fonctionne ne sont pas des lois séparées et fixes situées au-dessus, qui dirigeraient du haut des opérations du capital, mais des lois historiques variables qui sont immanentes au fonctionnement même du capital (Hardt et Negri, 2000 : 396-397).

Deleuze, qui fait une apologétique du capitalisme, est certain que la dynamique de ce régime social et économique repose sur le fait que son système s’est constitué et fonctionne sur la base de la conjonction des flux décodés et déterritorialisés. Il s’ensuit que c’est le décodage, c’est-à-dire la dérégulation ou encore la déréglementation qui est au cœur du capitalisme. Le capitalisme apparaît donc comme une machine démente comparable à la schizophrénie. Non loin de la folie, la schizophrénie est présentée par Deleuze, dans sa théorie de la schizo-analyse [10], comme le libre écoulement des flux sans aucune régulation. L’identité du capitalisme avec la schizophrénie repose sur le décodage des flux et la déterritorialisation. Mais, selon Deleuze, si le capitalisme est par nature déterritorialisant, il ne cesse toutefois de procéder à des reterritorialisations, le but étant d’arrêter le libre écoulement des flux. Ceci se fait à la faveur de la réabsorption de la plus-value par les appareils bureaucratiques et policiers qui quadrillent l’État. C’est à ce niveau que le capitalisme reste une axiomatique mortuaire qui écrase le libre écoulement des flux de désirs. Le caractère despotique du capitalisme le différencie donc fondamentalement de la schizophrénie et prouve qu’il n’est pas aussi libéral comme on peut le croire.

La schizophrénie, elle, brouille tous les codes et porte les flux de désirs à leur totale libération. De ce fait, la schizophrénie est la réalité même de la production désirante dans toute son authenticité. Elle consiste à « faire passer des flux de désirs à l’état libre sur un corps sans organes désocialisé » (Deleuze et Guattari, 1972 : 292). Avec la production du désir, c’est-à-dire la schizophrénie, la déterritorialisation devient absolue. C’est en cela que la schizophrénie se démarque de la déterritorialisation relative que représente la production capitaliste.

Toutefois, Deleuze reste convaincu que la seule formation sociale humaine qui soit installée dans une logique schizophrénique est le capitalisme. Aussi établit-il un rapport de connivence entre le capitalisme et la schizophrénie. Il montre que leur lieu commun est le décodage des flux et la déterritorialisation. La déterritorialisation destitue ainsi tous les pouvoirs établis, tous les codes institués. Désormais, le « socius » inaugure « le lisse », « le fluide », « le moléculaire », ces catégories qui interdisent d’assigner une identité ou une organisation précise à la société. Sous le mode d’un « corps sans organe », la société se donne comme une surface plane, désertique où les investissements libidinaux peuvent couler et circuler sans entraves ni interruption. Selon Deleuze, si le capitalisme est l’universel de l’histoire des sociétés et la limite de toutes les formations sociales précapitalistes, alors il y a un paradoxe fondamental au capitalisme. En effet, le capitalisme décode et déterritorialise certes, mais il ne pousse pas son action jusqu’au bout, car, bientôt, il veut reterritorialiser à travers une série de mécanismes de contrôle qui veulent capturer la plus-value. La schizophrénie pourtant ne cesse inlassablement de décoder et de déterritorialiser. Elle est donc la limite du capitalisme, plus exactement, elle représente le pas décisif que le capitalisme, dans ses différents stades historiques et ses multiples mutations, se refuse à franchir.

Observons bien que Deleuze pressent l’avènement d’un type nouveau de capitalisme qui va répondre à cette exigence de la libération totale des flux de désirs décodés : il s’agit du capitalisme postmoderne. Redéfinissant les bases d’une nouvelle dynamique économique, Deleuze souhaite en effet substituer à l’économie politique telle que l’entendait Karl Marx l’économie libidinale. C’est l’économie libidinale, avec le désir comme force de déterritorialisation, qui nous introduit dans la dernière phase du capitalisme, celle dite de la mondialisation ou de la déterritorialisation. Dans cette phase, nous assistons à un flottement généralisé de l’Être et des valeurs. En réalité, tout est déréglé, défondé, désubstantialisé, déshistorisé et finalement déterritorialisé.

Dans un tel univers, rien n’est fondé définitivement. L’homme est amené à un état d’errance avancée qui se traduit par l’indifférence, la désertion du champ social. La désaffection et la désaffiliation vis-à-vis des institutions sociales recréent ainsi de nouvelles communautés affectives fondées sur le partage des goûts et des émotions, des réseaux virtuels créés par les moyens télématiques. Un auteur comme Michel Maffesoli, dans son ouvrage L’Instant éternel. Le retour du tragique dans les sociétés (2000) voit s’opérer ici la fragmentation des sociétés, sans possibilité de recomposition stable : la société des « tribus » est un monde où l’individu cesse d’appartenir en totalité à un seul groupe, il est multiple, fragmenté, écartelé entre plusieurs appartenances. Ce sont ces « néo-tribus » qu’Appadurai appelle aussi ethnoscape [11] qui nous entraîne sur les chemins de l’anthropologie de l’exil, elle qui permet de saisir la mondialisation en termes de conséquences culturelles.

  1. ANTHROPOLOGIE DE L’EXIL, NÉOCAPITALISME DÉTERRITORIALISÉ ET SPHÈRE PUBLIQUE DES EXILÉS

Le modèle westphalien de l’État-nation, qui présupposait un lien solidaire entre un peuple, un appareil politique centralisé, un territoire aux frontières circonscrites et une unité politique homogène et souveraine, manifestement s’atrophie, dépérit et périclite. Avec la déterritorialisation du capital, l’État-moderne doit faire face à d’autres réalités, à d’autres unités souveraines à l’extérieur comme à l’intérieur de ses frontières.

Si pendant longtemps on a défini l’État comme un État-territoire, aujourd’hui, nous sommes confrontés à de nouvelles formes de communautés qui échappent à un territoire national, à une appartenance étatique et qui se mobilisent de façon locale et souple autour d’une cause, grâce, notamment, à l’Internet et à d’autres formes de réseaux. Reprenant les vues de Deleuze, M. Antonioli envisage un futur politique qui va se jouer dans un équilibre permanent et mobile entre la sédentarisation et le nomadisme, la déterritorialisation et la reterritorialisation. À cet effet, elle signale qu’aux marges ou en dehors d’une problématique institutionnelle, les nouvelles formes d’action politique microbiennes et souterraines seront tôt ou tard confrontées à une alternative : s’isoler dans un excès de critique et une parcellisation de l’action qui risque de nuire à leur efficacité ou bien se doter d’une organisation réglée et institutionnelle et être réabsorbées par les structures étatiques auxquelles elles avaient essayé d’échapper (Antonioli, 2003 : 58).

Cette opposition qui se joue entre l’homogénéisation et l’hétérogénéisation pousse l’anthropologue de l’exil, Arjun Appadurai, à établir un lien causal entre la dynamique révolutionnaire du capitalisme globalisé et l’attitude labile des populations exilées. Selon Appadurai, tandis que le capitalisme international modifie ses besoins, tandis que les États-nations modifient leur politique vis-à-vis des populations exilées, ces groupes mouvants ne peuvent jamais, quels que soient leurs désirs, laisser leur imagination trop longtemps inactive.

Les frontières de l’imagination

L’imagination joue un rôle moteur dans la construction des nouveaux territoires ethniques et culturels. Dans ces nouvelles localités, émergent des identités mixtes, complexes, flexibles, hybrides. Pour Appadurai, ceci n’est que la conséquence directe de nouvelles dynamiques initiées par les forces à la fois centrifuges et centripètes de la mondialisation.

Appadurai substitue la notion d’imagination à celle de « représentation collective ». Il voit dans l’imagination une force positive et émancipatrice. Selon lui, désormais l’imagination n’est plus cantonnée à certains domaines d’expression spécifique comme dans le passé. Il entend ainsi donner à l’imagination une connotation plus large. L’imagination est devenue un fait collectif. Associée à l’innovation technologique, elle fonde la pluralité des mondes imaginaires. Pour étayer sa thèse sur la nouvelle puissance de l’imagination dans les nouvelles configurations sociales, Appadurai s’appuie sur trois distinctions.

D’abord, l’imagination a abandonné l’espace d’expression spécifique de l’art, du mythe et des rites pour faire désormais partie, dans de nombreuses sociétés, du travail mental quotidien des gens ordinaires. Ces gens ont entrepris de déployer la force de leur imagination dans les pratiques quotidiennes. Appadurai en veut pour preuve la manière dont les déplacements des populations et les moyens de communication contextualisent et structurent, de concert, nos représentations actuelles (Appadurai, 2000 : 31). Grâce à l’imagination, les populations migrantes peuvent s’inventer de nouveaux modes de vie adaptés à leur exil. L’exil renforce ainsi les pouvoirs de l’imagination dans la double capacité de se souvenir du passé et de désirer le futur, ce qui donne lieu à un bricolage existentiel, une vie souvent de l’improvisation dont la stratégie consiste à s’adapter ou à s’ajuster dans les nouveaux contextes diasporiques.

Ensuite, il existe une distinction entre l’imaginaire et le fantasme. Selon Appadurai, contrairement au fantasme qui implique nécessairement que l’on établisse une séparation entre le domaine de la pensée, le domaine du projet et celui des autres domaines qui renvoient au monde privé des individus, l’imagination nous projette dans l’avenir. Elle nous prépare à nous exprimer dans le domaine esthétique ou dans d’autres domaines. Nous nous aidons de l’imagination pour agir et non pas seulement pour nous évader (p. 34). L’imagination nous projette ainsi dans des utopies programmatrices susceptibles de redéfinir les trajets et trajectoires existentiels.

Enfin, il faut opérer une distinction entre les significations individuelles et collectives de l’imagination. Appadurai considère l’imagination comme une propriété appartenant à des groupes d’individus. Le concept d’imagination peut parfois revêtir le nom de « communauté affective », c’est-à-dire un groupe d’individus qui partagent ses rêves et ses sentiments (p. 35). Appadurai fait référence à des types de confréries qui s’apparentent à ce que Diana Crane (1972) a nommé les « académies invisibles » par analogie au monde de la science. Ces confréries sont souvent transnationales, voire post-nationales. Leur expression la plus concrète est ce qu’on appelle aujourd’hui les communautés imaginées post-nationales ou déterritorialisées. Ils revêtent aussi le nom d’ethnoscapes.

Les ethnoscapes et les univers fluides transnationaux

Appadurai postule que de par le rôle aujourd’hui attribué à l’imagination, la dimension culturelle est au centre du processus de la mondialisation. Toutefois, se détournant de la vision « culturaliste » qui essentialise la culture, il privilégie l’adjectif « culturel ». Notamment, il s’intéresse à la manière dont les différences culturelles sont mobiles dans un processus qui aboutit à produire l’identité d’un groupe. Mais, par définition, cette identité n’est pas figée, « elle fait flèche de tout bois, usant parfois d’éléments qui pourraient apparaître comme relevant d’autres cultures » (p. 13). La dialectique des rapports culturels établit un rapport disjonctif entre l’homogénéisation et l’hétérogénéisation culturelles. C’est à l’intérieur de ce rapport antagoniste que se jouent aujourd’hui les interactions globales. Appadurai affirme à cet effet qu’« au fur et à mesure que les forces issues des diverses métropoles débarquent dans de nouvelles sociétés, elles tendent rapidement à s’indigénéiser d’une façon ou d’une autre » (p. 6). C’est ce processus d’indigénisation propre au monde postcolonial qui produit les « néo-tribus » qu’Appadurai nomme ethnoscape.

Le concept d’ethnoscape lui permet de mettre en lumière les formes fluides, irrégulières des paysages sociaux. Ces paysages sont des « briques » de construction des « mondes imaginés », c’est-à-dire des personnes et des groupes dispersés sur toute la planète. Les individus qui constituent les ethnoscapes sont : touristes, migrants, refugiés, exilés, travailleurs, etc. Cette (re)configuration paradigmatique de l’ethnie, dans la phase actuelle de la globalisation du capital, permet à Appadurai de se prononcer sur la manière dont les différences culturelles aboutissent à produire des identités non pas figées, mais en constante (re)élaboration.

Les constructions identitaires ne se font plus dans un « jeu permanent d’opposition entre soi et l’autre, entre l’intérieur et l’extérieur, mais plutôt dans la multiplication de sphères d’exilés » (Appadurai, 2000 : 11), où des gens se réapproprient collectivement des récits et des images de leur appartenance d’origine. Qu’en font-ils ? Avec ces récits et ces images, les exilés peuvent s’inventer leur quotidien et localité. À une production rationalisée, expansionniste autant que centralisée, bruyante et spectaculaire correspond une autre production plus rusée, dispersée et indocile. Cette production s’insinue partout, silencieuse et quasi invisible, puisqu’elle ne se signale pas avec des produits propres, mais avec la manière d’employer et d’instrumentaliser les produits imposés par l’ordre économique dominant.

Les groupes migrent, se rassemblent dans les lieux nouveaux où ils peuvent reconstruire leur histoire et reconfigurer leur projet ethnique. Plus que jamais, les groupes ne sont plus étroitement territorialisés ni liés spatialement, ni dépourvus d’une conscience historique d’eux-mêmes, ni culturellement homogènes. Pour Appadurai, il existe un lien net entre le travail de l’imagination comme forme de résistance à la domination et l’émergence de solidarités globales susceptibles de donner naissance à un nouvel espace politique post-national.

La résistance se donne comme la diffusion de comportements résistants et singuliers. Prolongeant la pensée d’Appadurai, Antonio Negri soutient que « si la résistance s’accumule, elle le fait de manière extensive, c’est-à-dire par la circulation, la mobilité, la fugue, l’exode, la désertion » (Negri, 2001 : 104). Et il ajoute : « Il s’agit de la multitude qui résiste de manière diffuse et s’échappe des cages toujours plus étroites de la misère et du pouvoir » (p.104). Plus concrètement, à l’époque postcoloniale, la forme la plus éminente de la rébellion est l’exode de l’obéissance. Cette multitude [12] s’exile en se constituant, en se relocalisant, en se recontextualisant avec tout genre de mélange, de métissage, de créolisation. Une seule injonction domine alors le monde contemporain :

Mélanger les races et les cultures, constituer l’Orphée multicolore qui génèrera le commun à partir de l’humain. Détruisez toutes les barrières transcendantales qui empêchent le singulier de devenir commun et l’éternel d’innover : voilà ce qui signifie s’en aller en constituant (Negri, 2001 : 210).

On réalise bien que les politiques actuelles sont enclines à la transfiguration. Dans ce champ d’expression du politique, la localité se trouve dans une situation où l’État-nation affronte des types particuliers de déstabilisations transnationales. Dès lors, la localité est avant tout une question de relation et de contexte plutôt que d’échelle et d’espace. Les formations culturelles globales qui forment des « post-cultures », devenues plus que jamais fractales, sont dépourvues de frontières, de structures et régularités euclidiennes (Appadurai, 2000 : 85). Dans la mondialisation actuelle, l’ethnie est rentrée dans la phase de la déterritorialisation et de l’hybridation. Le dépassement des frontières naturelles, la contamination des langages, le métissage des genres et des races, l’hybridation générale de l’être sont autant d’éléments constitutifs des nouvelles communautés délocalisées. C’est la théorie postcoloniale qui exprime ou reflète cet état de fait.

  1. LE POSTCOLONIALISME OU LES FRONTIÈRES IDENTITAIRES ENTRE EFFRACTION, GOMMAGE ET RÉECRITURE DE SOI

La théorie postcoloniale s’est imposée dans les études littéraires et dans la recherche en sciences de l’homme et de la société à la faveur de trois principaux courants : l’orientalisme (Edward Saïd, Mamadou Diouf), le subalternisme (Ranajit Guha, Partha Chatterjee, Gayatri C. Spivak, etc.), le cosmopolitisme (Arjun Appadurai, Achille Mbembé, etc.). Si, au regard de ces trois courants d’irrigation, la théorie postcoloniale ou le post-colonialisme présente un visage éclectique qui mobilise des ressources hétérogènes, il reste que l’une de ces thématiques majeures porte sur les frontières identitaires. Ici, le concept de l’identité prend place dans une réflexion plus large portant sur la fin de l’utopie nationaliste.

La fin de l’utopie nationaliste

On sait qu’au départ, et juste après les indépendances des pays de la périphérie capitaliste, le concept d’identité nationale vise à conférer aux jeunes nations une conscience nationale dont le but est de saper l’autorité coloniale. Souvenons-nous de l’African personnality de Kwamé Nkrumah dans le contexte africain. Cette idéologie tenait que chaque pays a une spécificité qui lui est propre et qu’il est nécessaire d’unifier les populations autour d’un objectif politique qu’est l’autonomie collective. C’est, par exemple, ce qu’évoque Frantz Fanon quand il affirme :

La montée de l’identité nationale implique un développement de la conscience. L’unité nationale, c’est d’abord l’unité d’un groupe, la disparition des vieilles querelles, et la liquidation définitive des griefs non exprimés… en entreprenant cette marche en avant, le peuple légifère, se trouve lui-même, et veut sa propre souveraineté (Fanon, 1968 : 135-136).

L’unité nationale dont parle Fanon est bien anticoloniale. Sa particularité est qu’il inaugure de nouvelles formes de communautés qui élaborent des identités politiques collectives puissantes, le but étant de défier le pouvoir colonial. Ce point de vue est également partagé par Edward Saïd lorsqu’il écrit dans son ouvrage Culture et impérialisme :

C’est un fait historique que, par sa force de mobilisation politique, le nationalisme – restauration de la communauté, affirmation de l’identité, émergence de nouvelles pratiques culturelles – a lancé, puis fait progresser la lutte contre la domination occidentale… (Saïd, 2000 : 311).

L’idée de l’identité nationale est pourtant battue en brèche aujourd’hui au regard du nouvel ordre mondial dont la caractéristique est d’être dominé par la transnationalité. Avec une telle actualité liée à la mondialisation, les référents subjectifs et culturels qui aboutissent à produire un mode de socialisation et d’individuation inédit ruine l’idée de l’État-nation et, avec elle, celle du nationalisme. En contexte post-national ou postcolonial, le nationalisme est perçu comme l’expression d’une forme d’essentialisme. C’est dans ce cadre que certains penseurs, à l’instar de Paul Gilroy, ont pu reprocher au nationalisme noir d’être « ethniquement absolutiste ». Il découle de là que l’identité nationale repose sur une idéologie essentialiste, absolutiste et autoritaire. Toutefois, en dépit de sa rigidité, l’identité nationale apparaît comme un « projet inachevé » dans la mesure où le nationalisme n’est pas parvenu à libérer les pays post-indépendants du joug de l’impérialisme sur le plan politique, social et économique.

Avec le processus de la mondialisation, tout semble prouver que nous sommes entrés dans l’ère des identités postcoloniales qui, informées par la théorie ou la théorisation postcoloniale, ne semblent exister que sous les modalités de l’hybridité, de la fluidité, du rhizome. Ces nouvelles identités ne se conçoivent, dans la pensée post-colonialiste, que dans un écart aporétique entre la liberté du sujet qui se donne comme espace de toutes les identités et une identité de surface qui cache mal l’identité première. En d’autres termes, c’est poser l’identité comme un « entre-deux » pris entre un atavisme nativiste, voire nationaliste et une assimilation métropolitaine postcoloniale. Un tel espacement s’observe dans la migrance et les diasporas enclines aux identités métisses. Achille Mbembé parlerait de la concrétisation d’un « rêve d’une polis universelle et métisse » (Mbembé, 2010 : 85).

La cité métisse

C’est l’avènement de la cité universelle métisse, induite par « le fait central le plus marquant de notre époque qu’est la globalisation » (p. 80) qui autorise par exemple à repenser les frontières du continent africain. Dans ce canal conceptuel, Mbembé écrit :

L’Afrique n’est plus un espace circonscrit dont on peut définir le lieu, ou qui cacherait par-devers lui un secret ou une énigme, ou encore que l’on peut borner. Si le continent est encore un lieu, il s’agit bien souvent et pour beaucoup d’un lieu de passage ou de transit. C’est un lieu en train de se dénouer autour d’un modèle nomade, transitaire errant ou asilaire. La sédentarité tend à y devenir l’exception. Les États, là où il en existe, sont des nœuds plus ou moins juxtaposés que l’on cherche à enjamber (p. 22).

Ce nouveau visage que présente l’Afrique laisse voir que le continent est en majorité peuplé de passants potentiels. L’Africain est « un occupant sans place » prêt à chaque fois à se détourner de son lieu natal, dans l’espoir de se réinventer et de se réenraciner ailleurs. Le rêve de l’ailleurs est aussi un rêve de la métamorphose de soi et de la réécriture de son identité. Avec le rêve de l’ailleurs, la fatalité de l’ordre local/natal tend à se résorber par l’intercession qui combine la déterritorialisation et la reterritorialisation. L’ailleurs ou, pour être plus précis, les images venues d’ailleurs par le biais d’une médiatisation imaginative, pénètre dans les localités qui sont elles-mêmes pétries d’imaginaires. Les communautés imaginées transnationales, selon l’expression d’Appadurai, produits de ces localités imaginaires, définissent finalement les contours ontologiques d’un monde dans lequel le réel et le virtuel se brouillent. Du coup, dans la logique deleuzienne, c’est la virtualisation [13] qui devient le principe matriciel du monde postcolonial. C’est elle qui finalement est au cœur de la transnationalisation. Elle inaugure l’avènement d’un sujet non localisable qui se trouve permanemment dans un hors-là, c’est-à-dire un non-lieu. À l’encontre de l’Être-là heideggérien, l’adverbe là ne réfère pas à l’existence, mais à un espace inassignable, à un lieu indiscernable. Précisément, le là renvoie à la déterritorialisation qui implique aussi le nomadisme. Appariées, la virtualisation et la déterritorialisation réinventent une culture nomade qui fait surgir un milieu d’intersections sociales où les relations se reconfigurent avec un minimum d’inertie.

Dans un tel contexte, il s’ensuit que l’identité devient mobile, flexible, fluide, plurielle. C’est ce qui amène Mbembé à soutenir finalement qu’il n’y a pas d’identité africaine qui se laisserait désigner par un terme unique ou que l’on pourrait nommer par un seul mot ou encore qui pourrait être subsumée sous une seule catégorie. Se détournant de toute approche substantiviste, Mbembé soutient que l’identité africaine ne saurait exister comme une substance ; elle se constitue plutôt dans ses formes variées, à travers une série de pratiques, notamment des pratiques de pouvoir et des pratiques de soi dans la logique foucaldienne du « jeu de vérité ». Il insiste en arguant que ni les formes de cette identité, ni ses idiomes ne sont toujours identiques à elles-mêmes. Ces formes, ces idiomes sont mobiles, réversibles et instables (Mbembé, 2002 :42).

Dans l’esprit du penseur camerounais, l’enjeu ici est de délégitimer toute idée de fondement ou d’enracinement identitaire. Le jeu de vérité qu’il emprunte à Michel Foucault veut rompre avec une histoire uni-totalisante ou globale de l’Afrique fondée sur l’originalité ou le nativisme. Le jeu de vérité autorise une permutation identitaire. L’identité est désormais conçue comme un texte qui donne lieu à diverses interprétations et implique un jeu infini de significations. Il s’ensuit que chacun est libre de donner une signification à son identité et peut envisager autant de significations possibles.

Pour la vision post-colonialiste du monde, l’identité s’origine dans la multiplicité et la dispersion. Aussi, selon Mbembé, « le renvoi à soi n’est possible que dans l’entre-deux, dans l’interstice entre la marque et la démarque, dans la co-constitution » (Mbembé, 2010 : 83). Dans le processus de la globalisation actuelle, cela représente une opportunité, car elle permet au colonisé, qui se trouve dans une séculaire situation de domination, de mêler utopie et pragmatisme (p. 23). Dans ses conditions, défend Mbembé,

La colonisation apparaît non plus comme une domination mécanique et unilatérale qui force l’assujetti au silence et à l’inaction. Au contraire, le colonisé est un individu vivant, parlant, conscient, agissant et dont l’identité est le résultat d’un triple mouvement d’effraction, de gommage et de réécriture de soi. (…) L’identité du colonisé, comme celle du colonisateur, se forme au point d’intersection entre l’ellipse, le décrochage et la reprise (p. 83).

Cette théorisation postcoloniale qui s’appuie sur les concepts de déterritorialisation et d’exil anthropologique pour défendre une vision du monde qui se caractérise essentiellement par « l’érosion identitaire », le refus d’une identité stable et d’une totalité organique territorialisée, n’a-t-elle pas une fonction idéologique qu’on pourrait mettre en lumière ?

  1. IDENTITÉS RHIZOMATIQUES ET LOGIQUE CONSUMÉRISTE DANS L’EMPIRE CAPITALISTE DÉTERRITORIALISÉ

Le nouvel ordre d’instabilité dans la création des subjectivités contemporaines que tente d’exprimer ou de refléter la théorie postcoloniale et que nous saisissons sous la coupe conceptuelle de la déterritorialisation et de l’exil anthropologique intègre bien la logique de ce que Michael Hardt et Antonio Negri appellent l’Empire. Selon ces auteurs, l’Empire capitaliste mondial est caractérisé dans sa phase actuelle par la mobilité inaltérable. C’est

Un appareil décentralisé et de gouvernement, qui intègre progressivement l’espace du monde entier à l’intérieur de ses frontières ouvertes et en perpétuelle expansion. L’Empire gère des identités hybrides, des hiérarchies flexibles et des échanges pluriels modulant ses réseaux de commandements (Hardt et Negri, 2000 : 17).

Procédant à une anatomique de cet appareil, Hardt et Negri soulignent que l’Empire serait un pouvoir absolu, mais sous la forme d’un équilibre instable, qui a réussi à intégrer à la machinerie capitaliste des demandes antérieures des mouvements sociaux telles que le droit à la différence, l’autonomie individuelle, etc. Selon Hardt et Negri, l’Empire représenterait le système le plus systématique de l’histoire de l’humanité, car il n’aurait plus d’extérieur. Avalant tout, il serait le point d’aboutissement ultime de la logique dominatrice du capital, le système des systèmes, la totalité suprême. L’Empire capitaliste impose donc un néo-impérialisme qui, en supprimant les oppositions traditionnelles centre/périphérie, salariat/patronat, intérieur/extérieur, Nord/Sud, liquéfie et fluidifie les frontières pour asseoir sa domination. En substance, le but suprême de l’Empire du néocapitalisme connexionniste est de délocaliser et de relocaliser le sujet au gré du mouvement du capital et de la circulation des marchandises. La fragmentation et l’hybridation ethnique et culturelle sont des nécessités impérieuses dans la mesure où chaque ère culturelle postcoloniale est un espace consumériste à conquérir.

Dans la réalité, la production d’un local, fût-il apatride, ne nie pas la globalisation du capital. La standardisation des normes de production et de consommation accélère la différentiation des formes de conduites et de sentir, chaque nouveau dispositif de déracinement libérant un mécanisme de contre-enracinement territorial (réel ou symbolique). Appadurai reconnaît explicitement que la déterritorialisation du capital crée de nouveaux marchés pour les compagnies cinématographiques, les impresarios et les agences de voyages qui vivent sur le besoin des populations déterritorialisées d’avoir un contact avec leur pays d’origine.

Effectivement, c’est sur le terrain de la déterritorialisation que l’argent, les marchandises et les personnes ne cessent de se poursuivre autour de la planète. Le grand paradoxe que doit donc affronter la politique culturelle aujourd’hui est que les primordias (de langage, de couleur de la peau, de quartier ou de patrie) sont désormais globalisés. Pour Appadurai, il ne s’agit pas justement de nier que ces primordias sont fréquemment le produit de traditions inventées ou d’affiliation disjonctive, mais de souligner que, du fait d’une interaction disjonctive et instable du commerce, des médias et des politiques nationales, et des phantasmes de consommation, l’ethnicité qui, autrefois, était un génie contenu dans la bouteille d’une sorte de localisme est désormais une force globale qui se glisse sans arrêt dans et à travers les fissures entre États et frontières (Appadurai, 2001 : 78).

Avec la fin du monopole étatique, l’Empire capitaliste déterritorialisé érige le grand marché en sujet post-national en lieu et place du grand sujet moderne. Le présupposé du grand marché déterritorialisé est qu’il faut que les marchandises soient produites en quantité croissante et à des coûts réduits. Pour réaliser le capital à la faveur des marchandises, il faut capter le désir de la multitude déterritorialisée, le rabattre sur le besoin et produire des sujets consommateurs. La consommation apparaît donc comme le moteur de la société postcoloniale. Pour David Harvey, qui mène une investigation sur le changement culturel contemporain, le facteur du changement reste l’évolution économique. Un maître-mot caractérise la logique du marché postcolonial : l’accumulation flexible (Sciences humaines, 1999 : 25). Depuis, en effet, le premier choc pétrolier, le marché, selon Harvey, s’est diversifié au détriment des emplois stables. Les industries, qui mettent de mieux à mieux à profit les ressources naturelles et humaines qu’offre chaque site géographique, délocalisent leur production : les disparités régionales s’accentuent, les périodes de crises et de booms locaux alternent, et, enfin, l’innovation accélère la rotation des produits marchands (p. 25). Dans cette gestion de la mode et de l’éphémère (Lipovetsky, 1987), les usages de conduite de la vie sociale éclatent. Ce mouvement est surdéterminé par « les politiques de l’identité ». Le multiculturalisme, l’hybridité, la créolisation et le métissage font donc désormais partie du capitalisme-déterritorialisation dans la mesure où ils constituent les cellules ou les principautés consuméristes qu’exploite le néocapitalisme déterritorialisé pour découpler ses profits et sa rentabilité.

CONCLUSION

Sur un plan épistémologique et théorique, les concepts de déterritorialisation et d’exil anthropologique fournissent un outillage scientifique pertinent pour intelliger les nouvelles configurations identitaires qui se dessinent et se (re)déploient dans le processus de la mondialisation. Plus systématique, la théorie postcoloniale a le mérite d’exprimer ou de refléter cette vision du monde. Il s’ensuit qu’avec la transnationalité inscrite au cœur de la mondialisation actuelle, les constructions identitaires s’élaborent à l’interface du local, du global et des différences culturelles. Du coup, les frontières identitaires deviennent mobiles, plurielles. Dans cette perspective, l’État-nation n’est plus qu’une coquille vide qui, progressivement, est appelée à dépérir pour laisser place à une nouvelle citoyenneté fondée sur les réseaux transnationaux et dans lesquels émergent des « communautés imaginées déterritorialisées ». Celles-ci ont pour caractéristique de retracer les trajectoires et les itinéraires existentiels en émancipant l’individu des « dispositifs institutionnels rigides » (Foucault), des « grands signifiants despotiques » (Deleuze) ou de « la violence symbolique » (Bourdieu) qu’incarnent l’État et son principe du nationalisme.

Dans une perspective plus critique, soulignons que ce nouvel ordre mondial d’instabilité qui célèbre la mobilité, la fluidité ou la flexibilité identitaire et qui est systématisé par la théorie postcoloniale rentre dans la logique de la société de consommation promue par l’Empire capitaliste déterritorialisé. Les frontières poreuses qui permettent un redéploiement identitaire favorisent l’émergence et la démultiplication des sphères d’appartenance propices à créer des cellules ou des principautés consuméristes qu’exploite le néocapitalisme déterritorialisé et connexionniste pour accroître sa rentabilité. L’individu qui fait effraction dans son identité en la gommant et en la réécrivant en fonction des espaces infinis qu’offre la mondialisation est donc très utile à ce néo-capitalisme, car ce dernier doit toujours trouver du nouveau : de nouvelles terres, de nouveaux débouchés, de nouveaux produits, de nouveaux marchés, de nouvelles frontières.

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[1] Université de Yaoundé 1, Cameroun.

[2] Chantre de la société créole, Edouard GLISSANT voit en la créolité une chance de médiatiser la reconnaissance de soi et de l’Autre, l’identité redécouverte et l’altérité en promesse. Voilà l’une des raisons qui explique son recours au néologisme « Diversalité » pour exprimer la possibilité de vivre en préservant harmonieusement et consciemment le Divers du monde loin des relents de l’universalité coloniale. Contre les dangers des polarisations « unicistes » qui fomentent les intégrismes ethnicistes d’un côté et les totalitarismes expansionnistes de l’autre côté, il fallait trouver un équilibre entre l’identité et l’altérité.

[3] GLISSANT resitue ici la question de l’identité en tant que tremplin et déploiement de l’altérité sous la forme d’une Poétique de la Relation travaillée. L’effort du poète martiniquais n’est pas de restituer l’identité au prix d’une non identité, mais de la redéfinir en tant que Relation. Cette notion est capitale, car pour Glissant, c’est la relation qui soude le binôme identité/altérité. Les deux pôles ne peuvent plus vivre l’un sans l’autre. C’est leur conjonction, leur osmose qui permet à chacun d’être là et ailleurs, enraciné et ouvert, en accord et en errance.

[4] Dans son ouvrage Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Arjun APPADURAI, l’un des célèbres théoriciens du post-colonialisme, présente la mondialisation en termes de conséquences culturelles. Selon lui, le facteur clé de ce grand processus est la transnationalité qui impose un nouveau destin au patriotisme et aux identités culturelles.

[5] À la suite de DELEUZE, Edouard GLISSANT, qui oppose les identités-rhizomiques aux identités-racines, indique que l’homme créole, prototype de l’identité-rhizomique, n’est pas le produit d’un tronc-racine unique à la manière dont on représente un arbre généalogique occidental cherchant à démontrer une filiation. Son principe identitaire en inverse radicalement la figure. Ses branches sont issues du sol avant d’être aspirées par le tronc-créole. L’homme créole est une racine démultipliée, rhizomée, qui s’étend en transversalité, en horizontalité, pas en verticalité acquise par la Révélation/filiation comme n’ont cessé de s’en réclamer les idéologies coloniales prétendant à une légitimité instituée du droit divin. Aussi Glissant se pose-t-il la question suivante : quel leurre ! la filiation ? Mais surtout quelle filiation, insinue Glissant, peut-il y avoir entre un Chinois mêlé de sans nègre, blanc, tamoul perfusé depuis trois générations sur le sol d’une île antillaise ? Et de même, qu’est-ce qu’une filiation aujourd’hui dans un monde sur mélangé ? Pour Glissant, le principe même de l’Arlequin créole n’a pas à proprement parler d’« être », d’« essence », au sens des termes éculés par la philosophie européenne. Il n’est ontologiquement parlant qu’un « étant », parce qu’il s’étend dans l’étendue de ses rapports multiples à l’être du monde dont il est la résultante. Ce n’est pas l’homme d’une genèse révélée, mais l’humain produit par « digenèse », contraction signifiant une diversité et genèse encore, dans son emploi au singulier, une genèse qui n’a pas de source.

[6] Le concept de déconstruction est du philosophe français Jacques DERRIDA. À la faveur de ce concept, DERRIDA entend tourner le dos à la tradition de la métaphysique occidentale qui reposait sur un logocentrisme décliné sous des termes appariés tels que voix/écriture, présence/absence, même/autre, masculin/féminin, nature/culture, sujet /objet, sensible/intelligible, passé/présent, etc., aussi dans l’esprit de DERRIDA, déconstruire n’est-ce pas détruire. La déconstruction s’effectue en deux temps : 1) la phase du renversement : comme le couple était hiérarchisé, il faut d’abord détruire le rapport de force. Dans ce premier temps, l’écriture doit donc primer sur la voix, l’autre sur le même, l’absence sur la présence, le sensible sur l’intelligible, etc. ; 2) une phase de neutralisation : on arrache le terme valorisé lors de la première phase à la logique binaire. Ainsi, on abandonne des signifiants antérieurs, ancrés dans cette pensée duelle. Cette phase donne naissance à l’androgynie, à la super-voix, à l’archi-écriture. Le terme déconstruit devient de ce fait indécidable. La déconstruction s’applique donc à des textes, majoritairement ceux de l’histoire de la philosophie occidentale. Les nouveaux termes deviennent ainsi indécidables, les rendant inclassables en faisant en sorte qu’ils amalgament deux pôles auparavant opposés. Déconstruire, c’est donc dépasser toute opposition conceptuelle rigide. C’est tout cela qui amène Gilbert HOTTOIS à définir la déconstruction comme « l’ensemble des techniques et des stratégies utilisées par J. Derrida pour déstabiliser, fissurer, déplacer les textes explicitement ou invisiblement idéalistes ».

[7] La notion d’« ontologie faible » est du penseur italien Gianni VATTIMO. Il est l’auteur de La Fin de la modernité. Nihilisme et herméneutique dans la culture postmoderne. S’arcboutant à la pensée nihiliste de NIETZSCHE et de HEIDEGGER dont le but était de saper les fondements de la pensée occidentale ou de la pensée comme fondement du rationalisme, VATTIMO soutient le principe de la dissolution de l’Être. Selon lui, « tant que l’homme et l’être seront pensés métaphysiquement, c’est-à-dire sur un mode platonicien, et en termes de structures stables qui imposent à la pensée comme à l’existence le devoir de se « fonder » et de s’établir (par la logique et par l’éthique) dans le domaine du non-devenant (le tout se réfléchissant dans une mythologie de structures fortes étendues à tout le champ de l’expérience), la pensée ne pourra vivre en aucune façon la positivité de cette véritable ère post-métaphysique qu’est la postmodernité ».

[8] Qu’est-ce que précisément le dehors dans la philosophie de Gilles DELEUZE ? Le dehors est un pli qui induit des révulsions inséparables. Le dehors n’est que le dehors du pli comme les couloirs d’un labyrinthe deviennent indiscernables de son plan horizontal. Selon DELEUZE, on n’éprouve jamais le labyrinthe depuis la verticalité d’un point séparé de lui. Le labyrinthe est l’épuisement d’un problème, et le dehors lui appartient en une parfaite immanence comme pour le cerveau dont les fentes synaptiques, les microcoupures, seront inhérentes aux trajets des neurones. Le dehors occupe le cerveau sans que cela suppose une sortie possible de la boîte crânienne où se trament les songes, les légendes et les images du monde les plus délirantes.

[9] Dans un livre au titre très révélateur, Le capitalisme postmoderne, Michel VAKAKOULIS essaye de mettre en lumière les caractéristiques principales de la dynamique de notre monde emporté par le vent de la mondialisation du capitalisme. À partir d’un recadrage théorique du débat entre néo-modernes et postmodernes, l’analyse de l’auteur porte sur le statut de la modernisation capitaliste, ses formes et ses représentations. Selon VAKAKOULIS, les stratégies de modernisation flexible mises en œuvre au cours des vingt dernières années par les forces dominantes ont bouleversé l’économie et la socialité de l’après-guerre : instauration de nouvelles règles de régulation économique, célébration du marché comme élément pivot des systèmes démocratiques, globalisation de la concurrence capitaliste, « déclin » des valeurs et des attitudes collectives au profit d’un individualisme concurrentiel.

[10] Pour DELEUZE, la thèse de la schizo-analyse, qui est en rupture de ban avec la psychanalyse traditionnelle telle que l’a formulée Sigmund FREUD, signifie que « le désir est machine, synthèse de machines, agencement machinique – machines désirantes ». Si la machine est généralement définie comme tout mécanisme propre à mettre en relation des éléments différents et à produire le mouvement, chez DELEUZE, elle signifie un système de coupures.

[11] Le suffixe « scape », précise APPADURAI, est tiré de landscape qui signifie dans sa traduction française : « paysage ». Cette terminologie permet à l’auteur de mettre en lumière les formes fluides, irrégulières des paysages sociaux, « formes qui caractérisent le capital international aussi profondément que les styles d’habillement internationaux ». Ces paysages sont des « briques » de construction des « mondes imaginés », c’est-à-dire les multiples mondes constitués par les imaginaires historiquement situés de personnes et de groupes dispersés sur toute la planète. Les individus qui constituent les ethnoscapes sont : touristes, immigrants, réfugiés, exilés, travailleurs, etc., cette reconfiguration paradigmatique de l’ethnie dans la phase actuelle de la globalisation du capital permet à APPADURAI de se prononcer sur la manière dont les différences culturelles aboutissent à produire des identités, non pas figées, mais en constante (re)élaboration (Cf. Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2000).

[12] Pour apporter une visibilité à cette citoyenneté mondiale produite par l’Empire capitaliste déterritorialisé, HARDT et NEGRI élaborent le concept de « multitude ». En réalité, l’Empire doit faire face à un nouveau sujet révolutionnaire qui est la multitude. En se situant dans la trajectoire idéologique de NEGRI, on peut mieux situer la généalogie et la signification de ce concept. C’est un truisme en effet que de dire que les années 1990 ont été marquées par l’effondrement de la légitimité du marxisme traditionnel. À l’extrême gauche, ce vide politique et théorique laisse la voie libre à des penseurs moins orthodoxes, héritiers conscients ou non de la pensée socialiste. Leurs écrits évoquent les thèses de « l’anarcho-communisme », du socialisme utopiste de la fin du XIXe siècle et de la tradition des conseils ouvriers et du « gauchisme » au XXe siècle. Ils privilégient tous modes d’organisation collective horizontaux, c’est-à-dire antihiérarchiques et antiautoritaires. Les thèses des intellectuels radicaux associés au mouvement altermondialiste font aussi écho aux analyses de la sociologie politique des « Nouveaux mouvements sociaux » – étudiants, féministes, écologistes, pacifistes, homosexuel(le)s – qui, selon le politologue canadien Francis DUPUIS-DERI, identifient dès les années 1960 et 1970 trois phénomènes marquants :

1) un déclin de la classe « ouvrière » comme sujet politique, 2) une valorisation de la diversité de l’individualisme au sein des mouvements sociaux, 3) une forme d’engagement militant qui privilégie les associations libres (groupes d’affinité) et, surtout, les organisations antiautoritaires, égalitaires et horizontales. Selon DUPUIS-DERI, si Antonio NEGRI pensait encore au début des années 1970 que l’ouvrier fordiste occupe une place hégémonique parmi les forces potentiellement révolutionnaires, quelques années plus tard, il remplace l’idée d’« ouvriers de masse » – celui d’usine – par celle de l’« ouvrier social ». Il s’agit d’un concept qui désigne un vaste « prolétariat » auquel sont amalgamés les jeunes, les femmes, les travailleurs à temps partiel et précaire, les travailleurs domestiques, les chômeurs, etc. Ce virage conceptuel est influencé par le mouvement Autonomia Operaia (autonomie ouvrière). L’analyse de Negri rejoindrait ainsi, même s’il convient de nuancer le propos, certaines préoccupations d’Herbert MARCUSE pour qui les marginaux sont porteurs d’un fort potentiel révolutionnaire. Dans cette trajectoire conceptuelle, l’« ouvrier de masse » incarne désormais une sorte d’aristocratie du travail, face aux précaires et aux marginaux. Selon cette nouvelle approche sociale et moins économique, la domination capitaliste s’étendrait à l’ensemble de la vie sociale. La conséquence en est que la lutte ne se déroule pas seulement dans le champ économique, mais englobe les choix de modes de vie, parce qu’elle se déroule au quotidien et de façon transversale au sein des communautés. Pour Negri, l’« ouvrier social » a pour objectif de vivre ici et maintenant comme un communiste, mais avec la violence révolutionnaire comme un moyen d’émancipation. Le contexte international de contestation de la mondialisation néolibérale animé par le mouvement altermondialiste contribue largement à inspirer Negri. En effet, depuis 2000, le mouvement altermondialiste est accompagné par deux tendances intellectuelles, l’une plus réformiste qui espère sauver le projet de la social-démocratie en favorisant une démocratie libérale plus participative, l’autre qui se dit anticapitaliste et favorise la démocratie directe, voire l’anarchie. Selon DUPUIS-DERI qui décrit ce paysage intellectuel du début du siècle, les intellectuels radicaux proches du mouvement altermondialiste poursuivent un développement philosophique qui reprend des préoccupations théoriques et politiques des marxistes antiautoritaires des années 1970, même si le vocabulaire ou les concepts tendent à changer. D’un point de vue théorique, soulignons que ces analyses de Negri s’inspirent de la pensée poststructuraliste de Gilles DELEUZE. En réalité, le potentiel qu’offre le poststructuralisme à la philosophie politique libertaire est grand. L’acceptation des thèses de DELEUZE par l’anarchisme permet à la philosophie politique d’abandonner sa conception stratégique des luttes politiques au profit d’une conception tactique, mieux adaptée, pense-t-on, à ses principes fondamentaux et à l’époque actuelle. C’est ce changement qui permet la rencontre de l’anarchisme avec la postmodernité où les méta-projets sont à la fois en dissonance avec l’esprit de l’époque et en décalage avec les possibilités politiques réelles. Ainsi conçu, le projet de la prise du pouvoir est abandonné au profit d’une lutte politique sur une multitude de fronts à travers des engagements tactiques, plutôt que stratégiques.

[13] En soutenant dans les années 60 que le virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel, Gilles DELEUZE préfigure les contours ontologiques du monde actuel dont la caractéristique est d’être charriée par un mouvement général de virtualisation. Aujourd’hui, la virtualisation affecte tous les aspects de l’être : l’information, la communication, l’économie, la culture, la politique, les cadres collectifs de la sensibilité, l’exercice de l’intelligence, etc. Plus qu’une mutation de l’être, la virtualisation est un déplacement ontologique qui bouleverse nos registres épistémologiques. Nous nous déplaçons vers un autre climat de l’être, comme si la terre se dérobait sous nos yeux.

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