Philosophie, sociologie, anthropologie

DES ÉTATS-UNIS D’AFRIQUE À LA RENAISSANCE AFRICAINE

Éthiopiques n°92.

Littérature, philosophie et art

De la négritude à la renaissance africaine

1er semestre 2014

DES ÉTATS-UNIS D’AFRIQUE À LA RENAISSANCE AFRICAINE

Toutes les grandes rencontres internationales initiées au Sénégal, ces trois dernières années, portent sur la thématique centrale de la Renaissance africaine, dont la réalité serait illusoire sans l’édification des Etats-Unis d’Afrique qui, véritablement, peut et doit en constituer le foyer et le catalyseur. Rien de grand ne saurait se faire sans de grands ensembles. L’avenir est à cela. Pour y arriver, il faut en finir avec le régionalisme, le tribalisme, le nationalisme, les États solitaires. En effet, les deux réalités que sont la constitution d’un État fédéral africain et la Renaissance africaine ne sauraient être dissociées et doivent être pensées ensemble, si l’on veut être en phase, à la fois, avec l’idéologie panafricaniste de nos illustres devanciers et avec la volonté moderne, politique et scientifique, de donner à l’Afrique sa véritable place qui lui permette de jouer un rôle déterminant, plus positif et plus efficient dans la gouvernance mondiale. Seulement, des politiques aux intellectuels, il y a parfois des divergences importantes quant à la volonté et quant à la vision de la Renaissance africaine, dont le projet ne semble pas encore bien progresser dans les faits, en dépit des déclarations tapageuses.

Qu’en penser ? Que faire ? Mon propos sera axé donc sur cette double interrogation. Avant d’aborder la question, je voudrais faire un certain nombre de constats, qui sont des rappels, pour mieux camper notre sujet, dont le principal objectif est de « penser l’Afrique dans les temps actuels du monde ». Il s’agit tout aussi bien de penser que de panser l’Afrique. On ne saurait penser l’Afrique d’aujourd’hui sans faire le lien entre ces idées, ces grands projets ou défis qui sont tous interdépendants ; de grands défis auxquels elle est confrontée : panafricanisme et renaissance dont l’aboutissement logique, c’est-à-dire la voie obligée, serait la constitution des États-Unis d’Afrique, qui est l’unique possibilité pour les Africains de peser dans la balance de la gouvernance mondiale et l’unique possibilité d’un futur fécond du génie créateur noir, riche de la diversité culturelle des peuples africains.

  1. D’ABORD : LE RAPPEL HISTORIQUE DE LA LUTTE DES PANAFRICANISTES

Á l’origine, le panafricanisme s’est constitué hors d’Afrique, par une simple manifestation de solidarité fraternelle parmi les Noirs d’ascendance africaine des Antilles britanniques et des États-Unis d’Amérique. La signification actuelle du terme panafricanisme dépend beaucoup de la valeur qu’on lui attribue, et de l’optique dans laquelle on se place pour envisager l’évolution et le combat des peuples africains. On se doute bien que l’usage que l’on en fait aujourd’hui ne correspond pas tout à fait à l’idée qu’en avaient ses précurseurs, car le concept a évolué depuis, ce qui est tout à fait normal. Mais pis, l’ardeur s’est émoussée, du fait de leaders politiques qui sont rarement de grands théoriciens, bien qu’il n’en manque pas tout de même quelques-uns. En effet, pour Maître Abdoulaye Wade, par exemple, Cette doctrine du panafricanisme repose sur trois composantes essentielles : une prise de conscience d’une communauté de destin entre peuples africains et peuples d’ascendance africaine […], une construction pragmatique et progressive de bases économiques régionales et continentales […], un projet d’une unité politique et économique (Wade, 1989 : 77), qui devrait aboutir à la constitution des États-Unis d’Afrique. Dresser un panorama rétrospectif et généralisé nous permettrait d’y voir un peu plus clair ; mais ce n’est pas ici notre propos ; c’est pourquoi nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage intitulé La philosophie africaine. Le pourquoi et le comment (IFAN, 2010). Retenons quelques noms, parmi les plus connus, tels que :

Henry Sylvester Williams (1869-1911) ;

Edward Wilmot Blyden (1832-1912) ;

William Edward Burghardt Du Bois (1868-1963) ;

Marcus Aurelius Garvey (1887-1940) ;

Jean Price-Mars (1876-1969) ;

George Padmore (1902-1959).

Il faut aussi évoquer bien entendu les figures de Kwame Nkrumah, qui est centrale et incontournable, celles de Sékou Touré, de Léopold Sédar Senghor et aussi, bien entendu, du savant Cheikh Anta Diop, d’Abdoulaye Wade et de son ancien ministre des Affaires étrangères, Cheikh Tidiane Gadio, qui a mis sur pied un institut panafricain de stratégie, de paix et de sécurité, dénommé IPS, et qui envisageait avant la fin de l’année 2013, en novembre précisément, d’organiser un grand colloque panafricain sur « l’état de l’union, 50 ans après. Les nouvelles perspectives ». C’est dire que le « rêve » panafricain est là, toujours vivace, mais couve dans la cendre des velléités. Dans le lot des panafricanistes modernes, il faut aussi citer, pourquoi pas, Moumar Khadafi.

C’est juste un rappel pour montrer que la question de ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui la Renaissance africaine tire ses racines ou doit tirer ses racines dans un combat panafricaniste, qui est lié à la condition incontournable non seulement du développement scientifique, économique et politique du continent africain, mais aussi à la condition même de la dignité de ses peuples et à la survie de ses cultures. Mais tout combat doit se mesurer ou s’évaluer à l’aune des forces de réaction en présence, évaluer les rapports de force idéologiques, politiques et économiques. Après ce bref rappel historique, on en vient ensuite à ce besoin du continuum de l’idéal panafricaniste qui s’est, au Sénégal, concrétisé ces trois dernières années dans une volonté politique du président sénégalais Abdoulaye Wade d’organiser des rencontres internationales réunissant, à Dakar, des politiques et des intellectuels pour dégager des pistes et des orientations pour une nouvelle vision africaine du rôle et de la place de l’Afrique dans le monde. On l’a vu, le Docteur Cheikh Tidiane Gadio n’est pas en reste, qui s’active dans tous les continents pour que vive cette idée de panafricaine des États-Unis d’Afrique. En effet, plusieurs manifestations internationales se sont déroulées à Dakar, dont j’ai eu l’honneur d’être le Président des Comités d’organisation :

– « Symposium sur les États-Unis d’Afrique », du 27 au 30 juillet 2009 ;

– « Colloque international sur la Renaissance africaine, le 3 avril 2010 ;

– « Symposium sur les Conférences structurantes du IIIe Festival mondial des Arts nègres, du 10 au 31 décembre 2011 » auquel a participé mon ami le Docteur Oumar Dioume, qui faisait partie du Comité scientifique et d’organisation.

Toutes ces rencontres ont eu comme thématique centrale la question de ce que l’on peut appeler la Renaissance africaine. Que recouvre donc ce concept ? On y reviendra, mais il fallait noter le constat justifiant l’intérêt lié à cette question. Enfin, il faut admettre le constat, sur cette question, d’un échec ou du moins que rien n’a fondamentalement changé en Afrique noire depuis les indépendances, en dépit de toutes ces rencontres, en dépit de toutes les résolutions prises, en dépit de ces agitations et velléités politiques… Oui, un échec patent. Ici on peut, sans conteste, dire, en usant d’une formule de Mai 68 français que « plus ça change plus c’est la même chose ».

Après ces constats, voire ces rappels, venons-en à notre préoccupation, qui est ici plus concrète que théorique, car il s’agit de dégager quelques orientations précises. Il faut tout de même préciser que je n’entends pas ici faire le compte rendu de ces différentes manifestations, mais juste partager des convictions fortes, qui sont faites à partir de quelques conclusions tirées de mon expérience acquise au cours de ces diverses rencontres. Au fond, de quoi s’agit-il quand on parle des États-Unis d’Afrique, du rôle et de la place de l’Afrique dans la Gouvernance mondiale, de la Renaissance africaine ? N’est-ce pas pratiquement agiter la même et seule irréfragable idée, qui est en somme le développement de l’Afrique noire et sa véritable indépendance, tant sur les plans économique, politique, culturel que sur le plan social et même mental ?

Mon intime conviction demeure qu’il n’est pas possible de séparer ces différentes réalités, ces diverses composantes d’un unique dessein, voire d’un ultime destin pour une Afrique forte et responsable, et qu’il n’est pas possible non plus de parvenir à quoi que ce soit dans ce sens sans une volonté franche et déterminée des politiques, plus précisément des dirigeants de nos États, de ceux qui exercent le pouvoir et qui décident de tout pour nous. En effet, lors de son discours d’ouverture du Symposium sur les États-Unis d’Afrique en 2009, à Dakar, le président de la République du Sénégal, Maître Abdoulaye Wade, a beau fustiger les intellectuels de leur prétendu manque de courage et de réalisme, il ne fait, comme je l’ai écrit dans le journal du Symposium, que lancer un boomerang. En effet, il incombe non pas aux intellectuels, mais surtout aux politiques, le devoir de mener et de conduire les réformes nécessaires et les politiques idoines de changement et de rupture que l’on attend d’eux, même si cette orientation doit et pourrait être alimentée à partir d’œuvres, de travaux et de réflexions des intellectuels et des universitaires.

Les Chefs d’État africains, concernant l’édification des États-Unis d’Afrique, en dépit de certaines déclarations passionnées de leur totale adhésion à cette idée, ne semblent, dans les faits, nullement la vouloir, car aucune véritable volonté politique d’aliéner leur pouvoir, au profit d’un dessein qui les dépasse, ne vient corroborer cette intention-là. Leur souveraineté locale est si précieuse pour eux, qu’ils n’entendent nullement la mettre en péril dans une souveraineté plus large, qui réduirait leur pouvoir. C’est leur plus grande crainte.

On a vu combien la volonté farouche du maintien coûte que coûte au pouvoir et de sa gestion quasi personnelle constitue pour certains Chefs d’État africains le seul véritable enjeu, voire le seul bon combat qui vaille d’être mené. Ils sont réticents à tout ce qui semble aliéner une once de leur pouvoir ; c’est pourquoi l’idée des États-Unis est une mayonnaise qui ne prendra peut-être jamais, tant que chaque État s’évertuera à aller à contre-courant pour préserver ses seuls intérêts au détriment de ceux de son peuple. Rien donc ne se fera sans cette volonté politique, sans l’effacement des intérêts personnels au profit des intérêts de l’Afrique et des peuples africains, mais force est de constater que cette volonté-là est absente. Il faut donc commencer par changer cela, en essayant de transformer en valeur positive notre rapport au pouvoir et la gestion des États. Ce sont les Chefs d’État eux-mêmes qu’il faut d’abord éduquer…

C’est un premier point, et c’est probablement le plus grand obstacle : l’Afrique noire est malade de la pouvoirite de ses chefs d’État et de ses militaires. Que faire ? Il faut trouver une solution à cette maladie quasi endémique, pouvoir disposer de remèdes à cette maladie qui gangrène l’Afrique ; cela nous concerne et nous préoccupe tous, et nous en sommes tous responsables… Une forte conscience populaire panafricaine, politiquement engagée et soucieuse des intérêts des populations, pourrait jouer un rôle de contre-pouvoir.

Dans son dernier ouvrage, L’Afrique dans le temps du monde, qui est au fond le thème même de mon propos, le professeur Djibril Samb écrit : « La question fondamentale qui se pose à l’Afrique, cinquante ans après les premières indépendances, demeure celle de son leadership politique » (Samb, 2010 : 8).

Triste constat. Mais défi majeur à relever ! Pour que la concrétisation de cette grande initiative aboutisse, il faudrait l’apparition sur la scène politique africaine, d’un nouveau type de leaders politiques, des chefs d’État soucieux avant tout, mais exclusivement, du bien-être de leurs peuples, des leaders qui aient, selon les termes de Molefi Asante, qu’aime répéter le Docteur Cheikh Tidiane Gadio, le sens de la mission et du grand destin de l’Afrique, qui soient conscients que sans l’Union on n’arrivera à rien.

La question du leadership a régulièrement plombé nombre d’initiatives, comme du reste on peut en donner l’exemple dès la fondation de l’Organisation de l’Unité africaine, lors de la conférence d’Addis-Abeba, qui s’est tenue du 22 au 26 mai 1963, avec une trentaine de chefs d’État et de gouvernement africains. Fondée lors de cette conférence, l’Organisation de l’Unité africaine (OUA), devenue l’Union africaine (UA) en 2002, est une réalisation du mouvement panafricaniste qui veut l’unité du continent, mais qui enregistre, dès le départ, des dissensions sérieuses avec les groupes dits, l’un, de Casablanca, et l’autre, de Monrovia.

Le premier, à tendance progressiste, conduit par Kwame Nkrumah et Sékou Touré, regroupe les représentants du Ghana, de la Guinée, du Mali, du Maroc, de la République Arabe Unie et du Gouvernement provisoire de la République algérienne. Ce groupe prône la création d’un marché commun africain et une citoyenneté africaine unique. Le second, le groupe de Monrovia, à tendance modérée, réunit 21 pays subsahariens, avec pour chef de file le président ivoirien Félix Houphouët Boigny, et un théoricien comme Léopold Sédar Senghor, du Sénégal. Ce groupe se prononce pour le renforcement des États-nations en affirmant l’égalité absolue entre eux et le respect de la souveraineté de chacun. Le groupe est pour le maintien et même pour le renforcement des relations économiques avec les anciennes métropoles, afin d’attirer les capitaux nécessaires au développement. Si cela pouvait développer l’Afrique, ce serait fait depuis longtemps.

Pour Nkrumah, qui est arrivé à la conférence avec plusieurs exemplaires de son livre, Africa Must Unite, l’objectif majeur est que l’Union Africaine se fasse dès maintenant. Selon lui, Il n’y a pas de temps à perdre. C’est pourquoi il rejette les propositions de certains chefs d’État, comme, on le verra, celles de Léopold Sédar Senghor, par exemple, qui préconisent la création graduelle d’une union continentale. Pour Kwame Nkrumah, cette manière de voir, cette vision étapiste, ne fait que retarder l’Afrique. Cet attentisme ne convient donc nullement à « l’heure révolutionnaire » qui doit être celle de la seule « décision » qui vaille, qui est de créer les États-Unis ici et maintenant. Si la libération totale de l’Afrique est une priorité, elle devra mener, selon Kwame Nkrumah, à cette autre étape qui est la création d’un État continental avec :

– un marché commun pour l’Afrique ;

– une stratégie commune de défense militaire ;

– une politique monétaire commune ;

– la mise en place d’une politique étrangère commune pour aider à une prise en compte du point de vue de l’Afrique sur le plan international.

Tout cela suppose que les États-nations fassent un énorme sacrifice qui est celui de l’abandon de leur souveraineté dans ces domaines-là, dans l’intérêt supérieur de l’unité africaine. Mais force est de constater que le panafricanisme radical, qui prône l’unité immédiate cédera le pas au panafricanisme modéré des tenants de la théorie des « cercles concentriques », les étapistes. La charte de l’OUA marquera donc la victoire des modérés par l’abandon de tout projet supranational (marché commun africain, citoyenneté africaine), en reconnaissant le caractère définitif des frontières héritées de la colonisation et en proclamant l’égalité souveraine des États et le principe de non-ingérence dans leurs affaires intérieures.

Je reviens aux déclarations, lors de la création de l’UA en 1963, des deux principaux ténors représentatifs, l’un, de l’aile modérée, Senghor, et le second, de l’aile dite progressiste, Nkrumah, qui, même si ses vues apparaissaient utopistes à l’époque, nous paraît, en tous les cas, beaucoup plus révolutionnaire que celles de Senghor. Bien que les sépare une vision politique radicalement différente, qui s’est traduite dans les faits lors de ce différend qui les oppose sur les États-Unis d’Afrique, il faut reconnaître que certaines de leurs vues concordent assez bien. Pour Nkrumah, contrairement à d’autres, les différences linguistiques et culturelles ne constituent pas un frein [2]. Mais comme Léopold Sédar Senghor, Kwame Nkrumah est frappé, lui aussi, par la similarité des cultures africaines, et il affirme que lorsqu’il rencontre d’autres Africains, il est toujours impressionné par ce que, tous, nous avons en commun. Ce n’est pas seulement notre passé colonial que nous avons en commun, cela est beaucoup plus profond, selon lui. Il est convaincu de notre unité en tant qu’Africains. Sur ce point, ses vues ne sont en contradiction ni avec celles de Cheikh Anta Diop, ni avec celles de Léopold Sédar Senghor. Ce dernier, lors de son discours, dit : Je suis convaincu que ce qui nous lie est plus profond : et ma conviction s’appuie sur des faits scientifiquement démontrables. Ce qui nous lie est au-delà de l’histoire — il est enraciné dans la préhistoire. Il tient à la géographie, à l’ethnie, et partant, à la culture. Il est antérieur au christianisme et à l’islam. Il est antérieur à toute colonisation. C’est cette communauté culturelle que j’appelle africanité. Je la définirai comme « l’ensemble des valeurs africaines de civilisation ». Qu’elle apparaisse sous son aspect arabo-berbère ou sous son aspect négro-africain, l’africanité présente toujours les mêmes caractéristiques de passion dans les sentiments, de vigueur dans l’expression. Je reconnais un tapis africain à celui de tout autre continent. Ce n’est pas par hasard si telle mosaïque du musée du Bardo ressemble à tel pagne malien.

Mais les divergences de vues sont sur un autre plan. Je cite Senghor :

Si nous ne voulons pas aller à l’échec, nous [devrons être] prudents, en avançant pas à pas et par étapes. Vouloir, du premier coup, bâtir une fédération – ou une confédération, avec parlement et commandement militaire uniques – c’est, j’en ai peur, nous préparer à un échec cuisant, à bref délai.

Une telle phrase est sans ambiguïté aucune, et veut dire qu’il faut encore attendre pour réaliser l’Union et y aller doucement, à pas mesurés, par étapes. C’est pourquoi Senghor se fait plus précis encore : « Vous le devinez, la Communauté économique africaine n’est pas pour demain. Mais nous devons dès aujourd’hui y penser, mieux, nous y diriger par étapes ».

Quelle est la réponse apportée par Nkrumah ? Pour le leader ghanéen, la réponse est très claire, cinglante même, exprimée en une phrase lapidaire : « Nous devons maintenant nous unir ou périr ». Convaincu que « le grand dessein de l’impérialisme est de renforcer le colonialisme et le néocolonialisme » pour continuer de faire du « continent une vache laitière du monde occidental », Nkrumah s’écrie, en s’adressant à ses pairs :

L’heure de l’histoire qui nous a menés dans cette assemblée est une heure révolutionnaire. C’est l’heure de la décision […]. Nos peuples appellent de leurs vœux cette unité, afin qu’ils ne risquent pas de perdre leur patrimoine au service perpétuel du néocolonialisme […]. On a suggéré [l’allusion concerne Senghor] que notre marche vers l’unité soit graduelle et progresse en ordre dispersé. Ce point de vue consiste à concevoir l’Afrique comme une entité statique chargée de résoudre des problèmes « gelés » susceptibles d’être éliminés l’un après l’autre, si bien qu’une fois cette tâche terminée, nous pouvons nous réunir et déclarer : « Maintenant tout est bien, réalisons maintenant notre union.

C’est cette conception-là qui est irréaliste, selon Nkrumah ; c’est une conception attentiste, qui plombe encore davantage l’Afrique, en la maintenant dans les rets des intérêts impérialistes. Ainsi donc, encore aujourd’hui, s’agissant des EUA, rien de bien neuf sous le soleil. Maintes et maintes fois, avec ce goût et cette propension extraordinaires des redites et des palabres qui nous caractérisent, nous autres Africains, toutes les théorisations possibles ont été depuis longtemps conduites et discutées pour justifier la nécessaire constitution des États-Unis d’Afrique pour le développement du continent, qui ne souffre pas d’attendre l’année 2063, comme il est dernièrement préconisé par les chefs d’États de l’UA. Cela est la preuve évidente d’un manque de volonté politique, d’un manque de leadership, qui ait le sens du destin d’une Afrique nouvelle, unie, libérée et « renaissante ».

Une Afrique unie offre d’infinies potentialités pour le développement dans tous les secteurs : industries, exploitation des ressources, commercialisation des matières premières, davantage de créativité et d’inventivité artistiques et scientifiques, d’emplois pour ses fils, de dignité anthropologique, d’indépendance économique et politique, toutes choses sans lesquelles on ne pourra pas parler, me semble-t-il, de Renaissance africaine. L’énorme potentiel des richesses de toute nature, et des ressources tant humaines, minières qu’agricoles et hydrologiques et autres, parce que mutualisées, permettraient un développement rapide du continent. Ce qu’un seul pays peut faire, il faut bien convenir et admettre que 54 pays le feront mieux. Africa Must Unite.

Le Pr. Moussa Seck, de l’Institut panafricain de Stratégie, structure de stratégie, de paix, de sécurité et de bonne gouvernance, initiée par l’ancien ministre des Affaires étrangères du Sénégal, le Docteur Cheikh Tidiane Gadio, démontre, avec des simulations à l’appui, l’indéniable profit que les États et les peuples africains peuvent tirer de la création des États-Unis d’Afrique. Mais il s’avère que des forces multiples et diverses de pesanteur, dont au premier chef les Africains eux-mêmes, mais surtout leurs leaders politiques, n’en veulent point, pour davantage préserver des intérêts propres, avouables et inavouables. Assez donc de théorie ! Il faut maintenant agir, car, comme le dit Nkrumah, « l’heure est révolutionnaire. C’est l’heure de la décision ». Et le bon choix est celui de se constituer en grands ensembles, sinon point de salut.

Il ne reste maintenant qu’à opérer le grand saut décisif, la rupture historique révolutionnaire, qui serait l’acte de sa constitution, je veux dire de sa réalisation, même partielle, entre certains États qui le veulent ; encore faut-il le vouloir ? Mais, dores et déjà, un certain nombre d’actes pourraient être pris, dont je ne citerai que trois, qui me paraissent importants, car ne nécessitant peut-être pas une trop grande résistance des politiques et n’engageant pas ou n’aliénant pas trop leur souveraineté.

Il s’agit :

– premièrement, de conduire des réformes profondes, de rupture décisive, et d’orientation futuriste, dans les domaines de l’éducation, de l’enseignement, de la recherche et de la formation professionnelle, technique et scientifique, à l’échelle africaine, qui mettent davantage l’accent sur nos apports et valeurs. Une politique africaine relative à ce premier volet est capitale et exige la mise en examen approfondi des programmes scolaires et universitaires en les rénovant profondément, mais, certes, tout en les adaptant aux réalités des exigences du monde moderne. Il faut apporter de profonds changements, particulièrement dans l’enseignement de l’histoire, afin de mieux réarmer les jeunes (« de science », comme dit Cheikh Anta Diop) dans la prise de conscience d’une valorisation identitaire, qui prenne en compte toutes les réalisations de l’homme noir et de tout ce que l’humanité doit aux Noirs.

Oumar Dioume, avec son ouvrage intitulé Les lumières noires de l’humanité (IFAN, 2010), dans la droite ligne de la restauration de la vérité historique, qui est le combat sans complaisance de Cheikh Anta Diop, montre tout ce que l’humanité doit au peuple noir, qui de ce fait ne doit donc souffrir d’aucun complexe d’infériorité, comme hélas c’est généralement le cas dans toutes les couches de la population, pour diverses mauvaises raisons. Cette prise de conscience historique de la contribution des Noirs à la civilisation mondiale, pas seulement dans des domaines comme le jazz et autres, qui ne font de nous que « les hommes de la danse dont les pieds reprennent vigueur en frappant le sol dur », mais dans tous les segments de la science. De Cheikh Anta Diop à Oumar Dioume, cette réalité se fait de plus en plus jour, même si c’est encore timide et insuffisant.

C’est un défi majeur et, en cela, Djibril Samb a raison d’écrire que l’un des défis majeurs de l’Afrique d’aujourd’hui « est celui de l’éducation et de la formation, clé de voûte de tout développement africain » (Samb, 2010), mais non pas hélas, comme il en est au Sénégal de ce nouveau LMD (Lutte, Musique, Danse) qui gangrène à longueur de journée nos cerveaux, en les installant dans une débilité de divertissements sans profit notable pour le futur ni du Sénégal ni de l’Afrique. Il en faut certes de ces divertissements-là, mais pas à cette dose-là et si quotidiennement.

La création des États-Unis d’Afrique ! Que de discours et de rencontres internationales sur ce thème ! On le dit, on l’écrit, on l’espère, on en rêve, mais on ne le fait pas, car il n’y a aucune volonté politique réelle pour cela, parce que les forces de pesanteur qui pèsent sur les Chefs d’État africains ou, mieux, que sont les chefs d’État africains eux-mêmes sont insondables et impénétrables… ; leurs priorités semblent être ailleurs ; s’ils évoquent le sujet, c’est toujours pour en différer la réalisation dans le futur, par exemple en 2063, projetant ainsi, à dessein, leur responsabilité historique dans un temps dont ils ne sauraient être comptables. Après ce premier point de conduite de réformes nécessaires, de rupture dans les programmes ;

– deuxièmement, il faudrait le recours ou l’implication systématique des diasporas africaines dans les diverses gestions et activités des États africains. L’expertise et la contribution économique des intellectuels, économistes, artistes, universitaires des diasporas africaines doivent être prises en compte, et doivent s’intégrer dans les diverses politiques de développement. Il faut imaginer tous les moyens administratifs, politiques, économiques et scientifiques de les associer à la gestion et à l’édification d’une Afrique moderne, en les impliquant dans les grandes instances de décision de l’Unité africaine. Les diasporas pourraient constituer, par leur contribution dans ce sens, une force très importante de veille, et même de ruptures créatrices décisives ;

– troisièmement, mettre davantage l’accent sur le rôle de la jeunesse africaine, voire des jeunesses africaines, en leur enseignant leur formidable histoire, en leur inculquant les vertus morales et sociales, le sens de la grandeur, le goût et le culte du travail, la volonté de dépassement de soi, l’altruisme, le respect des valeurs démocratiques, la confiance en eux-mêmes, l’honnêteté, le primat de l’honneur sur la recherche puérile des honneurs… et surtout leur faire prendre conscience que leur destin est lié à celui de l’Afrique unie. Il faut leur apprendre à désapprendre des aînés, toutes les mauvaises habitudes et les servitudes avilissantes, pour que vive l’Africain nouveau. Il est vrai que tout cela suppose un terrain politique et économique sain et viable, qui prenne en compte rigoureusement les aspirations légitimes des citoyens. Mais, pour cela, il faut se battre. La conscience citoyenne est tributaire de l’existence de modèles sur lesquels il faudra fonder ses actions et ses comportements.

Si l’enseignement n’est pas l’éducation, il reste qu’un bon enseignement présage une bonne éducation. Il faut donc agir autant sur le volet politique (rôle de l’État), que sur le volet éthique et moral (rôle de la famille). Sans tout cela, sans toutes ces conditions préalables, il sera difficile, voire quasi impossible de parler d’une Renaissance africaine. Soyons donc clair ! La réalisation des États-Unis d’Afrique précède et conditionne indubitablement la renaissance africaine.

« Quand pourra-t-on parler d’une Renaissance africaine ? » Je reprends à dessein le titre de l’article de Cheikh Anta Diop publié en novembre 1948 dans un numéro spécial de la revue Le Musée Vivant, n°spécial 36-37 : 57-65. Dans cet article, Cheikh Anta Diop s’intéresse, s’agissant de la Renaissance africaine, principalement à quatre thèmes :

– la nécessité d’une culture fondée sur les langues africaines ;

– l’expression plastique ;

– l’architecture ;

– la musique.

Il y propose, pour la première fois, de bâtir les humanités africaines à partir de l’Égypte ancienne, thème qu’il reprendra plus tard dans Civilisation ou barbarie en notant que l’on ne peut comprendre l’Afrique qu’en la référant à la civilisation de l’Égypte antique. Quand Cheikh Anta Diop écrivait cet article, il n’avait alors que 25 ans, et n’avait donc pas encore tout à fait affiné ses théories relativement à cette question-là. En particulier, il n’avait pas encore développé sa thèse très importante de la régression, qui tente d’expliquer comment inventeurs des arts, des techniques, de la science et de la philosophie, les Nègres de l’Antiquité égyptienne sont devenus maintenant si en retard. La question de la Renaissance africaine n’a de sens que comprise à partir de cette idée de régression, pas autrement, comme hélas c’est fort communément fait à tous les niveaux. Pourtant, c’est là, à partir de ce thème de régression, qu’il est permis de parler de Renaissance africaine. Pour « renaître », si encore le terme convient, il faut avoir connu une certaine forme de régression. C’est évident ! Comment donc ces Nègres, qui ont été les maîtres incontestés des Grecs dans quasiment tous les domaines des sciences, de la philosophie, des arts et de la religion, alors que l’Occident était encore dans la barbarie, sont-ils devenus maintenant si en retard ?

Revenons à la thèse de la régression de Cheikh Anta Diop pour bien comprendre ce que, à mon avis, pourrait signifier le concept de Renaissance africaine. Dans l’Antiquité africaine par l’image (1998), à partir de fresques, Cheikh Anta Diop note comment les Égyptiens, en représentant le type générique de leur race, le font délibérément sous les traits d’un Nubien. Ils montrent, à n’en pas douter, qu’ils se prenaient pour des Noirs et se percevaient comme tels. Quelle ironie de l’histoire que la condition actuelle de ces Nègres, aujourd’hui soumis à l’esclavage par les Blancs, alors qu’ils étaient hier les maîtres de ces derniers ? Cheikh Anta Diop le rappelle dans Antériorité des civilisations nègres. Mythe ou vérité historique ? (Diop, 1954) :

Dans l’antiquité et jusqu’à la fin du moyen âge, les esclaves dans le monde méditerranéen appartenaient, dans leur quasi-totalité, à la race blanche ou à des races apparentées : Germains, Gaulois, Saxons, Slaves, Perses, Sarmates, Partes, Grecs, Latins, Syriens, Vikings, Arabes, Tartares ou Mongols, Espagnols, etc. […] Ce sont des Noirs qui réduisaient ainsi en esclavage des Blancs. Lorsqu’une cité grecque ou italienne était vaincue par une autre, ses habitants sans exception étaient vendus comme esclaves sur les marchés de l’époque (Diop, 1954 : 272).

On mesure, en dépit des falsifications, combien le retournement de l’histoire est radical pour ces Nègres d’aujourd’hui, ainsi que Cheikh Anta Diop l’explicite dans sa thèse « historico-sociologique » de régression. À la suite de Volney, Cheikh Anta Diop, avec son ouvrage Nations nègres et culture paru en 1954, que Césaire qualifie de « livre le plus audacieux qu’un Nègre ait jamais écrit et qui comptera à n’en pas douter dans le réveil de l’Afrique », démontre que l’origine nègre de l’Égypte n’est pas un mythe. Si ses thèses ne sont pas tout à fait neuves (voir en particulier Antênor Firmin (De l’égalité des races humaines, anthropologie positive, écrit de 1885, nouvelle version de L’harmattan en 2003), sa démarche est originale et même révolutionnaire. En effet, elle revisite de fond en comble toute la production scientifique et littéraire sur l’antiquité égyptienne et se fonde sur plusieurs disciplines telles que l’archéologie, l’histoire, l’anthropologie, la physique, l’ostéologie, la paléontologie, la linguistique, la philosophie, la religion et bien d’autres disciplines encore, pour remettre l’Histoire sur les rails, pour rétablir la Vérité sur l’apport fondamental des Nègres à la Civilisation de l’Universel.

La théorie du savant sénégalais est sous-tendue par un double objectif qui est de démontrer par des faits scientifiques, objectifs, datés et référencés que, d’une part, l’Afrique est le berceau de l’Humanité et que, d’autre part, l’Égypte, qui est d’essence africaine nègre, est le berceau de la Civilisation. Quelle extraordinaire vérité historique dont on ne semble pas mesurer davantage l’impact qu’il devrait avoir dans l’imaginaire des Noirs sans doute qu’il n’en est de cette glorification combien parfois exagérée de nos héros régionaux. C’est dire que le Nègre est au commencement de toute humanité et de toute culture. Rappelons brièvement avec Cheikh Anta Diop, selon les conclusions scientifiques conformes aux faits établis par les découvertes archéologiques, que « la première humanité, c’est-à-dire les tout premiers Homo sapiens, serait des « négroïdes » » (Diop, 1954 : 16).

Le Nègre est à l’origine, il est même le seul à exister pendant des millénaires et, pourtant jusqu’au seuil de l’époque historique, le « savant » lui tourne le dos ; il se pose des problèmes sur sa genèse et fait même des spéculations « objectives » sur le retard de son apparition (Diop, 1954 : 25-26).

Comment en sommes-nous donc arrivés à cette régression ? Quand on parle de Renaissance africaine, ce n’est pas à une mort passée qu’il faut faire référence, mais à la régression que les Nègres ont connue, de l’Antiquité égyptienne à aujourd’hui. Avant, nous autres Nègres n’étions pas morts pour avoir besoin de renaître aujourd’hui. Au contraire, nous étions, si l’on peut dire, bien vivants, présents comme créateurs et inventeurs de la culture, des arts, des sciences et de la philosophie. Nous avons perdu cela et avons sombré dans la régression ; il s’agit maintenant de remonter la pente et d’essayer à nouveau de devenir ce que nous sommes ou fûmes ; c’est ainsi qu’il faut aborder et comprendre la question et la thématique tant galvaudée de Renaissance africaine.

Cheikh Anta Diop n’a pas manqué de souligner comment la démocratisation du savoir reçu des Égyptiens par les Grecs a permis à ces derniers de se développer, à l’inverse de leurs maîtres initiateurs, de ces prêtres vivant dans l’ésotérie et dans le secret… La transmission du savoir est comprise et appréciée différemment chez les Égyptiens, où les prêtres qui en sont les détenteurs le conservent jalousement dans des traditions ésotériques et initiatiques, et chez les Grecs, où les philosophes le dispensent dans l’ouvert de l’agora qui favorise ainsi son accès au peuple, sa vulgarisation et sa démocratisation. C’est l’initiation qui est cause de cette régression, cela Cheikh Anta Diop le souligne plusieurs fois dans ses écrits. Le savoir secret, l’initiation, voilà qui est l’une des principales causes de notre perte. L’Afrique traditionnelle et moderne, dans ce sens, suit encore la tradition égyptienne dans beaucoup de domaines, où le savoir reste une affaire d’élites et d’initiés, de secrets, car jalousement gardé… Mamoussé Diagne souligne bien cette réalité en revenant sur les thèses de Cheikh Anta Diop qui permettent, en partie, d’expliquer la régression de la Civilisation négro-égyptienne. Le philosophe écrit : « Il est remarquable que Cheikh Anta Diop revienne, au moins dans trois passages de Civilisation ou barbarie, sur la régression ou la perte des savoirs anciens. Et qu’il le fasse en évoquant, à chaque fois, le fait initiatique » (Diagne, 2006 : 81).

En effet, Cheikh Anta Diop écrit : « Une idée maîtresse existe, comme partout en Afrique noire, celle d’initiation à différents niveaux ou degrés, et qui n’a pas peu contribué à la dégradation et à la fossilisation des connaissances autrefois quasi scientifiques » (Diop, 1983 : 393). Dans L’unité culturelle de l’Afrique noire, Cheikh Anta Diop (1982 : 197) note que, contrairement à leurs disciples « grecs individualises », « aucun nom d’inventeur n’a survécu » chez les Égyptiens dont les prêtres « gardèrent jalousement au sein de leur caste » leurs inventions et « ne dispensaient qu’un enseignement élémentaire exotérique au peuple ». Le savant sénégalais signale, ce qui me paraît capital encore de nos jours et dans nos contrées négro-africaines, pour expliquer notre retard :

Les Égyptiens inventèrent la notion d’initiation, qui fut la grande faiblesse qui devait un jour tuer leur civilisation. Ils aimaient donner à la connaissance un caractère révélé et attribuaient leurs découvertes et les résultats de leurs expériences au Dieu Thot (Mercure Hermès). Aussi a-t-il été très facile aux disciples qu’ils ont initiés de s’attribuer les découvertes de leurs maîtres.

Ainsi donc, parce qu’« initiatiques et élitistes », les cultures antiques de l’Égypte et traditionnelles de l’Afrique noire actuelle ne peuvent que régresser, en s’enfermant dans le secret, dans la peur et dans l’angoisse de sanctions ineffables des puissances prétendues dangereuses, des puissances du sacré auxquelles il faut payer un lourd tribut, qui peut même être de sang, si le savoir est divulgué à mauvais escient. L’image de l’Afrique noire est tellement marquée par l’initiation, par les rituels secrets, que l’on peut dire que par eux, elle y est chez elle comme une sorte de sublime richesse, qui pourtant fait aussi sa malédiction, par la lente et sûre régression qu’elle implique et génère.

Retrouver le faste de cette créativité et la dynamique de cette vie intellectuelle, spirituelle et scientifique, connaître à nouveau la splendeur de cette grandeur passée qui fut la nôtre, de manière différente, certes, n’est-ce pas cela qu’il faudrait entendre par Renaissance africaine ? C’est un concept dynamique qui engage au renouveau, à la créativité, à l’inventivité, à l’imagination, à des stratégies prospectives, mais non à un concept statique qui se complaît dans des vœux pieux et stériles. Il faut des actes majeurs pour sa concrétisation. S’il est vrai qu’en Afrique toujours, se produit quelque chose de nouveau, il faudra espérer que ce soit la création des États-Unis d’Afrique, avant 2063, bien sûr.

Ce thème de la régression me semble très important, sinon même fondamental, concernant la problématique de la Renaissance africaine. C’est pourquoi je trouve, pour ma part, que c’est l’œuvre de Cheikh Anta Diop qui, le mieux, permet de pouvoir théoriser ce concept de Renaissance africaine et de lui trouver des bases axiologiques, historiques, épistémologiques et théoriques, voire politiques pour nourrir une problématique riche de tous les apports fécondants du passé nègre, et qui permet de mettre en perspective une approche prospective de l’avenir de l’Afrique. C’est un concept prospectif qui est fondé sur l’extraordinaire vitalité créatrice du passé nègre.

Autant il me semble que la vision de Kwame Nkrumah est indéniablement la seule qui soit vraiment révolutionnaire et qui permette, par la création des États-Unis d’Afrique, de développer durablement les États africains et de leur assurer un pouvoir réel de décision pour peser sur la gouvernance mondiale, autant c’est par les travaux et par les perspectives ouvertes par Cheikh Anta Diop que l’on peut, le mieux, comprendre et théoriser le concept de Renaissance africaine, qui est lié à cette formidable vérité historique indéniable de l’apport des Nègres à la civilisation mondiale, comme en témoignent du reste, avant Cheikh Anta Diop, beaucoup d’autres auteurs dont Antênor Firmin, par exemple. Mais, hélas, de nos jours, il est fait l’amer constat que les Nègres que nous sommes, inventeurs hier de cette brillante civilisation égyptienne, maîtres incontestés des Blancs dans tous les domaines, avons sombré dans la régression, dans une régression des plus sinistres parfois, et nous continuerons de l’être aussi longtemps que nous ne nous déciderons pas à nous unir.

En effet, selon la formule de Nkrumah, « nous devons maintenant nous unir ou périr », ou alors, selon Senghor, nous devons « unir nos faiblesses pour en faire une force ». N’est-ce pas dire au fond la même chose, du moins en paroles ? Mais où est donc la volonté politique de nos leaders actuels pour ce grand destin à concrétiser ? Ils n’ont même plus besoin de théoriser aujourd’hui, mais de poser des actes forts pour changer à nouveau l’Histoire à notre profit. Revenons à Cheikh Anta Diop. En effet, tous les grands thèmes inclusifs à cette réalité ont été abordés par le savant sénégalais. L’idée centrale d’une Renaissance africaine est moins l’exhumation de nos momies et l’affirmation d’une autoglorification stérile de notre grandeur passée, que notre capacité d’inventer le futur non seulement d’un Africain nouveau, mais d’un monde nouveau et d’une Afrique nouvelle. Qu’il s’agisse des différents thèmes abordés par Cheikh Anta Diop tels que :

– les fondements culturels, techniques et industriels d’un futur État fédéral d’Afrique noire ;

– l’Unité culturelle africaine ;

– comment recréer, à partir d’une langue, l’unité linguistique à l’échelle du continent ?

– de l’antériorité des civilisations nègres : mythe ou vérité historique ?

– des perspectives de la recherche scientifique en Afrique ;

– de l’apport de l’Afrique à la civilisation ;

– l’édification d’une civilisation planétaire ;

– comment enraciner la science en Afrique ;

– le souci du savant est, au moins, triple.

En effet, il s’agit

– d’abord de confirmer et de démontrer l’antériorité et l’apport du Nègre à la civilisation dans tous les domaines du savoir et des techniques, ce qui est maintenant incontestable pour tous les savants de bonne foi ;

– ensuite de théoriser la mise en place de conditions de possibilité d’un Nègre nouveau, armé d’une conscience historique inébranlable et fort motivé de sa volonté nouvelle de gérer le futur par son génie créateur et inventif, sans complexe, devant qui que ce soit ; là le combat est en voie et se poursuit, mais timidement, là encore sans volonté politique de nos leaders et même sans l’implication nécessaire de nos intellectuels ;

– enfin de voir le Nègre participer pleinement à la contribution de la civilisation planétaire et au renouveau de son développement. Son frère ennemi, Léopold Sédar Senghor, dirait à la Civilisation de l’Universel, en faisant entrer les Africains de plain-pied dans la mondialisation par leurs divers apports dans tous les domaines.

C’est cela le grand combat qui ne peut se gagner qu’en unifiant ces groupuscules d’États-nations, tous ces États-nains qui parsèment l’Afrique comme des zombies en mal d’être et de devenir, en un grand ensemble, en un bloc structuré, massifié, les États-Unis d’Afrique, l’État-géant. Le combat pour « la Renaissance africaine », concept que chacun peut, certes, comprendre à sa manière, n’a donc pas pour objet l’autosatisfaction primaire d’un narcissisme puéril qui lui est, hélas, trop souvent associée. Il faut plutôt dire avec Cheikh Anta Diop, comme aussi aime à le répéter Oumar Dioume,

que ce sont des ressorts que nous cherchons, au fond, dans la tradition africaine, et quand nous les trouvons, nous devons nous appuyer dessus à tout casser. […] nous traversons donc une période de recherches confuses après laquelle l’Afrique connaîtra une renaissance dans toute l’acception du mot (op. cit.).

Chaque citoyen, c’est-à-dire chacun d’entre nous, là où il se trouve, peut y apporter sa contribution, en œuvrant de manière à se conformer à une certaine déontologie, à un idéal, à une rigueur sans faille pour le mieux-être de tous. Ce qui manque le plus, c’est l’honnêteté et le travail, une exigence morale et aussi le sens de la méthode. Mais le combat est assurément de tous les fronts…

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

DIAGNE, Mamoussé, De la philosophie et des philosophes en Afrique noire, Dakar/Clamecy, IFAN/Karthala, 2006.

DIOP, Ch. Anta, Civilisation ou barbarie anthropologie sans complaisance, Paris, Présence Africaine, 1981.

– Antériorité des civilisations nègres. Mythe ou vérité historique ?, Paris, Présence Africaine, 1954.

– « Quand pourra-t-on parler d’une Renaissance africaine ? », in Le Musée Vivant, n°spécial 36-37, p.57-65.

– L’Antiquité africaine par l’image, Paris, Présence Africaine, 1998.

– L’unité culturelle de l’Afrique noire, Présence Africaine, 1982.

DIOUME, Oumar, Les lumières noires de l’humanité, Dakar, IFAN, 2010.

SAMB, Djibril, L’Afrique dans le temps du monde, Paris, L’Harmattan, 2010.

SENGHOR, L. S. et NKRUMAH, K., Conférence de l’Organisation de l’Unité africaine, Addis-Abeba, 22 au 26 mai 1963.

SOW, Ibrahima, La philosophie africaine. Le pourquoi et le comment, Dakar, IFAN, 2010.

WADE, Abdoulaye, Un destin pour l’Afrique, 1989.

[1] Université Cheikh Anta Diop de Dakar

[2] Quatre grandes langues permettent une véritable intégration linguistique et culturelle : l’haoussa, le lingala, le swahili et le peul.

Le haoussa, langue de commerce, est parlé, selon les affirmations de ces chercheurs, par 60 millions de personnes : au Niger, au Nigeria, au Bénin, mais aussi dans quelques localités du Cameroun, également au Soudan et au Ghana, en raison de la forte présence de commerçants haoussa. Il faudrait aussi noter qu’au Niger et au Nigeria, l’haoussa figure dans les constitutions parmi les langues nationales.

Le lingala est parlé bien évidemment en République démocratique du Congo et, en grande partie, au Congo Brazzaville, mais aussi au Gabon et au Cameroun.

Le swahili, quant à lui, est parlé par 30 à 40 millions de personnes réparties entre la Tanzanie, le Kenya, l’Ouganda, l’est de la République démocratique du Congo, le Rwanda, le Burundi, le nord de la Zambie, le Malawi, les Îles Comores et le Mozambique. Elle a le statut de langue officielle en Tanzanie, avec bien sûr l’anglais, et de langue nationale au Kenya.

Le peul est parlé par à peu près 16 millions de personnes. Il est parlé en grande partie en Mauritanie, au Sénégal, au Nigeria, au Mali, au Niger, en Guinée, au Cameroun, en Sierra Leone, en Gambie, en Guinée-Bissau, au Burkina Faso, au Togo,