Mohamed Aziza
Culture et civilisations

DE L’UTILITE ET DU REALISME EN ART

Ethiopiques numéro 03

Revue socialiste de culture négro-africaine

Juillet 1975

 

Dans ses « Ecrits sur l’Art », le dramaturge allemand Bertold Brecht pose, grâce à une admirable parabole, le problème de l’utilité de l’art en précisant que « l’œuvre d’art ne naît pas populaire, elle le devient ».

Cette parabole évoque la rencontre du penseur chinois Me-ti et d’un jeune peintre et rend compte de leur discussion.

On connaît les multiples réponses apportées, au cours des âges, à cette question. Elles ont oscillé entre deux pôles extrêmes : « l’Art pour l’Art » et l’art totalement engagé. Et si, peu à peu, tout le monde – ou presque – fut amené à récuser la formule quelque peu nihiliste de l’Art pour l’Art, l’accord général est loin d’être fait sur la conception opposée de l’art engagé qu’un Sartre défend avec le brio qu’on lui connaît.

A Me-ti qui lui reprochait de ne pas peindre des haleurs, au milieu desquels, pourtant, il vit et de préférer à ce sujet « utile », la peinture des tournesols, le jeune peintre répond, avec plus de conséquence qu’il n’y parait, à première vue : « Je ne dessine pas des tournesols, je dessine des lignes et des tâches et ce que je ressens par moments ».

La discussion s’animant et s’approfondissant, chacun des interlocuteurs devait préciser encore plus son « idéologie » artistique (car c’est véritablement de cela qu’il s’agissait).

En tant qu’homme, devait soutenir le peintre, je suis du parti qui veut abolir l’exploitation et l’oppression. En tant que peintre, je travaille à l’évolution des formes de la peinture ».

A quoi Me-ti répond : « Ce que tu sens est quelque chose de général mais ce que sentent les haleurs qui ont besoin de ton aide, est quelque chose de particulier : c’est la faim. Tu sais ce que nous ne savons pas et tu nous fais part de ce que nous savons ».

On le voit bien : le problème reste pendant ; et il n’est pas question, ici, en si peu de place, d’en faire le tour, ni même d’en esquisser les principaux aspects -un ouvrage complet n’y suffirait pas !- Simplement, je voudrais livrer quelques prolégomènes à la réflexion, de ces considérations préliminaires parfois utiles à se rappeler avant d’approfondir un problème qui souffre d’être, presque toujours, appréhendé avec une schématisation exagérée et une simplification extrême :

La valeur de l’engagement d’un écrivain n’est pas forcement liée à la valeur intrinsèque de son œuvre. Ainsi les grands mouvements révolutionnaires internationaux n’ont pas toujours amené le meilleur art. Et si la révolution d’Octobre a permis Eisenstein et

Maïakovski, elle leur a, bien vite, préféré les banalités boursouflées du « Réalisme socialiste ». Quant à la révolution française, si féconde sur le plan social et politique (surtout l’intermède de 1793), elle fut loin de pouvoir continuer, sur le plan artistique et culturel, le formidable jaillissement du siècle des lumières.

C’est que, trop souvent, les jaillissements révolutionnaires sont récupérés par le carcan bureaucratique et que, trop rarement, le dynamisme social coïncide avec le dynamisme imaginaire.

Dans cette perspective, il nous faut mûrement réfléchir sur le problème de l’innovation sociale pour, d’abord, éviter les erreurs de certaines expériences ayant eu lieu dans d’autres régions du monde, pour, surtout, poser, de façon neuve et hardie, notre propre problématique en la matière.

Il nous faut pour cela rejeter le regard figeant, voire amoindrissant, que l’Autre porte sur notre être, nos pesanteurs et nos virtualités.

Je ne prendrai qu’un seul exemple. Une certaine anthropologie occidentale a pris l’habitude d’opposer le couple tradition modernité.

Cette dangereuse habitude semble devoir être rejetée au profit d’une formulation plus juste : la modernité doit être, pour nos sociétés, la réactualisation, au terme d’un examen critique qui n’hésiterait pas à faire table rase de tous les éléments à rejeter, des formes, des rapports et des symboles qui constituent, au plus profond, le visage spécifique d’une culture. L’innovation (terme que, pour ma part, je préfère à celui de modernisation) sera l’agent de cet éveil parce qu’il est l’aspect dynamique de la création permanente.

Œuvre d’art et histoire

En art, il faut se garder d’évaluer l’utilité d’une œuvre en terme d’utilité immédiate.

Le propre d’un créateur est d’être en avance sur son temps et rares sont les destinées comblées de grands artistes reconnus et honorés de leur vivant. Van Gogh ne vendit pas une seule toile, Aboy Nayan al Tawhidi ne fut « redécouvert » que des siècles après sa mort. Et ni Baudelaire, ni Galilée, ni Ibn Rochd ne furent justement appréciés en leur temps. A l’inverse, d’obscurs tâcherons – peintres officiels, feuilletonistes intarissables – connurent de leur vivant une importance usurpée et crurent, bien à tort, à « l’utilité » de leurs œuvres.

L’œuvre d’art vit une histoire spécifique qui peut, parfois, ne pas s’accorder avec l’histoire sociale ambiante.

Toutefois, il est nécessaire de préciser que cette marginalité de la création est le fait de sociétés historiques avancées et à structure capitaliste où la complexité des moyens de production et leur possession privative par certaines classes multiplie les strates sociales, tout en amenuisant leurs relations directes. Par contre, dans les sociétés traditionnelles ou réellement socialistes, l’artiste, artisan de la communauté, obéit aux injonctions sociales et les sert en toute priorité. Mais il est bien vrai que c’est là le seul art essentiellement fonctionnel où l’utile se mêle, sans problème, à la création esthétique.

Beaucoup plus que de son existence ou de son inexistence (d’ailleurs impossible), il faudrait se préoccuper de l’essence de l’engagement, de sa nature.

Entendra-t-on par engagement une attitude critique globale de toute autorité quelle qu’elle soit ou bien une action au service d’un certain idéal ? La fonction fondamentale de l’œuvre d’art n’est-elle pas d’être en toute circonstance, corrosive et dérangeante ? Certaines conditions peuvent-elles amener le créateur à mettre, sans partage ni défaillance, sa création au service général ? Le problème de l’engagement en art peut-il se poser indépendamment des structures économico-politiques (capitaliste privatiste, capitaliste d’Etat ou autogestionnaire) de la société dans laquelle il se diffuse ?

D’autre part, l’engagement doit-il être implicite ou explicite ? Doit-on penser que la création est, de par sa nature même, une médication, une catharsis sociale et individuelle comme l’a déjà dit Aristote et comme vient de le rappeler, brillamment, Le Clezio dans son dernier ouvrage « Haï » et qu’en conséquence, toute œuvre d’art aboutie serait libératrice et qu’elle n’aurait donc pas à expliquer le sens de son engagement ? Ou bien, au contraire, doit-on, sans cesse, lier sa foi et son œuvre et faire de celle-ci la servante proclamée de celle-là réussissant parfois brillamment, cette osmose comme dans l’œuvre admirable de Nazim Hikmet ?

Il faudrait nuancer notre approche de ce problème de l’utilité de l’œuvre d’art en marquant des différences qui existent, à notre époque, entre les deux types principaux de sociétés qui se partagent le monde.

L’engagement du créateur ne peut être que différent selon qu’il fait partie du monde développé ou du monde en voie de développement (compte non tenu, dans une première phase, des structures retenues, dans ce dernier groupe de pays, pour l’organisation économico-sociale).

Ni les devoirs qui leur incombent, ni leurs situations respectives, ni leurs fonctions, ni les limites qui leur sont imposées ne sont comparables. L’utilité de leurs œuvres et leurs rôles sont, par voie de conséquence, fort différents entre eux globalement ; et différents même d’un groupe à l’autre, selon l’avance des solutions révolutionnaires retenues ici et là.

Il faudrait enfin séparer le destin subjectif d’une œuvre qui est sa genèse et sa production, de son objectif qui est sa diffusion et sa consommation.

Très souvent, des créateurs du Tiers-Monde, justement préoccupés de la diffusion de leurs œuvres dans un public peu alphabétisé par les soins d’une colonisation peu soucieuse d’éducation de masse, se sont demandés s’il fallait aller au-devant de leurs consommateurs en amenuisant, au besoin, la densité intrinsèque de leurs productions.

Faux problème, et de plus dangereux. Le créateur doit se contenter de créer, en étant, d’une façon intransigeante, honnête avec lui-même et avec les lois propres de sa création. La meilleure diffusion des œuvres relève de techniques longues et précises qui ont trait à l’éducation permanente du citoyen. Le destin subjectif d’une œuvre doit être, sinon séparé, du moins distingué de son destin objectif. Autrement, le risque serait grand de voir proliférer une création au rabais sous prétexte d’utilité. Il ne s’agit pas de « descendre vers le public ». Fâcheuse expression qui dit assez la condescendance et la suffisance qui la sous-tendent. Il s’agit, au contraire, d’amener, par un lent et profond effort éducationnel, le public le plus large à goûter et à bénéficier d’une création accomplie mais, en aucune façon, altérée ou diminuée sous prétexte de lisibilité. Il s’agit, d’une manière plus large, de redonner aux masses l’initia vé culturelle qui, seule, en fera des consommateurs créateurs adultes et exigeants.

Voici donc quelques points préliminaires à une réflexion sur l’utilité de l’art et sa fonction sociale. Problème important s’il en fut, surtout dans des pays où la culture peut et doit jouer un rô1e fondamental dans le processus du développement et qui mériterait qu’on le traite avec moins de simplisme et de schématisation.

Sur le réalisme

Le second problème que je voudrais très rapidement évoquer se rapporte à ce concept ambigu de réalisme qui n’a pas fini de faire couler beaucoup d’encre.

Il y a quelque temps, une polémique amicale m’avait opposé à Guy Hennebelle, dans un hebdomadaire international africain, à propos du film de Youssef Chahine : « Le Choix ».

Ce film a été, dans l’ensemble, mal accueilli parce qu’on le jugeait « irréalisable ». Tel n’était évidemment pas mon avis.

Je crois qu’en définitive, c’était une querelle de mots. Car le terme réalisme nécessite quelques précisions.

La première remarque à faire est que le concept du réalisme n’est pas un concept intangible. Il a subi, au cours des âges, des mutations importantes.

La « physéos mimesis » d’Aristote, cette imitation de la nature, n’a rien à voir avec le réalisme idéaliste de l’art roman au Moyen-âge, par exemple.

Plus près de nous, le mouvement cinématographique, connu sous le nom de néo-réalisme, et les mutations qu’il a subies, nous offrent un bel exemple de l’élasticité de cette notion.

Dans l’Italie vaincue de l’après-guerre, des cinéastes fauches étaient contraints d’abandonner les studios, leurs décors et leurs commodités pour aller, caméra au poing, filmer dans la rue, la comédie aux cent actes divers avec ses personnages de chair et d’os et ses situations brutes et vraies. De grandes réalisations devaient en résulter : « Le voleur de bicyclettes » de Vittorio de Sica. « Rome, ville ouverte » de Rossellini, etc…

Mais le mouvement s’essouffle. Et voici qu’un des chefs de file, Rossellini, lui, invente un prolongement passionnant. Au néo-réalisme, il substitue le « réalisme didactique ». Et, depuis une quinzaine d’années, il produit de magnifiques documentaires sur l’âge du fer, sur Louis XIV, sur Pascal, sur St-Augustin, sur Socrate, dont l’ambition ultime est de corriger cette « castration du réel » que l’école mal adaptée et les systèmes d’éducation déficients imposent, de nos jours, à notre connaissance.

C’est à une véritable opération de mise en ordre, à une épistémologie du savoir que Rossellini se livre dans ses films. Il y donne une masse d’informations sur l’homme et l’époque, fait apparaître des points de connexion, des écheveaux d’inter-relations par quoi chaque détail éclaire l’autre. Il ne s’agit point là d’une entreprise de vulgarisation, style « Les hommes célèbres de leur temps », mais d’une profonde réflexion sur un homme situé dans son époque, dans laquelle Rossellini fait appel aux ressources des données biographiques, historiques, sociologiques, psychologiques, psychanalytiques, etc.…en un mot, à une approche, la plus globale possible, de son sujet.

Magnifique entreprise à méditer, soit dit en passant, par nos jeunes cinémas nationaux qui devraient opter pour se taire (dans le sens le plus large et le plus créatif du terme) plutôt que de se préoccuper de faire des films romances destinés à la consommation courante ou à faire les festivals en parents pauvres…

Tout faire entrer

La seconde remarque à faire est qu’entre le réalisme et le naturalisme, il n’y a qu’un pas et que beaucoup n’hésitent pas à faire. Dans le monde arabe, cette « wakiva » si souvent invoquée signifie d’ailleurs plus, dans la plupart des cas, naturalisme que réalisme.

Certaines pages critiques et surtout théoriques d’Al Akkad sont, à cet égard, très significatives. A l’art, est assigné la tâche de reproduire les manifestations physiques et extérieures de la réalité.

On connaît la spirituelle repartie d’André Gide adressée, dans les « Faux-Monnayeurs », aux tenants du naturalisme :

« … « Une tranche de vie » disait l’école naturaliste. Le grand défaut de cette école, c’est de couper sa tranche toujours dans le même sens ; dans le sens du temps, en longueur. Pourquoi pas en largeur ? ou en profondeur ? Pour moi, je voudrais ne pas couper du tout. Comprenez-moi : je voudrais tout y faire entrer, dans ce roman… ».

De fait, le vrai réalisme devrait avoir comme mot d’ordre de « tout faire entrer » dans l’œuvre tant il est vrai que la réalité est multidimensionnelle et que le réel englobe l’apparence physique des choses, mais aussi leur teneur secrète. La réalité humaine est opaque. Elle ressemble à un iceberg dont seulement 1/10 flotte au-dessus des eaux, mais dont la majeure partie demeure immergée. C’est à la recherche de cette face cachée de l’être, de ce labyrinthe intérieur, que toute œuvre vraiment réaliste devrait également s’atteler.

Le milieu sociologique dans lequel baigne l’être social, les abysses psychanalytiques qui nervurent la conscience, le terroir culturel qui détermine attitudes et formes de pensée, toutes ces données sont parties intégrante du réel et toute œuvre réaliste se doit d’en tenir compte.

Au fond, toute œuvre d’art accomplie se doit d’entretenir avec le réel une relation double et quelque peu paradoxale : d’une part, elle doit se nourrir du réel, de tout le réel de son substrat. Elle doit être attentive au message sensible du réel mais aussi à sa vérité cachée. Elle doit débusquer la substance de la vérité et sa vérité profonde.

Mais d’autre part, l’œuvre d’art accomplie doit dépasser cette spéléologie attentive. Car son but ultime n’est pas de reproduire le réel, même dans son entité la plus globale, mais bien de le transfigurer. Dans « Les Voix du Silence », Malraux définit magnifiquement ce but essentiel de l’art qui est la conquête des formes :

« …S’il advient que l’artiste fixe un instant privilégié, il ne le fixe pas parce qu’il le reproduit, mais parce qu’il le métamorphose. Un coucher de soleil admirable, en peinture, n’est pas un beau coucher de soleil, mais le coucher de soleil d’un grand peintre ». On peut tout aussi bien ajouter que la Roma de Fellini n’est pas seulement la Rome, capitale de l’Italie, mais bien une ville réelle et irréelle parce qu’habitée par la mythologie et les phantasmes d’un grand cinéaste.

Ces considérations peut-être un peu hâtives, peut-être un peu trop pointillistes sur deux problèmes importants qui se posent à la création dans nos pays, esquissent la problématique d’une culture socialiste évitant le double et contradictoire écueil du dogmatisme et de l’acculturation. Certes, il ne s’agit là que de prolégomènes à la réflexion. Elles appellent, en tant que telles, approfondissement critiques et correctifs. Mais de quelle autre voie que celle de l’échange fécond, parfois contradictoire, des idées, sauraient surgir normes et valeurs libérées et neuves qui nous aideraient à construire, ensemble, une culture vivante et agissante pour nos sociétés arabo-africaines en voie d’auto-affermissement ?