CONTRIBUTION DE LA PENINSULE IBERIQUE AU SOCIALISME DES ANNEES 80
Ethiopiques n°17
revue socialiste
de culture négro-africaine
janvier 1979
La fin des longues dictatures au Portugal et en Espagne jalonne le début de l’institutionnalisation du système démocratique dans les deux pays de la Péninsule Ibérique. Avec un retard considérable par rapport au reste de l’Europe, la libération du Portugal fut caractérisée par la complète décolonisation de ses territoires africains, dans des conditions parfois dramatiques, et par un profond changement du « statu quo » de Salazar, suivi plus tard par Marcelo Caetano. En Espagne, la mort du dictateur Francisco-Franco a permis le début d’un processus évolutif vers la démocratie et où, si d’un côté les erreurs et les perversions totalitaires du processus révolutionnaire portugais furent évitées, d’un autre côté, le principal centre de pouvoir traditionnel est resté inaltéré.
Cependant, le début du processus démocratique dans ces deux pays a eu lieu dans des conditions économiques défavorables pour le PS et pour le PSOE (respectivement, le Parti Socialiste de Portugal et le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol) qui sont les principaux représentants du socialisme démocratique et de sa lutte dans les deux pays ibériques. Donc, au Portugal, où le PS a été appelé provisoirement ou constitutionnellement à assumer des postes de direction gouvernementale, comme en Espagne, où le PSOE est devenu la plus grande force de l’opposition au gouvernement actuel et le plus grand parti politique autonome, la tâche fondamentale de ces deux grands partis socialistes, c’est de garantir dans leurs pays la consolidation de la démocratie et de maintenir ouverte la voie pour le socialisme.
Sur le continent européen, où les divisions et les différences entre les divers pays ont toujours été la règle générale, on a aujourd’hui le sentiment que seuls des facteurs communs entre les nations puissent sauvegarder définitivement la sécurité démocratique individuelle de chaque pays. Pour le prouver, si l’on pense que j’exagère un peu, il suffit de rappeler les événements du dit « Eté chaud » de 1975 au Portugal comme un bon exemple de la menace pour la sécurité européenne, éprouvée par chacune des nations de l’Europe occidentale.
Les luttes pour la consolidation de la démocratie au Portugal et en Espagne, quoique dans un sens complémentaires, ont eu, et ont toujours, une importance et un impact qui transcendent de loin la Péninsule Ibérique. La Révolution du 25 avril au Portugal a apporté, sans doute, un grand enthousiasme et élan aux partis de la gauche du monde entier, qui sont encore ressentis dans le débat idéologique que les socialistes conduisent partout. La récente campagne électorale française n’en a pas été une exception. Et, si les « leçons » de la révolution portugaise ont eu une influence très nette au cours des événements politiques espagnols, il ne reste aucun doute qu’une version plus correcte des expériences portugaise et espagnole jointes, aura une valeur fondamentale pour le développement de l’Amérique latine.
En ce qui concerne l’expérience révolutionnaire portugaise, je me permets de faire ressortir quelques conclusions qui seront, sûrement, prises en considération dans le débat sur le socialisme des années 80 :
1°) Tandis que les démocrates portugais luttaient pour l’obtention de la démocratie dans leur pays – un objectif déjà achevé, du moins dans ses aspects formels et pour la décolonisation achevée aussi, malgré la façon dramatique dont elle a été faite la gauche, une fois de plus, s’est divisée internationalement en deux secteurs plus ou moins hostiles :
Ceux qui appuyaient les déviations totalitaires du PCP, lequel a essayé, jusqu’à un moment (1975), de dicter les destins du pays, sans aucun appui populaire significatif.
Les socialistes démocratiques et d’autres forces de la gauche et du centre, qui appuyaient principalement la lutte du Parti Socialiste.
2°) Une fois de plus, socialistes et communistes ont soutenu des positions antagonistes, malgré une certaine tradition antifasciste que les communistes ont ignoré pendant que les socialistes étaient dans une situation désavantageuse. Quand tout semblait perdu pour la démocratie, et beaucoup de démocrates s’y résignaient, le PS mena une lutte de résistance pour la démocratie et, pour la première fois – comme les paroles d’André Malraux « les mencheviks l’ont emporté sur les bolcheviks ».
3°) Les positions du PCP, en étant répudiées par les dénommés eurocommunistes, ont renforcé la position morale de ces derniers dans leurs pays et ont créé du moins apparemment une division entre le dit eurocommunisme et le communisme orthodoxe. Si les eurocommunistes sont sincères ou pas, ce n’est pas à moi de le juger car seul l’avenir pourra le dire. Cependant, je ne peux pas m’empêcher d’observer la difficulté de placer l’eurocommunisme dans un espace politique propre. Si l’existence d’un tel espace politique me semble impossible parmi le socialisme démocratique et le communisme orthodoxe, alors il ne reste que deux possibilités : ou l’espace qui est traditionnellement occupé par le socialisme démocratique – alternative peu probable – ou la graduelle acceptation de la démocratie de la part des partis communistes partout et un rapprochement subséquent avec le socialisme démocratique…
4°) Finalement, la victoire de la lutte menée par le Parti Socialiste au Portugal a poussé les socialistes au pouvoir sans une majorité parlementaire et en affrontant une sérieuse crise socio-économique, envenimée par les erreurs révolutionnaires de 1974-76. Le parti Socialiste accepta ce défi extrêmement difficile, en plaçant la consolidation de la démocratie comme but prioritaire, dans des conditions que n’importe quel autre Parti Socialiste ne pourrait jamais envier.
Besoins de stratégies collectives
Aucun autre pays, du moins dans l’Europe d’aujourd’hui, ne pourra se consacrer isolément à une expérience socialiste et démocratique, d’où le besoin de trouver des stratégies globales collectives pour les années 80. Le premier pas dans le sens de quelque chose qui pourra être nommée socialisme européen, ayant une influence croissante sur d’autres continents, passe par la consolidation d’une Europe démocratique, sans oublier que la Péninsule Ibérique (de même que la Grèce) sont parties intégrantes de l’Europe démocratique. C’est dans ce contexte que l’on doit comprendre la grande importance de l’option de ces pays pour leur intégration dans la CEE. Les aspects politiques de l’adhésion de ces trois pays sont de loin plus importants, à long terme, pour l’ensemble de l’Europe, que les probables difficultés économiques qui seront sûrement rencontrées. Si, d’une perspective socialiste, ces obstacles de caractère économique ne sont pas surmontés, alors on aura de la peine à parler, en Europe, de « socialisme dans les années 80 », car alors on ne pourra pas même peut-être parler sérieusement de « démocratie des années 80 ».
Cela est vraiment fondamental dans la perspective du socialisme démocratique comme alternative pour les pays en voie de développement. Du point de vue socio-culturel, les deux pays ibériques sont l’exemple typique de deux nations européennes, tandis que, du point de vue économique, le Portugal, et même l’Espagne, sont encore à un niveau de transition entre les structures des pays du Tiers-Monde et le monde industriel.
Dans ce sens, la jeune démocratie ibérique peut être sûrement regardée comme « un pont d’espoir » pour tous ceux qui croient à la vitalité de la démocratisation progressive du Tiers-Monde. Le colonialisme étant presque aboli, les années 80 devront aussi être compris par les socialistes démocrates – surtout dans les pays industriels comme la décade de la libération démocratique de tous les peuples encore opprimés par des dictateurs.
L’un des plus puissants instruments pour cette libération démocratique c’est, sans doute, le soi-disant nouvel ordre économiques mondial. La phrase « nouvel ordre économique international »est devenue une sorte de cliché ayant mille interprétations subjectives. Dans ce contexte, et sans perdre courage, il appartient surtout aux leaders du socialisme démocratique tellement engagés dans la démocratisation du monde – de changer cette phrase en une lutte pleine de signification profonde. Avec courage et réalisme, il faut stimuler les pays industriels démocratiques, les pays en voie de développement et les pays de la sphère politico-économique du COMECON pour établir un dialogue franc qui puisse mener à des propositions constructives pour le renforcement de la détente, de la paix et du développement socio-économique. Les efforts développés par Willy Brandt et par la Commission Nord-Sud qu’il préside, sont un facteur extraordinairement positif dans ce but et je suis sûr aussi que la récente proposition de Léopold Sédar Senghor d’un besoin parallèle d’un nouvel ordre économique inter-nations devra être écoutée attentivement.
Du point de vue de mon parti, il n’est pas possible de songer à une marche vers le socialisme, au Portugal, dans les années 80, si la démocratie n’est pas consolidée, du moins si on ne veut pas tomber dans des formes totalitaires de socialisme que nous répudions évidemment. D’un autre côté, il n’est pas possible de maintenir une démocratie pluraliste en fonctionnement sans un minimum de stabilité économique. Cet ordre de priorité – lequel, à notre avis, ne peut pas être renversé – est la clé fondamentale pour la compréhension du rôle des Partis Socialistes dans les années 80.
Parler de socialisme, même européen, dans les années 80, sans d’abord consolider la démocratie dans l’Europe de vocation démocratique, ce ne serait qu’un acte de rhétorique pour ces pays où des conditions économiques plus privilégiées ont permis une certaine démocratie et même le « luxe » de parler de socialisme.
Il faut y ajouter que – malgré les critiques qui nous sont faites par l’extrême gauche staliniste et l’extrême droite néo-fasciste – le gouvernement de Mario Soares fait la seule politique de gauche à présent viable pour la survivance de nos institutions démocratiques, quoique cela puisse constituer une désillusion pour tous ceux qui préfèreraient lui faire des démonstrations de solidarité à l’exil ou à la prison semblablement à ce qui est arrivé avec le Chili.
Cependant, on ne peut pas nier la légitimité de quelques doutes dans les classes ouvrières. Mais après deux ans d’anarchie, il a fallu un grand courage pour préférer le réalisme du possible à l’utopisme des théoriciens du socialisme qui circulent dans le domaine aisé de l’idéologie. Il faut prendre en considération que l’exode de réfugiés d’Angola et de Mozambique, environ 800.000 personnes, la réduction drastique dans le secteur militaire, la rupture de la production de 1974-75, la fuite des capitaux et le manque d’investissements en face de l’exigence de réformes sociales et de salaires plus hauts, plaçaient la démocratie devant deux choix : ou l’anéantissement du processus démocratique, ou la récupération économique à travers une grande austérité et d’autres mesures économiques classiques qui sont nécessaires à une économie de marché si dépendante comme celle du Portugal.
Il serait étrange de ne pas faire mention du rôle joué par les forces armées dans la politique, lesquelles sont encore sensibles à tout changement dans le rapport de forces politiques.
Cependant la tâche de consolidation de la démocratie dans la Péninsule ibérique, donc en Europe, est parfaitement compatible avec une politique décisive d’encouragement du processus de démocratisation dans les pays en voie de développement. Une fois que cette tâche est devenue prioritaire, alors les Partis socialistes, dans les années 80, pourront trouver une plus grande aisance à formuler de nouvelles stratégies globales d’un point de vue socialiste. Dans ce contexte, la démocratie économique déjà partiellement essayée dans quelques pays avec une plus grande participation des travailleurs dans les entreprises et même quelques cas intéressants d’autogestion devra devenir partie d’un ordre économique dans un monde nouveau et plus juste, capable de faire entrevoir la graduelle élimination des différences socio-économiques de caractères régional et/ou international.
C’est cela, à mon avis, la forme d’envisager la tâche des socialistes démocratiques dans la prochaine décade. Que le travail de notre mouvement international aux secteurs de la justice sociale, de la démocratie économique, de l’égalité entre les sexes, de la préservation d’une écologie équilibrée et sur le chemin de la paix puissent établir fermement le socialisme comme un espoir pour les générations futures.