Philosophie

CONDILLAC : LA LOGIQUE OU LES PREMIERS DÉVELOPPEMENT DE L’ART DE PENSER : LE CHOIX DU MODELE ALGÉBRE

Ethiopiques n°60 revue négro-africaine

de littérature et de philosohpie

1er semestre 1998

I-INTRODUCTION:UNE LOGIQUE MATHÉMATIQUE

Etienne Bonnot de Condillac est né à Grenoble en 1715. Généralement présenté comme un abbé mondain, il prend part aux interrogations philosophiques de son époque. En 1740, il fait la connaissance de Jean-Jacques Rousseau. Ils deviennent amis et en 1746, ils sont très liés avec Diderot. C’est l’année de la publication de son premier ouvrage, l’Essai sur l’origine des connaissances humaines. Trois ans plus tard, paraît ce qui est considéré comme son principal ouvrage, à savoir le Traité des sensations et aussi le Traité des animaux dirigé contre Buffon. Ces écrits suscitent un grand enthousiasme chez Voltaire qui conseille à l’auteur de faire un cours complet de ses idées métaphysiques. Ainsi, en 1776, Condillac publie son Cours d’Etudes. Le texte sur lequel porte notre analyse, La Logique, paraît quatre ans plus tard, en 1780, l’année de la disparition de son auteur. L’intérêt que présente La Logique de Condillac est double : d’une part, il met en place l’idée d’une mathématisation, d’une algébrisation de la logique, « dans l’art de raisonner ; comme dans l’art de calculer ; tout se réduit à des compositions, et à des décompositions, et il ne faut pas croire que ce soit là deux arts différents » [1]. Cette idée n’est pas nouvelle certes, mais il est important de mettre en évidence les raisons pour lesquelles, Condillac rejette – avec violence même – le modèle géométrique, se dressant ainsi implicitement contre Descartes, Pascal, Spinoza, et autres adeptes du more geometrico [2] ; d’autre part, et surtout, le texte semble se doter des moyens de parer à la terrible question capable de détruire cette confiance accordée à l’algèbre. Il s’agit de l’interrogation suivante : « si l’algèbre donne à la logique une fondation solide, sur quel fondement l’algèbre elle-même est-elle construite ? » La crise des fondements que vivra douloureusement la science mathématique au XIXème siècle a pour origine cette nécessité pour les mathématiques de s’interroger sur leurs propres fondements. Pour Condillac la légitimité de la démarche algébrique réside dans le caractère analytique des jugements algébriques.

Tels sont les deux points essentiels de notre analyse.

II -L’ALGÉBRISME DE CONDILLAC FACE AU MORE GEOMETRICO :

Notre choix se porte sur la philosophie cartésienne, comme exemplaire de ce que nous pouvons appeler un « géométrisme », c’est-à-dire l’affirmation de la nécessité de prendre comme modèle, dans la recherche du vrai, la méthode des géomètres. Et ce, parce que Descartes, ne se contente pas d’une telle affirmation, mais lance des attaques, parfois virulentes, contre l’algèbre, l’arithmétique

En effet, tout en reconnaissant à l’arithmétique la même certitude qu’à la géométrie, Descartes avoue ne pas aimer la première. Dans la seconde des Règles pour la direction de l’esprit, Descartes montre sans l’ambiguïté, que du point de vue de la certitude, la géométrie et l’arithmétique sont sur le pied d’égalité.

« … on voit clairement pourquoi l’arithmétique et la géométrie sont beaucoup plus certaines que les autres sciences : c’est que seules elles traitent d’un objet assez pur et simple pour n’admettre absolument rien que l’expérience ait rendu incertain et qu’elles consistent tout entières en une suite de conséquences déduites par raisonnement » [3].

Ce passage montre bien que l’auteur n’introduit aucune discrimination entre la géométrie et l’arithmétique. D’ailleurs il ajoute un peu plus loin :

« … ceux qui cherchent le droit chemin de la vérité ne doivent s’occuper d’aucun objet dont ils ne puissent avoir une certitude au moins égale à celle des démonstrations de l’arithmétique et de la géométrie » [4]

Cependant, Descartes affirme que son penchant le porte davantage vers la géométrie que vers l’arithmétique, Son « ingenium » [5] .]], pourrions-nous dire avec Geneviève Radis-Lewis l’incline plutôt vers la géométrie. De plus, comme le souligne Yvon Belaval, Descartes considère qu’il faut moins de génie et plus d’opiniâtreté en arithmétique qu’en géométrie. Dans cette dernière l’esprit fait preuve de créativité, tandis que dans la première, il lui suffit de s’entêter pour arriver à bout des calculs les plus récalcitrants.

Ainsi, face à un problème ramené à une équation, Descartes voit dans l’inconnue, non pas un nombre, mais une longueur. Ce qui explique pourquoi Gaston Milhaud écrit dans Descartes Savant :

« S’il s’agissait d’équations du second degré, on devine qu’il saurait les résoudre par des constructions où n’interviendraient que la règle et le compas » [6]

Chez Descartes, le quantitatif, le nombre « se géométrise ». D’où les propos d’Yvon Bélaval :

« on ne trouve pas à la base de ses réflexions sur le nombre des individualités substantielles – pythagoriciennes, atomes, monades – qui fassent naître le concept d’ensemble ; on retrouve toujours une opération constructive avec des segments-unités » [7],

Ainsi est mise en évidence l’importance de la quatorzième Règle :

« Qu’il soit donc sûr et certain que les questions parfaitement déterminées ne contiennent guère d’autre difficulté, que celle qui consiste à réduire des proportions en égalité » [8] Plus loin : pour cela il ne faut retenir que les surfaces rectilignes et rectangulaires, ou les lignes droites, que nous appelons aussi figures parce qu’elles ne nous servent pas moins que les surfaces à nous représenter un sujet vraiment étendu[…] ; qu’enfin, il faut représenter par ces mêmes figures, soit les grandeurs continues, soit aussi la quantité ou le nombre, et que, pour faire comprendre toutes les différences des rapports, l’esprit humain ne peut rien trouver de plus simple » [9].

Ce passage montre qu’il est tout à fait légitime de parler, comme Yvon Bélaval, d’un géométrisme cartésien.

Or, le géométrisme, Condillac le dénonce comme une source d’erreurs :

« Parce que la géométrie est une science qu’on nomme exacte, on a cru que, pour bien traiter toutes les autres sciences, il n’y avait qu’à contrefaire les géomètres, et la manie de définir à leur manière est devenue la manie de tous les philosophes, ou de ceux qui se donnent pour tels » [10].

Condillac s’efforce justement de montrer les faiblesses des définitions. Tout au plus, peuvent-elles nous faire voir les choses dont nous parlons, elles ne sauraient nous les faire connaître :

« Les définitions se bornent donc à montrer les choses : mais elles ne les éclairent pas toujours d’une lumière égale » [11].

Condillac considère donc que les définitions ont des limites, dans la mesure où elles sont incapables de tout définir. Elles supposent que le sens de certains mots est déjà connu. Or, rien n’est moins sûr. Et d’ailleurs, lorsque les géomètres cherchent à tout définir, leurs efforts s’avèrent vains [12].

Selon l’auteur, la langue des géomètres n’est donc pas la plus adéquate pour faire advenir le vrai. En revanche :

« la langue des mathématiques, l’algèbre, est la plus simple de toutes les langues » [13].

Ainsi, en présence d’une équation, il ne s’agit pas de la ramener à un rapport de grandeurs représentées par des figures mais d’en chercher la (ou les) solution (s) algébrique (s). Condillac nous propose le problème suivant :

« Ayant des jetons dans mes deux mains, si j’en fais passer un de la main droite dans la gauche, j’en aurai autant dans l’une que dans l’autre ; et si j’en fais passer un de la gauche dans la droite, j’en aurai le double dans celle-ci ».

Il s’agit essentiellement selon Condillac de la traduire de la manière la plus simple possible. Ainsi, l’auteur propose différentes traductions afin de faire mieux ressortir la simplicité de la langue algébrique.

Il poursuit ainsi :

« Si vous disiez : le nombre que vous avez dans la main droite, lorsqu’on en retranche un jeton est égal à celui que vous avez dans la main gauche lorsqu’à celui-ci on en ajoute un : vous exprimerez la première donnée avec beaucoup de mots. Dites donc le plus brièvement : le nombre de votre main droite diminué d’une unité est égal à celui de votre gauche augmenté d’une unité : (…) ou enfin plus brièvement encore, la droite moins un égale à la gauche plus plus un  ». De même, pour la seconde donnée, nous dirons : la droite plus un, égale à deux gauches moins deux. Ce qui nous donne le système d’équations suivant :

| x – 1 = Y + 1 (1)

| x + 1 = 2 (y – 1) (2)

Il ne nous reste plus qu’à procéder à une simple manipulation de signes pour résoudre le problème. Nous pouvons procéder « aveuglément, comme dirait Leibniz, c’est-à-dire en faisant totalement abstraction du contenu des variables, tout en sachant qu’à tout moment, nous pouvons en rappeler la signification. Ceci met en évidence le caractère opératoire des signes qui aident la pensée, qui sont la pensée au lieu d’en être une simple expression extrinsèque.

Nous obtenons :|x = y + 2 (1)

|x = 2y – 3 (2)

Ce qui donne : [(1) = (2) ou y + 2 = 2y – 3

y = 5

donc x = 5 + 2

│ x = 7

La langue algèbrique est d’autant plus simple qu’elle parle à la fois aux yeux de l’esprit et à ceux du corps. Ce qui constitue déjà un argument en faveur du choix de l’algèbre. Il nous reste justement à analyser la manière dont Condillac légitime son choix, le présentant comme une démarche nécessaire.

 

III – LES FONDEMENTS DE L’ÉVIDENCE ALGÈBRIQUE :

Condillac écrit, parlant de l’algèbre ouvrage du génie » [14],

« Ce langage algébrique fait apercevoir d’une manière sensible comment les jugements sont liés les uns aux autres dans un raisonnement. On voit que le dernier n’est renfermé dans le pénultième, le pénultième dans celui qui le précède, et ainsi de suite en remontant, que parce que le dernier est identique avec le pénultième, le pénultième avec celui qui le précède etc. et l’on reconnaît que cette identité fait toute l’évidence du raisonnement » [15].

En effet, 2 + 3 = 2y-y

n’est-ce pas équivalent à 2 + 3 = y

puis à 5 = Y ?

En réalité, ce principe est le nerf de tout véritable raisonnement. L’auteur montre qu’il n’a pas procédé autrement pour expliquer les facultés de l’âme. Il écrit :

« Nous n’avons par exemple, expliqué la génération des facultés de l’âme que parce que nous avons vu qu’elles sont toutes identiques avec la faculté de sentir ; et nos raisonnements faits avec des nouvelles sont aussi rigoureusement démontrés que pourraient l’être des raisonnements faits avec des lettres » [16].

L’auteur semble du même coup mettre la langue algébrique au même niveau que les langues naturelles. Cependant, il ajoute aussitôt :

« Il faut seulement remarquer que l’identité s’aperçoit plus facilement lorsqu’on l’énonce avec des signes algébriques ».

Ceci s’explique, comme nous le disions plus haut par le fait que cette langue symbolique qu’est l’algèbre, parle aussi bien aux yeux de l’esprit qu’à ceux du corps. Cette évidence fondée sur l’identité, Condillac l’appelle « évidence de raison ». Nous comprenons maintenant pleinement ce qui fait dire à l’auteur :

« […] Nous ne raisonnons bien ou mal que parce que notre langue est bien ou malfaite » [17]

CONCLUSION

Certes, il serait confortable de dire que l’évidence de la langue algébrique repose sur l’identité, le caractère analytique des jugements algébriques. D’autant plus que Condillac montre que nous avons le meilleur maître d’analyse, à savoir la nature elle-même. C’est elle qui constitue, selon Condillac, l’unique méthode pour acquérir des connaissances.

Pour voir un paysage, la vue commence par le décomposer pour le recomposer ensuite : « Analyser n’est donc autre chose qu’observer dans un ordre successif les qualités d’un objet, afin de leur donner dans l’esprit l’ordre simultané dans lequel elles existent. C’est ce que la nature nous fait faire à tous. L’analyse qu’on croit n’être connue que des philosophes, est donc connue de tout le monde, et je n’ai rien appris au lecteur ; je lui ai seulement fait remarquer ce qu’il fait continuellement » [18].

Ainsi, à la question portant sur les fondements de l’algèbre, nous répondrions avec Condillac que l’évidence de l’algèbre est garantie pour sa méthode analytique qui elle-même est garantie par la nature.

Cependant quel contenu faut-il donner au concept problématique de « nature » ? De plus, la démarche kantienne, comme nous venons de le voir, ne nous permet pas d’accepter purement et simplement l’idée du caractère analytique des jugements algébriques.

Cela signifie-t-il que la recherche des fondements de cette langue algébrique est toujours à poursuivre ? Ou devons-nous considérer comme dépassée cette question des fondements et penser cette langue comme une construction de l’esprit humain ? N’est-ce pas là la leçon de l’axiomatisation des mathématiques ?

[1] Condillac. La logique ou les premiers développements de l’art de penser. Oeuvres choisies. Paris. Vrin 1981. Reprise de l’édition de 1796) p. 313.

[2] « A la manière des géomètres ». En écrivant l’éthique « more geometrico », Spinoza pense garantir la rigueur de ses démonstrations. La méthode des géomètres apparaît comme la meilleure, basée sur des déductions rigoureuses à partir d’axiomes jugés évidents et de définitions. Les règles de la méthode cartésienne s’inspirent de la méthode des géomètres. Enfin, nous pouvons lire dans l’opuscule de Pascal intitulé : « De l’esprit de géométrie et de l’art de persuader » : « ce qui passe la géométrie nous surpasse »… et un peu plus loin « Je veux faire entendre ce que c’est que démonstration par l’exemple de celles de géométrie, qui est presque la seule des sciences humaines qui en produise d’infaillibles, parce qu’elle seule observe la véritable méthode » (Pascal. Oeuvres complètes. Préface d’Henri Gouthier – Présentation et notes de Louis Lafuma. Paris – Éditions du Seuil 1963. P. 349).

[3] Descates- Règles pour la direction de l’esprit in Descartes. Oeuvres et lettres. La pléiade. Paris. N.R.F 1953. Règle II. p. 41.

[4] Idem p. 42.

[5] [[« Ingenium » : ensemble des dispositions naturelles qui constituent notre individualité. C’est l’« ingenium » qui explique pourquoi nous avons plus de facilité dans telle discipline plutôt que dans telle autre, même si, quelle que soit la discipline, c’est toujours la lumière naturelle une et identique à elle-même, qui s’exerce.

[6] Gaston Milhaud, Descartes Savant, Paris, 1921p.42

[7] Yvon Belaval. Leibniz critique de Descartes. Bibliothèque des Idées. N. R. F. 1960. P.212.

[8] Descartes. Règles pour la direction de l’esprit. Ouvrage déjà cité. P. 106.

[9] Ibid.

[10] Condillac. La logique, ou déjà cité. Seconde partie. chap VI.p. 399.

[11] Condillac. La logique. Idem P. 399. Conscient de cette difficulté, Spinoza met en place l’idée d’une définition qui constitue du même coup une construction de l’objet et le premier pas vers la mise en évidence des propriétés de celui-ci.

[12] Sur ce point d’ailleurs, Pascal par exemple considère qu’il y a des termes tellement simples et évidents en eux-mêmes, que tenter de les définir, ne ferait que les obscurcir.

[13] Idem P. 406.

 

[14] Condillac. La Logique. P. 390. « Il est vrai qu’en mathématique on parle avec précision, parce que l’algèbre, ouvrage du génie, est une langue qu’on ne pouvait pas mal faire… »

[15] Idem p. 411. Condillac met ainsi en place l’idée selon laquelle toute la vérité est analytique. Nous ne faisons pour ainsi dire que décomposer comme nous l’apprend la nature. Le verbe « enfermer » souligne bien l’idée selon laquelle en réalité nous n’apportons rien d’extérieur aux données de départ. Sur ce point, il existe une opposition tranchée entre la pensée de Condillac et celle d’Emmanuel Kant. « Les jugements mathématiques sont tous synthétiques ». Telle est l’affirmation de Kant (1724-1804) dans la Critique de la raison pure. (Paris. Garnier Flammarion. 1976. P. 66). Kant prend l’exemple suivant : 7 + 5 = 12. La tentation est grande, nous dit l’auteur, de penser que cette proposition est analytique.

Or, « le concept de douze n’est point du tout pensé par cela seul que je pense cette réunion de cinq et sept, et j’aurais beau analyser mon concept d’une telle somme possible, je n’y trouverais pas le nombre douze. Il faut que je dépasse ces concepts, en ayant recours à l’intuition…

La proposition arithmétique est donc toujours synthétique ».

[16] La Logique. p. 411

[17] Idem. P. 394.Condillac semble ainsi rejoindre Leibniz qui, lui aussi reconnaissait au signe une valeur opératoire. Leibniz, ne voulait-il pas faire du raisonnement un véritable calcul, de telle sorte qu’une erreur de raisonnement serait aussi facile à repérer et à réparer qu’une erreur de calcul ?

Cependant, nous nous en tiendrons là dans le rapprochement entre ces deux auteurs afin de ne pas trop nous éloigner du cadre de notre présente étude. Cette prudence, l’auteur lui-même nous y convie lorsqu’il nous recommande de prendre garde à ne pas voir comme identiques des pensées différentes.« Il est fort commun », nous dit-il, parmi ceux qui se jugent savants, de ne voir dans les meilleurs livres que ce qu’ils savent, et par conséquent de les lire sans rien apprendre ; ils ne voient rien de neuf dans un ouvrage où tout est neuf pour eux ». (P. 422).

[18] Idem.p.335