Développement et Sociétés

COMMERCE ET POLITIQUE A SAINT-LOUIS DE 1758 A 1848

Ethiopiques numéro 24

révue socialiste

de culture négro-africaine

octobre 1980

Saint-Louis a été fondée en 1659 pour assurer à la Compagnie du Cap-Vert et du Sénégal et aux compagnies qui allaient lui succéder, le privilège exclusif du commerce sur le fleuve Sénégal et sur la côte d’Afrique. Ce comptoir eut un attrait incontestable sur les populations de la grande terre qui n’hésitèrent pas à venir s’installer à Saint-Louis. Il s’établit ainsi des contacts entre indigènes et européens d’où allait naître une société aux traits spécifiques. C’est l’évolution de cette société que nous allons essayer d’éclairer d’un jour nouveau.

  1. I) La Société saint-louisienne

La France en 1758 possédait deux comptoirs sur la côte occidentale d’Afrique : il s’agit de Saint-Louis et Gorée. Ces deux îles ont de grandes ressemblances au point de vue de la société qui les compose, mais elles n’en ont pas moins des intérêts divergents : Saint-Louis en effet est tourné vers le fleuve Sénégal alors que Gorée commerce avec les royaumes sérères et les rivières du Sud.

Les Européens

La France, au début, confiait les colonies à des compagnies à charte chargées de les exploiter quitte à en assurer l’administration. C’est ainsi que de 1659 à 1758, date de la deuxième occupation anglaise de l’île de Saint-Louis (1758-1779) six compagnies se succédées. Ces compagnies transplantaient sur place des hommes chargés de faire le commerce de la gomme et des esclaves. Venus bien souvent sans famille, les agents de la compagnie ont eu libre commerce avec les femmes indigènes. De ces unions, que l’on a appelé le « mariage à la mode du pays » sont nés les métis ou mulâtres qui vont jouer un rôle politique important au XVIIe mais surtout au XIXe siècle.

Après le traité de Paris de 1763, Gorée revient à la France tandis que Saint-Louis reste aux mains des Anglais. A Gorée la France installe des gouverneurs qui étendent leurs pouvoirs sur Saint-Louis après sa reprise sur les Anglais par le Duc de Lauzun en 1779. Les gouverneurs se font aider par des administrateurs et une garnison. Les gouverneurs essaient tout au long de la période de maintenir l’équilibre entre les Européens et les Indigènes.

Enfin, parmi les Européens, les négociants constituent l’élément le plus dynamique. Ils injectent leurs capitaux dans le commerce dont vit Saint-Louis. Ils sont spécialisés dans le commerce d’« import-export ». Ils importent les marchandises d’Europe, surtout les « guinées », pièce de toile particulièrement prisée par les Maures. Ils prêtent ce tissu aux traitants qui l’échangent contre de la gomme aux escales.

Les traitants paient les négociants en gomme qu’ils exportent vers la métropole. Les guinées représentent environ 65 % des importations et la gomme environ 75 % du total des exportations de la colonie du Sénégal.

Les indigènes

Les signares, dames noires ou métisses constituent un des traits spécifiques de cette société. Mariées à « la mode du pays » à des négociants ou à des agents de l’administration, elles reçoivent de leur « mari » au moment du retour de ce dernier en France, une maison et des biens pour assurer leur subsistance et l’éducation de leurs enfants. Elles participent au commerce de la gomme soit en louant leurs esclaves, soit en faisant vendre aux esclaves des pagnes qu’elles ont fait tisser.

Les métis nés de ces unions, sont presque tous traitants. Ils font le commerce des esclaves. Ils entendent avoir une certaine autonomie vis-à-vis de l’administration. Ils veulent également demeurer les intermédiaires entre les négociants et les populations de l’intérieur. Ils ne veulent pas ainsi que les négociants fassent eux-mêmes le commerce aux escales.

Les noirs libres sont pour la plupart musulmans. On y compte cependant quelques catholiques ou gourmets. Ces derniers sont en général utilisés comme timoniers dans les bateaux faisant le commerce des escales ou de Galam.

Quant aux musulmans, ils sont sous l’autorité des marabouts du nord et du sud de l’île, lesquels sont soumis au tamsir, chef de la collectivité musulmane à Saint-Louis. Certains d’entre eux, notamment les plus riches, sont des traitants. Les moins nantis sont les maîtres de la langue, ouvriers, employés dans les bateaux aux escales. Tous tirent profit du commerce de la gomme. Mais les musulmans entendent conserver leurs us et coutumes. Ils veulent continuer à régler leurs propres affaires sans que l’administration française s’en mêle. Tout au long de la période ils réclament un tribunal qui leur soit propre.

Enfin, au bas de l’échelle sociale se trouvent les esclaves ou captifs. Ils vivent dans la « familia » du maître. Ils logent dans des cases construites à l’intérieur de la concession du maître qui, lui, occupe une maison « en dur ». Ils constituent un appoint important pour les maîtres qui les louent soit à l’administration, soit à des particuliers. Ils apportent la moitié de leur salaire à leur maître. Ils sont soit laptots dans les bateaux, soit maçons, calfats : ils forment la majorité de la population. En 1848, sur une population de 12.000 habitants, ils étaient 6.703 captifs.

Les signares, les métis, les musulmans dotés d’une certaine fortune et d’une certaine notoriété constituent ce que l’on appelle les habitants. Tous se consacrent au commerce de la gomme.

Les négociants, les habitants, et tout le reste de la population vivent du commerce de la gomme. De janvier à juillet, en effet, les habitants se transportent avec leur équipage sur le fleuve Sénégal où les Maures apportent la gomme aux escales. D’août à décembre le commerce se transporte sur le haut du fleuve à Galam où les transactions portent sur la gomme, les esclaves, l’or, le mil. Toute la vie à Saint-Louis est rythmée par le commerce.

La population à Saint-Louis n’a cessé de s’accroître. Elle était environ de 6000 vers 1758. En 1790, à cause du blocus opéré par les Anglais, on note le premier accroissement sensible. En effet les habitants ont coutume d’acheter des esclaves ; or ils n’arrivent pas à les faire sortir de l’île. Ainsi la population s’élevait à 8.000 habitants. En 1819 un recensement fait par Schmaltz estime la population à environ 9.000 personnes, ainsi réparties :

Blancs et mulâtres…………….1.000

Nègres libres ou affranchis…….3.000

Nègres esclaves……………….5.000

En 1830, fuyant l’insécurité créée au Walo par la guerre entre les Maures Trarzas et l’administration française, des populations viennent se réfugier à Saint-Louis. La population tourne autour de 12.000 habitants. En 1854 la population est de 12.081 personnes.

Entre l’administration et la population existe un maire. Le maire, choisi par l’administration parmi les métis est chargé d’assurer la liaison entre l’administration et la population. Il assure la police municipale, veille à l’ordre, contrôle les étrangers. Il transmet à la population tous les ordres de l’administration comme en fait foi le registre dit de Blanchot, conservé aux Archives du Sénégal sous la cote 3 B 1. Il couvre la période 1789-1808 et contient les ordres et instructions que le gouverneur donne au maire.

Le maire joue également le rôle d’intermédiaire entre l’administration et les chefs des royaumes voisins tels que le Walo, le Fouta, le Cayor. Il continue à jouer ce rôle jusqu’en 1845 date où a été créée la direction des Affaires extérieures confiée au Lieutenant-colonel Caillé.

L’apparition du maire se fait en 1758 si on en croit Michael David Marcson [1]

Profitant en effet de la confusion créée par la prise de l’île par les Anglais, les métis se présentent à Duranger, français, chargé de l’expédition des affaires courantes, pour lui réclamer le sceau et les archives de l’administration française. Duranger les leur donne et ils les confient à Charles Thévenot, l’un des plus influents parmi eux. « For the mulattoes, the notary seal and the public records were the sign of municipal anthority ». [2] Thévenot se présenta donc aux Anglais sous le titre de maire de Saint-Louis et ces derniers le prirent comme tel.

Le maire est un auxiliaire de l’administration mais il n’entend pas en dépendre totalement. Tout au long de la période, nous verrons les maires lutter pour conserver leur autonomie vis-à-vis d’une administration qui cherche à s’affermir et à briser toute forme de résistance.

  1. II) La lutte entre les habitants et l’Administration 1779-1848

En 1779 le Duc de Lauzun reprend Saint-Louis sur les Anglais. En 1783 le Sénégal est de nouveau confié à une compagnie : La Compagnie du Sénégal. Cette compagnie privilégiée a le monopole exclusif du commerce. Les habitants ne l’entendent pas ainsi. Ils veulent rester les intermédiaires entre la compagnie et les populations de l’intérieur. La compagnie, de son côté, veut exploiter son privilège exclusif et cherche, par tous les moyens, à éloigner les habitants des escales.

En 1784 les habitants envoient une pétition au ministre de la marine, le Maréchal de Castries. Ils s’élèvent contre le privilège de la compagnie et dénoncent les nombreux inconvénients du privilège exclusif. Le prix de la gomme, étant en effet fixe, les Maures auront tendance à produire moins de gommes et ainsi la colonie aura peu de ressources. Les habitants sont favorables au libre commerce qu’ils réclament de leurs vœux.

La pétition n’eut pas beaucoup d’effet mais les habitants furent assez heureux pour contourner les entraves posées par la compagnie. Ils purent néanmoins participer au commerce et en tirer le maximum de profit.

Mais en janvier 1789 le privilège de la compagnie devient totalement exclusif et fut étendu à tous les produits du commerce. Les habitants en souffrent énormément. Comme Louis XVI, le 24 janvier 1789, convoquait les Etats Généraux pour le mois de mai, les habitants réunis à Saint-Louis le 15 avril 1789, sous la présidence de Charles Cornier, maire, décident d’envoyer des cahiers de doléances au Roi. Les cahiers mettent surtout en cause le privilège de la compagnie. Les habitants se disent « courbés sous le joug insupportable, du despotisme affreux d’une compagnie privilégiée » [3]. Ils prônent la liberté du commerce. Ils disent en effet : « Les conséquences sont toutes différentes quand le commerce est libre. Le grand nombre de navires qui viennent traiter dans la rivière du Sénégal offrent un appas suffisant et même un intérêt réel aux Maures pour les détourner de porter leur gomme à Portendick où ils ne peuvent aller qu’à travers mille peines et mille dangers » [4]. Les habitants seront les principales victimes de la compagnie. En effet, disent-ils : « Toutes ces circonstances ne peuvent qu’influer beaucoup sur les habitants de l’île Saint-Louis, qui sont les agents nécessaires (sic) de toutes les opérations du commerce, soit comme interprètes, soit comme courtiers ou traiteurs. Les habitants pilotent les vaisseaux et traitent ; les esclaves manœuvrent ou traînent à bras ces mêmes navires, parce que les équipages blancs sont insuffisants et qu’ils ne pourraient pas résister à un travail aussi dur dans un climat de feu » [5]

La question que l’on se pose à propos de ces cahiers, c’est bien leur caractère d’authenticité. Est-ce que les habitants de Saint-Louis se sont réellement réunis en 1789 pour rédiger leurs « très humbles doléances et remontrances aux citoyens français tenant les Etats Généraux » ou bien s’agit-il de l’initiative privée de Lamiral qui s’est présenté aux Etats Généraux sous le titre usurpé de député du Sénégal ? Ce qu’il faut retenir c’est que ces cahiers ne se retrouvent que dans le livre de Lamiral publié en 1789 sous le titre de : « L’Afrique et le peuple afriquain ». En effet, nulle part ailleurs, mention n’en est faite. On n’en retrouve pas trace en effet dans le C 6, ensemble des archives des administrations de Gorée et des compagnies ayant fait du commerce sur la côte d’Afrique de 1763 à 1815. Il n’en est fait non plus mention dans les archives de la Restauration et de la Monarchie de juillet.

Ce qu’il convient toutefois de retenir, c’est que ces cahiers représentent bien l’expression de l’opinion des habitants. En outre ils se situent bien dans la tradition des pétitions et adresses faites par les habitants aux autorités centrales pour dénoncer des abus ou émettre des vœux comme 1784, 1789, 1802, 1827 et j’en passe.

Quelle que soit la réponse faite aux Cahiers, les habitants, à Saint-Louis même, s’organisent et contrecarrent l’exclusivisme de la compagnie. Ils refusent en effet de louer leurs esclaves à cette dernière. La compagnie se plaint à l’administration. Le major Boucher, chargé de l’expédition des affaires courantes, soutient le point de vue des habitants et en rend compte au ministre. Le 23 janvier 1791 l’Assemblée nationale met fin au monopole de la compagnie du Sénégal.

En mars 1792, Lamiral présente à l’Assemblée nationale une pétition signée de 16 des principaux habitants et une adresse écrite par lui-même. Ces deux documents demandent une plus grande autonomie pour les habitants. Ils réclament en effet un maire assisté de deux adjoints qui s’occuperait des affaires locales et trancherait les conflits nés entre habitants. Le maire et ses adjoints seraient élus. Quant aux intérêts de la Métropole, ils seraient défendus par un « Résident de la Nation » qui prendrait la place du gouverneur. Lamiral demande que le Sénégal puisse élire un député à l’Assemblée nationale. Le député serait choisi parmi les Européens vivant à Saint-Louis.

Ces requêtes ne furent pas satisfaites. Cependant les habitants savourent leur victoire sur la compagnie.

Cependant en 1802, un gouverneur, nouvellement nommé Lasserre, réintroduit le privilège en constituant illégalement une société dont il exclut les habitants. Lui seul et ses associés auraient le droit de faire le commerce. Il fait emprisonner Gabriel Pellegrin, un métis influent, qui a enfreint le privilège. Le 23 juillet 1802, les frères Pellegrin, aidés de Dubrux, un Français qui avait pendant longtemps vécu au Sénégal, et d’une cohorte d’esclaves, libèrent Gabriel Pellegrin, arrêtent Lasserre et le font déporter à Gorée qui était aux mains des Anglais.

François Pellegrin et Jean Blondin, deux métis, portent un manifeste à Paris où ils expriment le point de vue des habitants. Ils furent jugés et acquittés.

Cette révolte a fortement ébranlé l’administration centrale qui n’a pas manqué, longtemps encore, après 1802, de rappeler dans les instructions remises aux gouverneurs nouvellement nommés, la conduite à tenir à l’égard des Habitants pour ne pas partager le sort malheureux de Lasserre.

Blanchot nommé une seconde fois à la colonie rétablit l’ordre et installe des conseils où il fait siéger des Habitants. Le 26 juillet 1809 les Anglais reprennent à nouveau Saint-Louis. Ils respectent l’autorité du maire.

En 1817 la France reprend possession de l’île et y installe une administration de type moderne. L’autorité du maire est reconnue et il continue à être choisi parmi les métis.

En 1827 la France crée un conseil formé de députés devant siéger en métropole. Les Habitants demandent que le Sénégal, à l’instar de la Guyane (qu’ils considèrent comme la rivale du Sénégal y envoie un représentant. Ils portent leur choix sur le baron Roger, ancien gouverneur du Sénégal (1822-1827) mais Paris estime que le Sénégal n’est pas assez avancé pour avoir un député.

A l’occasion de la discussion du projet de loi sur le régime législatif des colonies, en 1832, le ministre demande au gouverneur d’étudier la possibilité d’instituer un conseil colonial au Sénégal. Les Habitants, influencés par le gouverneur, rejettent cette institution. Cependant ils réclament que cinq (5) habitants notables soient associés aux délibérations du conseil privé chaque fois que celui-ci aurait à discuter de question d’intérêt local. Cependant l’expérience eut la vie courte car François Valantin, frère de Durand, que l’on n’avait pas voulu admettre dans la catégorie des négociants, fait échouer les élections pour le renouvellement des représentants des Habitants au conseil.

Avec l’ordonnance organique du 7 septembre 1840 (qui reste le texte de base de l’organisation administrative des colonies françaises d’Afrique jusqu’en 1920), l’administration centrale entend restreindre la liberté de manœuvre des Habitants. Les pouvoirs du gouverneur sont renforcés. Un conseil général est créé à Saint-Louis. Il est formé de 10 membres élus sur une liste de 54 habitants notables. A Gorée est créé un conseil d’arrondissement. Mais ces conseils sont purement consultatifs. Aussi les Habitants leur accordent-ils peu d’importance et les laissent-ils mourir.

Un délégué est chargé de défendre les intérêts de la colonie auprès du ministre. Le choix s’est porté sur Victor Calvé, négociant de Bordeaux (1840-1846) et ensuite sur le baron Roger (1946 1848).

Mais le décret du 22 avril 1848 supprime le conseil général et le délégué. Il institue le suffrage universel pour l’élection d’un député.

De 1783 à 1848 les Habitants ont cherché à conserver leur autonomie soit vis-à-vis de la compagnie, soit vis-à-vis de l’administration. Mais dans les années quarante l’administration se veut totale et entend restreindre la liberté des Habitants. C’est cette tendance « jacobine » de l’administration qui va continuer à se manifester pour la période postérieure.

III) L’élection du député 1848-1852

L’élection du député crée une effervescence inaccoutumée dans la colonie. Le député sera élu par les citoyens âgés de 21 ans et pouvant justifier de six mois de résidence dans la colonie. Est éligible tout citoyen âgé de 25 ans.

Pour être élu, le candidat devra réunir 1.000 voix.

L’élection à Saint-Louis et Gorée est fixée au 30 octobre. Les électeurs doivent écrire, à l’avance, sur une feuille, en français ou en arabe, le nom du candidat titulaire et du suppléant de leur choix.

 

Climat économico-politique

La société sénégalaise traverse depuis 1840 une crise économique particulièrement aiguë. Les traitants sont de plus en plus nombreux et se font une concurrence ruineuse aux escales. Leur dette à l’égard des négociants s’élève à 2 millions de francs. L’administration réagit en organisant les traitants en une corporation par l’ordonnance du 16 novembre 1842. Cependant rien n’y fait.

Les Habitants de Saint-Louis et Gorée tirent beaucoup de profit de leurs esclaves. Or le décret du 27 avril 1848 supprime l’esclavage aux colonies. Les esclaves sont libérés le 23 août 1848. Ils sont au nombre de 6.703. Une indemnité est prévue. Des bons du trésor sont remis aux anciens propriétaires d’esclaves. Cependant les traitants, pressés par la nécessité, vendent les bons aux négociants. En outre les esclaves émancipés constituent un électorat à conquérir.

Enfin, les musulmans, qui forment la majorité de la population, entendent conserver leurs us et coutumes. C’est ainsi que depuis 1832 ils réclament un tribunal musulman qui aurait à connaître de tous les délits commis entre musulmans, à l’exception de ceux de nature correctionnelle et criminelle. Ils aimeraient également un tribunal complètement soustrait au contrôle de l’administration.

Le gouverneur Bertin Duchateau, candidat aux élections, cherche à s’attirer les suffrages des musulmans en proposant un arrêté portant création du tribunal. Valantin, conscient de la manœuvre électorale s’y oppose.

C’est dans ce climat de crise généralisée qu’ont lieu les élections. Les Habitants cherchent incontestablement un porte-parole capable de défendre leurs intérêts. Ils le trouvent en la personne de Durand Valantin.

Les candidats

Plusieurs candidats se sont mis sur les rangs. Il s’agit de Victor Schoelcher, Raffenel l’abbé Fridoil, un métis, ancien directeur du collège Saint-Louis, Girardon, Bertin Duchateau et Durand Valantin.

Bertin Duchateau a assuré par deux fois l’intérim du gouverneur. (7 septembre – 1er décembre 1847) et (mai – 17 novembre 1848). Il vient d’être remplacé par Baudin parce que ses vues ne concordaient pas avec celles de Valantin quant à l’organisation de l’autorité municipale à Saint-Louis.

Durand Barthélémy Valantin est le septième enfant d’une famille qui en compte dix. Il est le fils de Barthélémy Valantin, négociant marseillais et de la signare Rosalie Aussenac. Il est né en 1806 à Saint-Louis. Il fait des études en France et à son retour il se marie, une première fois avec Marie LLoyd et en secondes noces avec Marie de Saint Jean fille de la signare Annas Colas Pépin très influente à Gorée. Il s’associe, pour faire du commerce, soit avec son frère, soit avec son neveu. C’est un homme très cultivé, très fortuné et qui aura été pendant une dizaine d’années, l’âme de la contestation menée par les Habitants contre l’administration et les négociants.

En 1840 en effet il est élu au conseil général mais il démissionne. En 1848 il est choisi comme maire de Saint-Louis mais il s’élève contre la décision qui a été prise de placer le maire sous l’autorité du chef du service administratif. Il lutte contre le privilège de la compagnie de Galam. En somme il est le porte-parole des habitants.

La campagne s’ouvre le 10 octobre 1848 et les deux candidats font des déclarations et des professions de foi [6]. Le 17 octobre Bertin Duchateau se présente officiellement et aussitôt Valantin placarde la déclaration suivante :

« Le candidat qui m’est opposé est puissant ; c’est le chef de la colonie auquel son omnipotence donne des moyens d’influence qui pourront être irrésistibles sur l’esprit crédule de quelques-uns d’entre vous. Mon devoir est de vous éclairer. Soyez fermes et unis, résistez aux séductions et aux flatteries qui vous seront offertes. Si l’on recourait aux menaces ou à l’intimidation, repoussez-les avec énergie. En matière électorale depuis l’affranchi le plus infime jusqu’au chef de la colonie, tout le monde est soumis, au même titre, à l’autorité de la loi » [7]

Valantin attaque personnellement Duchateau alors que ce dernier présente un programme en treize points où il passe en revue toutes les préoccupations de la colonie.

Valantin riposte en donnant à sa candidature une coloration raciale. Il se présente comme « un compatriote qui n’a d’autre mérite à offrir que le lien du sang qui l’attache à son propre pays » [8]

Les élections se déroulent les 30, 31 octobre, 1er et 2 novembre. Le dépouillement a lieu le 3 novembre et donne les résultats suivants : Sur 3.938 inscrits, 1.695 ont voté soit une participation de 43 %. A Saint-Louis les résultats sont les suivants :

– Valantin : 1.006 voix ;

– Bertin Duchateau : 648 voix ;

– Girardon : 36 voix.

A Gorée les suffrages s’expriment ainsi :

– Valantin 75 voix ;

– Duchateau : 39 voix ;

– Schoelcher : 260 voix.

Au total Valantin l’emporte avec 1.080 voix et est proclamé député de la colonie. Par contre aucun suppléant n’a pu être élu. Valantin part à Paris pour siéger à l’assemblée constituante.

Mais le 15 mars 1849 une nouvelle loi électorale est votée. L’élection devra se faire un dimanche ou jour férié. Nul n’est élu s’il n’a obtenu un nombre de voix égal au 1/8 de celui des inscrits. L’article 81 stipule que : « ne peuvent être élus représentants du peuple les individus chargés d’une fourniture pour le gouvernement ou d’une entreprise de travaux publics ; dans les colonies les gouverneurs et autres fonctionnaires importants ».

Après diverses correspondances entre le ministre et le gouverneur, les élections sont fixées au 12 août 1849, après le retour des escales et avant le départ vers le Galam.

Aussitôt deux comités se forment : l’un, animé par un français Hericé, deuxième adjoint au maire, soutient le capitaine du génie Masson ; l’autre animé par Boucaline demande aux électeurs de renouveler leur confiance à Valantin.

Les élections donnent les résultats suivants :

Saint-Louis :

– Valantin : 1.245 voix ;

– Masson : 274 voix ;

– Petiton : 235 voix.

Gorée :

-Masson : 198 voix ;

-Valantin : 74 voix

– Petiton : 5 voix.

Valantin l’emporte par 1.319 voix, soit une majorité plus importante que celle de 1848. Mais il est à constater qu’en 1848 et 1849 Valantin a été battu à Gorée. Il est en effet l’élu du commerce de Saint-Louis dont les intérêts ne concordent pas avec ceux de Gorée, tout tournée vers le bas de la côte.

A l’assemblée législative, Valantin se présente comme le défenseur des intérêts des Habitants. Il le manifeste à l’occasion de l’examen d’une pétition écrite par 46 négociants européens de Saint-Louis qui s’élèvent contre l’arrêté du 5 mai 1849 qui reconnaît des traitants comme les intermédiaires nécessaires. Il rédige en effet un mémoire [9]. Il défend la cause des Habitants, s’élève contre la prétention des négociants. Il ébauche à cette occasion un véritable programme politique, économique et social pour la colonie.

Cependant le 11 octobre 1849 Valantin demande un congé pour se rendre au Sénégal où sa présence est réclamée par le soin de ses affaires. La commission des congés de l’assemblée refuse, estimant que « les motifs allégués étaient insuffisants attendu qu’ils reposent exclusivement sur des intérêts privés ».

Passant outre, Valantin rentre au Sénégal d’où il envoie le 27 juin 1850 une lettre de démission.

La démission est acceptée et de nouvelles élections sont prévues.

Elles auront lieu le 17 août 1851 et mettent aux prises Lefort Consolin , négociant de Rouen, soutenu par Valantin, et John Sleigth, premier adjoint au maire, ayant assuré l’intérim de Valantin durant son séjour à Paris.

La tension monte à Saint-Louis à telle enseigne que le commandant de la place écrit au gouverneur.

« Dans l’état d’agitation où se trouvent les esprits au sujet des élections ne serait-il pas prudent de prendre quelques précautions dans les prévisions des désordres qui, il faut l’espérer n’auront pas lieu, mais qui, cependant, pourraient se présenter » [10]

Le dépouillement donne la victoire à Sleigth qui l’emporte par 1.222 voix contre 929 à Lefort Consolin.

Le 21 août, avant même que ne fût connu le résultat des élections à Gorée, Sleigth qui était adjudicataire depuis 1850 d’une fourniture de gros mil à l’escadron des spahis, demande que son contrat soit transféré à Gaspard Devès. Le gouverneur Protêt réunit le conseil d’administration qui acquiesça à sa demande.

Cependant, certains Habitants, au nom de l’art. 81 de la loi du 15 mars, remettent en cause l’élection de Sleigth puisqu’il était encore, au moment de son élection, fournisseur du gouvernement. Ils envoient une pétition à Paris et demandent l’invalidation de l’élection de Sleigth. Ce dernier va se défendre à Paris. L’Assemblée nationale se réunit les 13 et 14 novembre 1851 et se prononce pour l’invalidation de l’élection de Sleigth.

John Sleigth rentre au Sénégal en décembre, à ses frais. La législature devant se terminer en 1852, le ministre demande au gouverneur de ne pas procéder à de nouvelles élections. En outre, Louis Napoléon Bonaparte, par le décret-loi du 2 février 1852 met fin à la représentation des colonies au Parlement français. Ainsi se termine la représentation du Sénégal à l’Assemblée nationale.

L’échec de Sleigth fut considéré sur le coup comme une victoire de Valantin et de ses amis. Mais en fait il s’agit bien d’une défaite des Habitants face aux négociants qui sont arrivés à les diviser. Il s’agit également d’une défaite du gouverneur Protêt dont la sympathie à l’égard de Sleigth était manifeste. Entre temps la position de Valantin s’est beaucoup dégradée. Son commerce est en faillite et il doit 100.000 F. à des négociants français qui le traînent en justice. Ses conflits répétés avec l’administration exaspèrent le ministre qui le fait remplacer en 1852 à la tête de la mairie par Nicolas d’Erneville, beaucoup plus obséquieux à l’égard du gouverneur. Valantin meurt le 30 juillet 1864.

Avec la mort de Valantin, s’instaure la victoire des négociants qui deviennent les alliés de l’administration.

De 1758 à 1848 les Habitants sont arrivés à maintenir une certaine autonomie face à l’administration et face aux négociants.

Mais la situation économique de 1848 a obligé les Habitants à se mettre sous l’aile protectrice des négociants dont ils deviennent les salariés. En outre les négociants ont été si forts qu’ils ont au moment du départ de Protêt, réclamé qu’il fût remplacé par le capitaine du génie Faidherbe au poste de gouverneur.

Avec l’arrivée de Faidherbe à la tête de la colonie en 1854, commence une ère nouvelle, celle d’un mariage de raison entre l’administration et les négociants pour contrecarrer toute velléité d’autonomie des Habitants. C’est également l’ère de la conquête qui s’instaure et celle de l’arachide qui commence à occuper les terres de la Sénégambie.

[1] MARCSON (Michaël David). – European-African interaction in the Precolonial period – Saint-Louis, Sénégal 1758-1854. – Princeton University ; 1976 -. 311 P. multigraphiées.

[2] MARCSON. – Op. cit. p. 67.

[3] LAMIRAL (Dominique). – L’Affrique et le peuple afriquain considérés sous tous les rapports, avec notre commerce et nos colonies. – Paris ; Desenne, 1789. – 399 p., p, 2.

[4] LAMIRAL. – Op. cit. p. 5-6

[5] Idem, p. 11

[6] Pour de plus amples informations voir :

MBAYE (Saliou). – La représentation du Sénégal au Parlement français par la seconde République (1848-1851). B. IFAN, Série B t. 38, n° 3, juillet 1976, p. 517-551.

[7] MBAYE (S.) – Op. cit. p. 528.

[8] Mbaye (S) – Op. Cit. p. 529

[9] Mémoire rédigé à l’occasion de la pétition présentée à l’Assemblée nationale par les commerçants européens du Sénégal par M. Durand Valantin, habitant indigène du Sénégal. Bordeaux : Imprimerie des ouvriers associés. 1849. 39 p.

[10] Archives du Sénégal. 20 G 3.