Philosophie, sociologie, anthropologie

COCTEAU ET SENGHOR : DEUX POETES DU XXe SIECLE A LA QUETE DU MONDE PRIMITIF

Ethiopiques n°89.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2012

Les œuvres de Cocteau et de Senghor constituent depuis longtemps l’objet de nos recherches. Et, plus nous étudions ces œuvres, plus il nous paraît opportun de mettre à hauteur de lumière les similitudes profondes entre ces deux créateurs de génie. II est vrai que Senghor, répondant le 6 février 1990 à une lettre à lui adressée par le Professeur J.-C Blachère a écrit ce qui suit : « Jean Cocteau est certes un grand poète du XXe siècle. Il se trouve seulement qu’il ne correspond ni à mon tempérament ni à mon idéal poétique » [2].

Nonobstant cette affirmation péremptoire, il convient cependant d’analyser les œuvres des deux poètes pour révéler ce qui les rapproche même si, à première vue, les deux poètes semblent diamétralement opposés, comme le dit du reste Senghor lui-même.

Autrement dit, sur quelle base pouvons-nous bâtir la similarité entre ces deux créateurs, malgré des divergences apparentes ? C’est autour de cette préoccupation majeure que nous organiserons notre argumentaire.

Nous avons découvert dans les deux œuvres une quête primitiviste fondamentale. De fait, une connaissance en profondeur est nécessaire pour établir les meilleurs rapports et accords entre les œuvres. Cette connaissance interne est le meilleur gage du sérieux qui caractérise ce genre d’analyses.

Nous mettrons néanmoins d’abord en relief les éléments qui peuvent accréditer la thèse des différences, avant de porter notre attention sur les relations profondes entre Cocteau et Senghor. Nous mettrons enfin en lumière l’importance de la quête primitiviste dans la création humaine à partir des constats faits antérieurement.

  1. COCTEAU ET SENGHOR, DEUX POETES AUX PARCOURS DIFFERENTS

Jean Cocteau et Senghor sont deux poètes à première vue différents sur tous les plans.

Jean Cocteau est né le 5 juillet 1889 à Maisons-Laffitte, en France. Senghor est né le 9 octobre 1906 à Joal, au Sénégal. L’un revendique son appartenance à la France, l’autre clame sa négritude. Cocteau est citoyen français, le pays qui a colonisé le Sénégal. Senghor est citoyen sénégalais, pays colonisé par la France.

Les études scolaires ne semblent pas réussir à Cocteau. Il ne brille qu’en dessin, en gymnastique et en allemand. Ses professeurs le trouvent intelligent mais « inégal, distrait et agité » [3]. II échoue au baccalauréat en 1906 et en 1907, et ne reprendra pas ses études.

Quant à Senghor, il fait de brillantes études. De la mission catholique de Ngassobil auprès du père Dubois, en passant par le collège-séminaire François Libermann et le cours secondaire de la rue Vincens, à Dakar, jusqu’à l’obtention de l’agrégation de grammaire en 1935 et une carrière de professeur de lettres classiques au lycée Descartes à Tours, puis au lycée Marcellin-Berthelot de Saint-Maur-des-Fossés, le parcours scolaire et universitaire de Senghor est riche et se déroule très bien. Hormis son échec au concours d’entrée à l’Ecole Normale Supérieure et une première tentative non couronnée de succès à l’agrégation de grammaire, en 1934, nous ne lui connaissons pas vraiment d’échecs dans son « cursus ».

Cocteau fait très tôt son entrée dans le monde des arts et de la littérature. Dès 1908, il fréquente Catulle Mendès, les Daudet, les Rostand, se lie avec Lucien Daudet et avec Maurice Rostand. De Max lui consacre une matinée poétique, le 04 avril 1908. Il a alors 18 ans. Il engrange des succès mondains. Sa première œuvre poétique est La Lampe d’Aladin qui paraît en 1909.

La carrière scolaire et universitaire de Senghor ne permet peut-être pas à celui-ci d’entrer très tôt dans le monde des arts et des lettres. Il n’a pas bénéficié des mêmes facilités que Cocteau pour entrer dans les milieux artistiques et littéraires. Néanmoins, il réussit à s’imposer dans les années 30 en se liant à d’autres intellectuels de la diaspora d’Afrique, notamment à travers la Revue du monde noir et le salon de Paulette Nardal. Il y côtoie, entre autres intellectuels noirs, Jean Price-Mars et René Maran.

C’est à cette époque que Senghor lance le mouvement de la négritude avec Aimé Césaire et Léon Gontran-Damas, dans la revue L’Etudiant noir en 1934. Sa première œuvre poétique est Chants d’ombre qui paraît en 1945. Il a alors 39 ans.

En ce qui concerne les rapports de Cocteau avec les femmes, il faut avouer que ces relations n’ont jamais été simples ; Cocteau n’a jamais caché son homosexualité. Mais celle-ci n’a jamais été exclusive, puisqu’on lui connaît des aventures féminines, comme celles avec Reynette, Christiane Mancini, Madeleine Carlier, Nathalie Paley. Les biographes de Cocteau observent que « selon Louise Vilmorin, le drame de Jean est d’avoir toujours eu besoin d’une femme, mais de ne l’avoir jamais trouvée telle qu’il la souhaitait » [4].

Quant à Senghor, il n’y a pas trace, à notre connaissance, d’une quelconque homosexualité. Celle-ci n’apparaît nulle part. Il clame plutôt son amitié, voire sa fraternité avec des amis et des camarades, sans jamais y adjoindre une dimension sexuelle. De façon officielle, deux femmes sont visibles dans la vie de Senghor. La première est Ginette Eboué, qui lui donne deux fils, Francis-Arphang et Guy-Waly. Ce dernier meurt en 1983. La seconde femme est la Normande Colette Hubert, avec qui il vit de 1957 jusqu’à sa mort. Elle lui donne un fils, Philippe-Maguilen, qui meurt accidentellement en 1981.

Sur le plan politique, Jean Cocteau et Senghor sont, pour ainsi dire, diamétralement opposés. Cocteau est loin des préoccupations politiques. Il affirme sans ambages ceci : « Tuer le rire chez l’homme est un crime. C’est ce qui se passe lorsqu’on se mêle aux problèmes politiques qui font se prendre au sérieux » [5]. II n’appartient à aucune chapelle politique. Car pour lui, un poète ne peut faire de la politique, il dit en substance ce qui suit : « L’art et la politique ne marchent pas à la même vitesse » [6]. Le poète n’utilise aucune tribune publique pour mettre en cause l’attitude grossière de certains colons. Aussi, disons-nous que l’anticolonialisme de Cocteau est inefficace car il n’est pas apparent.

Quant à Senghor, il faut convenir que la politique a fait partie de sa vie. Il considère que c’est la politique qui a donné une certaine envergure à sa création. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il est communiste. Grâce à l’influence de Lamine Guèye, le chef local des socialistes, il devient candidat et est élu député de la circonscription Sénégal-Mauritanie. Il fonde avec Mamadou Dia le Bloc Démocratique Sénégalaise (B.D.S.) en 1948. Il entre au gouvernement Edgar Faure le 1er mars 1955 comme secrétaire d’Etat à la présidence du Conseil. Il devient maire de Thiès en 1956, puis ministre conseiller du gouvernement Michel Debré, en 1959. Elu le 5 septembre 1960 président du Sénégal, il démissionne avant le terme de son 5e mandat, en décembre 1980.

Cocteau et Senghor ont eu des parcours différents qu’on aurait du mal à rapprocher. Pourtant, malgré ces différences évidentes entre les deux hommes, nous percevons des similitudes profondes, que nous nous emploierons à relever, surtout autour de leur quête primitiviste.

  1. JEAN COCTEAU ET SENGHOR : DEUX POETES A LA CONQUETE DU MONDE PRIMITIF

Jean Cocteau et Senghor sont des poètes aux créations variées. Mais nous sentons deux personnalités qui se rapprochent dans leur quête primitiviste, même si celle-ci n’est pas identique stricto sensu à tous les points de vue. Le primitivisme est pour nous la recherche de ce qui, dans la nature, n’a pas été altéré par l’évolution et le modernisme. Ce qui conduit à avoir un regard admiratif pour les peuples, les pratiques et les arts qui ont conservé la rutilance des origines. En partant de ce postulat, Cocteau et Senghor ont bâti toute une esthétique du beau inaltéré.

Aussi n’est-il pas étonnant que la poésie soit érigée comme l’art du beau par excellence, qui est au-dessus de tout. Même si Senghor a fait de la politique, les deux hommes considèrent que la poésie est au-delà des contingences matérielles immédiates.

Si la poésie est vue comme un art supérieur, nous retrouvons aussi bien chez Cocteau que chez Senghor un culte du beau.

Chez Cocteau, la beauté apparaît, entre autres exemples, dans la sensualité, à travers le bon tirailleur et Denise, dans cet extrait d’Escales :

« Le bon tirailleur se repose

Denise voit à son côté

l’intérieur

de sa main rosé

d’avoir caressé la beauté » [7].

Chez Senghor, la beauté apparaît dans la célébration de la femme noire :

« Femme nue femme noire

vêtue de ta couleur qui est vie,

de ta forme qui est beauté » [8].

C’est cet amour du beau véritable qui entraîne chez les deux poètes leur admiration pour toutes les formes d’art, mais, par dessus tout, pour les arts premiers ou primitifs. Leonhard Adam dit justement ceci : « Le mot primitif (…), compris aussi dans un sens plus riche, s’applique à d’authentiques œuvres d’art » [9].

L’importance de l’art primitif est vue par Senghor sous le prisme de la découverte par les artistes du XXe siècle de l’art nègre. Il affirme ce qui suit :

« N’ayant donc pu nier l’Art nègre, on a voulu en minimiser l’originalité sous le prétexte qu’il n’avait le monopole ni de l’émotion, ni de l’image analogique, pas même du rythme. Et il est vrai que tout artiste véritable est pourvu de ces dons, quels que soient son continent, sa race, sa nation. Il n’empêche, il a fallu que Rimbaud se réclamât de la Négritude, que Picasso fût ébranlé par un masque baoulé, qu’Apollinaire chantât les fétiches de bois pour que l’art de l’Occident européen consentît, après quelque deux mille cinq cents ans, à l’abandon de la « physéosmimesis » : de l’imitation de la nature » [10].

Cocteau reconnaît l’influence de l’art nègre sur les artistes du XXe siècle et son importance dans l’histoire de l’art :

« Oui nous avons tous passé par l’art nègre et récemment j’ai vu dans un film de Resnais (censuré par le ministère des Colonies) que l’art nègre dépassait l’art grec et montait beaucoup plus haut que des fétiches et masques dont j’avais connaissance » [11].

Aussi bien chez Cocteau que chez Senghor, la sculpture occupe une place de choix. A William Fifield, Cocteau se confie en ces mots :

« Le public a préféré la représentation à la présentation (…) la reproduction à la production, par exemple, les nègres ont toujours produit des œuvres, c’est-à-dire qu’ils ont fait des totems complètement inventés, imaginés (…) » [12].

Les arts nègres chez Senghor, qui ont pour nom « totems » ou « fétiches nègres » chez Cocteau, font découvrir un authentique art dont le monde a besoin. Dans un texte peu connu dont nous trouvons des traces avec des variantes formelles à Bruxelles, à Milly, dans un fac-simile d’un programme d’une soirée de novembre 1917 et dans une lettre adressée à Paul Guillaume en 1923, la même affirmation se dégage en ces termes : « L’art nègre ne s’apparente donc pas aux éclairs décevants de l’enfance, de la folie, mais aux styles les plus nobles de la civilisation humaine » (fac-simile du programme de la soirée du 13 nov. 1917).

On l’aura compris, l’art est fondamental dans l’appréciation d’une civilisation. Il met en relief les valeurs fondamentales de l’homme. Et Senghor n’a cessé de chanter la beauté de l’art nègre dans tous les domaines et notamment l’image du « masque nègre » :

« […] visage de masque fermé à l’éphémère, sans yeux sans matière/ tête de bronze parfaite et sa patine de temps/ que ne souillent fards ni rougeur ni rides, ni traces de larmes ni baisers/ O visage tel que Dieu t’a créé avant la mémoire même des âges » [13].

Après la sculpture, le monde de l’art se prolonge chez les deux poètes dans la danse qui est rythme et musique. D’abord la danse, elle a toujours des liens avec le sport, ou vice versa. Le boxeur noir Al Brown que Cocteau aida à reconquérir le titre de champion du monde des poids coq, le 4 mars 1938, faisait de la boxe un art de la danse. De même, chez Senghor, nous voyons la même célébration de la danse dans ces vers de « Prières aux masques » « Nous sommes les hommes de la danse, dont les pieds reprennent / vigueur en frappant le sol dur » [14]. Comme le géant Antée de la mythologie grecque, l’homme noir est en osmose totale avec la terre mère, mère nourricière (alma mater). Le nègre qui danse vibre de tout son corps en contact avec la terre, comme pour faire corps avec les forces telluriques du cosmos.

Si la danse n’est pas une activité anodine chez les deux poètes, il va de soi que le rythme est aussi fondamental pour eux. Senghor affirme : « Les poètes gymniques de mon village, les plus naïfs, ne pouvaient composer, ne composaient que dans la transe des tam-tams, soutenus, inspirés, nourris, par le rythme des tam-tams » [15]. II dit en substance que ses poèmes sont « soumis tyranniquement à la musique intérieure et d’abord au rythme » [16]. Et, de fait, au-delà des proclamations et des affirmations, la poésie de Senghor se veut en osmose avec le rythme du tam-tam et du jazz qu’on remarque volontiers à travers le rythme ternaire de nombreux poèmes. Même si, au niveau du vers, la distinction entre mètre et rythme n’est pas assurée de manière nette par Senghor comme le démontre Daniel Delas dans son excellente étude Poésie, rythme et musique dans l’œuvre de Senghor [17], nous reconnaissons avec Félix Nicodème Bikoi que « Senghor est probablement un des rares poètes africains de sa génération à réaliser concrètement l’alliance entre la poésie et la musique » [18]. Cette volonté de mettre en relation la poésie et la musique noire existe aussi chez Cocteau. Gilbert Pestureau écrit justement : « J.M Magnan rappelle judicieusement l’inspiration puisée par Cocteau dès cette époque [c’est-à-dire les années 20] dans la musique noire, quelle leçon de rythme, de dynamisme et de virilité sauvage nécessaire à l’art il puise dans le jazz » [19]. En témoigne le poème « Batterie » (1920) où « éclate le soleil sur la cadence des tambours et sur fond de négritude » [20].

Indépendamment de l’importance du rythme visible chez les deux poètes, la conquête du primitivisme se manifeste chez eux par l’amour des premières lueurs de la vie. Cette lueur, chez Senghor, c’est l’homme noir qui peut l’apporter au monde, et notamment au monde occidental. La Négritude senghorienne se tourne non seulement vers l’homme noir, mais aussi vers tout ce qu’il offre au monde. La couleur noire dans ce contexte est celle qui est la plus proche de la vie. Elle a des vertus sotériologiques. Elle se prête à tous les chants lyriques comme nous l’avons vu à travers la beauté de la femme noire « vêtue de [sa] couleur qui est vie ».

Chez Cocteau, il y a une conscience primitiviste que nous découvrons dans Le Discours du grand sommeil :

« Va et raconte

l’homme tout nu

tout vêtu de ce qu’il trouve dans sa

caverne.

contre le mammouth et le plésiosaure » [21].

Au plus profond de lui, le poète est attiré par l’homme noir qu’il hisse au rang d’ange dans Embarcadères :

« Des Anges nègres

volent partout » [22].

Dans « Hommage à Manolete », nous découvrons à travers l’oxymore du soleil noir et l’image de la vierge noire, la célébration de la couleur noire comme le ferait Senghor :

« Soleil noir, rayons noirs

Banderilles en berne/ que

soient noire la soie et le

cheval aveugle/ Noire la

Vierge Noire une nuit sans lanterne » [23].

Nous retrouvons chez Cocteau et Senghor, la même célébration de la couleur noire que décuple l’utilisation de l’oxymore. On pourrait même avancer la thèse d’une certaine négritude proclamée chez Cocteau dans certains poèmes, puisque l’homme noir occupe la même sphère que les êtres célestes. Même si on a pu découvrir dans l’œuvre de Cocteau trace d’un certain racisme, celui-ci est battu en brèche dans son œuvre poétique et dans ses essais. Cocteau et Senghor proclament le refus de tout racisme. Chez Cocteau, ce refus apparaît, entre autres exemples, dans Le Cap de Bonne Espérance

« Et tout le monde est pareil

tous les hommes sont égaux

ayant des bouches des nez des oreilles

et un flingot » [24].

Chez Senghor, nous retrouvons ce même refus, notamment dans son poème « A l’appel de la race de Saba » : « Le cafre, le Kabile, le Samali, le Maure et le mineur des Asturies et le docker de Liverpool et tous les gars de Saint-Denis » [25]. Et cette affirmation de Chaka achève de nous convaincre de son refus des inégalités : « J’ai voulu tous les hommes frères » (p. 125).

La conquête primitiviste aboutit chez l’un comme chez l’autre à un véritable humanisme, qui est l’autre versant du primitivisme en ce qu’à l’aube du monde, il n’y avait pas de différenciation entre les hommes. Et cette origine renvoie chez les deux poètes au Nègre. De fait, la négritude est dans les deux cas un humanisme en ce que celui-ci ne rejette aucune race mais recherche le dialogue des cultures, la civilisation de l’universel.

Et Senghor et Cocteau se rejoignent parfaitement, dans cette quête primitiviste, dans ses différentes acceptions, parce qu’ils ont compris l’importance de la pureté dans la vie. Cette quête primitiviste est consubstantielle à la quête des origines et de soi.

  1. LA QUETE PRIMITIVISTE OU LA DECOUVERTE DES ORIGINES ET DE SOI

La leçon profonde du rapprochement entre Cocteau et Senghor est l’importance du primitivisme dans la création humaine. Autrement dit, le primitivisme a ceci de particulier qu’il s’articule autour de la nécessité de créer pour retrouver les origines. Retrouver les premières palpitations et les premières vibrations qui font que l’œuvre d’art est pure et vraie.

Cocteau et Senghor, l’un dans sa quête primitiviste fondamentale et l’autre dans l’exaltation de la négritude, posent la question de la création artistique du monde.

Le monde est recouvert par les couches successives de la modernité qui empêchent d’aller vers les premières lueurs du premier soleil sur le premier matin. Il faut par conséquent découvrir, au sens étymologique, l’œuvre telle qu’elle se présentait à l’origine, avant qu’elle ne soit déformée ou avachie par le vrombissement des machines et de la technologie que l’on nomme évolution. Notre rapport à la création artistique est-il lié à la mode ambiante ou a-t-elle une dimension ontologique ?

Nous sommes tellement attirés et fascinés et même happés par les lumières factices que nous projettent des œuvres qui ne sont originales que de nom que nos goûts sont altérés, attiédis et pris au piège de ce qui est superficiel.

Les créateurs authentiques font fi de cette couche de vernis des œuvres et se tournent vers ce qui constitue la réalité vraie de ces œuvres. Le primitivisme permet, vu sous cet aspect, de dépoussiérer les œuvres et de les retrouver telles qu’elles sont, sans fard ni vernis. La découverte de Cocteau et Senghor a permis de révéler qu’au-delà des espaces, des cultures, il est possible de trouver chez des artistes, des créateurs, le besoin incoercible, tellurique, de réconciliation de l’homme avec les origines. Celui-ci s’exprime avec le nécessaire besoin de voir non seulement le monde tel qu’il était, mais aussi les œuvres d’art telles qu’elles se présentaient à l’homme. Ce que Cocteau appelle les « œuvres inventées, imaginées ».

Or, certains peuples semblent avoir conservé les caractéristiques fondamentales de ce monde inaltéré. D’où l’attrait des artistes européens du début du XXe siècle pour les mondes dits primitifs. Ils ont compris, en effet, que l’Occident s’appauvrissait, s’étiolait puis s’éloignait de ces modèles [26].

Le monde primitif n’est ni déni, ni abandon des valeurs spécifiques de chaque aire culturelle et géographique, mais source fécondante et purin de la civilisation humaine.

Il faut aller plus avant dans le décryptage du primitivisme à travers Cocteau et Senghor. Le créateur sent un vide. Et il n’est un secret pour personne que l’acte de création a pour but ultime de combler ce manque princeps. Il s’arc-boute alors à ce qui fonde l’humanité et le cosmos pour trouver son équilibre. La quête primitiviste devient par conséquent une plongée souterraine pour retrouver l’en soi des choses. Chez Cocteau, par exemple, l’homme noir est un nageur exceptionnel, l’archétype du boxeur et du nageur. L’image du nageur permet d’accéder à un autre monde, le monde primitif, inaccessible à celui qui n’a pas la vigueur du primitif.

Les descentes et les montées du plongeur noir, hypostases de l’anabase et de la catabase, se prêtent à toutes les métaphores viriles et permettent une réelle découverte et redécouverte de soi. C’est à ce stade que le primitivisme est « apocalypse » au sens de révélation. L’en soi des choses est dévoilé, et la vie devient possible. La marche est alors aisée vers d’autres horizons.

On comprendra aussi que la découverte ou la redécouverte de soi passe par la fascination des premiers instants de la vie, que Senghor appelle le royaume d’enfance. Cocteau n’échappe pas à ce besoin de se tourner vers l’enfance, même s’il y perçoit un caractère terrible à bien des égards [27]. Tout compte fait, l’enfance dégage ce quelque chose de pur, de vrai, attiédi par le monde des adultes.

Il faut percevoir le primitivisme comme une quête pérenne, puisqu’il nous fait prendre conscience d’une perte réelle. Les créateurs, plus conscients de cet univers perdu, font des efforts pour le retrouver à travers la quête de l’« illud tempus ». Leurs créations ont conservé un rapport étroit et direct avec le monde à ses origines, et avec les hommes qui n’ont pas été avachis par le modernisme.

Ces enseignements venant du primitivisme demeurent des vérités essentielles et cardinales, qui fondent notre appartenance au cosmos. L’homme ne peut pas avancer sans s’interroger sur ses origines et sur soi. Il prend davantage conscience du chemin parcouru, il en mesure la portée, la densité et l’épaisseur, pour ainsi mieux se projeter vers l’avenir.

Cette attitude rend moins angoissant ce qui va advenir et l’advenu à soi. Dans les civilisations primitives, cela se traduit par le respect des aïeux, des ancêtres. Ce qu’ils nous lèguent comme héritage est toujours présent pour construire le monde de demain. Il n’est jamais sage de faire table rase de notre passé. Il faut le garder, l’entretenir, en prendre soin pour qu’advienne un avenir meilleur, propice à une nouvelle espérance que la poésie offre au lecteur. Yves Bonnefoy affirme bien ceci

« Le lecteur de la poésie n’analyse pas. Il fait le serment à l’auteur, son proche, de demeurer dans l’intense, et d’ailleurs, il ferme vite le livre, impatient d’aller vivre cette promesse : il a retrouvé un espoir. Voilà qui donne à penser qu’il ne faut pas renoncer à espérer dans la poésie » [28].

La quête primitiviste via la découverte des origines et de soi prend ici un relief saisissant. Cette quête fait entrevoir le salut pour l’humanité. L’horizon n’est pas à chercher dans un avenir inconnu et incertain. Il se trouve en nous-mêmes déjà dès l’aube des temps. C’est ce mouvement sur soi qui fonde la démarche des créateurs véritables, des vrais poètes, et ouvre la voie au salut de l’homme. La création n’est donc pas une simple activité ludique ou une simple échappée facétieuse, mais a un lien véritable avec nous-mêmes, notre besoin d’équilibre, et revêt des dimensions sotériologiques et téléologiques.

CONCLUSION

La quête du monde primitif chez Cocteau et Senghor a permis de découvrir que, malgré des différences avérées entre les deux poètes, des similitudes profondes les rapprochent fondamentalement. Et c’est autour de la quête du monde primitif que nous trouvons les points d’ancrage des relations entre Cocteau et Senghor.

De fait, nous retrouvons entre les deux créateurs la quête inlassable du beau, la suprématie de la création poétique, l’attachement aux valeurs qui fondent les premières lueurs de l’humanité, l’amour des arts premiers et notamment de l’art nègre, l’importance du rythme et la célébration de l’homme noir comme parangon de l’homme des origines.

Il y a incontestablement chez l’un et l’autre l’affirmation d’une idée de la négritude comme force fécondante de l’humanité. Aussi, l’assertion de Senghor relevée dans l’introduction de la présente étude et jointe en annexe doit-elle être, sinon rejetée, tout au moins nuancée. Car, à y regarder de près, Cocteau et Senghor sont très proches à bien des égards.

Cela dit, la création humaine pour être elle-même et se débarrasser des scories d’un modernisme avilissant doit explorer les voies royales du primitivisme véritable, point de départ et d’aboutissement de l’œuvre d’art. Cette exigence ouvrira à l’homme les voies du salut dans sa capacité de faire retour sur soi et sur les origines.

 

BIBLIOGRAPHIE

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Etudes

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LAUDE, J., La peinture française et l’art nègre, Paris, Klincksieck, 1968.

Annexe

Lettre de Senghor au Professeur J.-C Blachère

Paris, le 6 février 1990

Monsieur le Professeur,

J’ai été très sensible à l’honneur que vous me faites à travers votre étude, en me demandant mon opinion sur Jean Cocteau. Jean Cocteau, dont nous avons encore parlé, jeudi dernier, à la « commission de la Poésie » de l’Académie française, est certes un grand poète du XXe siècle. Il se trouve seulement qu’il ne correspond ni à mon tempérament, ni à mon idéal politique.

En vous disant mes sincères regrets, je vous prie de croire, Monsieur le Professeur, à l’assurance de ma haute considération.

Léopold Sédar Senghor

[1] Université de Cocody, Côte d’Ivoire.

[2] Voir Annexe.

[3] COCTEAU, Jean, Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, 1999, p.30, « Bibliothèque de la Pléiade ».

[4] KIHM, Jean-Jacques, SPRIGGE, Elizabeth, BEHAR, Henri et COCTEAU, Jean, L’homme et les miroirs, Paris, La Table Ronde, 1968, p. 229, Coll. « Les vies perpendiculaires ».

[5] COCTEAU, Jean, La Difficulté d’être, Paris, Eds du Rocher, 1983, p. 48.

[6] COCTEAU, Jean, Lettres à J. Maritain, Paris, Stock, 1964, p. 52.

[7] COCTEAU, Jean, Escales, Paris, Eds de la Sirène, 1920, p. 31.

[8] SENGHOR, L. S., Poèmes, Paris, Seuil, 1984, p. 116.

[9] ADAM, L., Art primitif, Paris, Arthand, 1959, p. 345, collection « Mondes anciens ».

[10] SENGHOR, L. S., « Fonction et signification du 1er festival mondial des Arts nègres », dans Liberté III Négritude et civilisation de l’universel, Paris, Seuil, 1977, p. 59.

 

[11] LAUDE, Jean, La peinture française et l’art nègre, Paris, Klincksieck, 1968, p. 11.

[12] Jean Cocteau par Jean Cocteau Entretiens avec William Fifiled, Paris, Stock, 1973 p. 19.

[13] SENGHOR, op. cit., p. 18.

[14] ibid., p. 24.

[15] Idem., p. 161.

[16] Idem., p. 161.

[17] Senghor et la musique, Paris, OIF, Le Français dans le monde, CLE international, 2006, p.11-25.

[18] « Les instruments de musique présents dans l’œuvre poétique de Senghor : approche sémiotique », dans Senghor et la musique op. cit., p. 38.

[19] MAGNAN, J. M., « On recherche du peuple musical », in Cahiers Cocteau n° 7 p. 98-99 et J. Cocteau, n°6, p.144.

[20] PESTUREAU, Gilbert, « Le Cap de Bonne-Espérance » : Audace, Hélice et « jazz », dans Jean Cocteau aujourd’hui, Paris, méridiens Klincksieck, 1992, connaissance du 20e siècle, p. 31.

[21] COCTEAU, Jean, Discours du grand sommeil, Paris, Gallimard, (1ère édition 1919, présente édition 1967), collection Poésie/Gallimard, p. 164.

[22] COCTEAU, Jean, Embarcadères, Montpellier, Fata Morgana, 1986, p. 21.

[23] COCTEAU, Jean, Clair-obscur, Monaco, Eds du Rocher, 1954, (présente édition, 1988), p. 166.

[24] COCTEAU, Jean, Le Cap de Bonne-Espérance, Paris, Gallimard, 1967, p.79, collection « Poésie/Gallimard »

[25] Senghor, Poèmes.

[26] Cf. BLACHERE, J.C, Le Modèle nègre. Aspects littéraires du mythe primitiviste au XXe siècle chez Apollinaire, Cendrars, Tzara, Dakar, NEA, 1981.

[27] Cf., Jean, Les enfants terribles, Paris, Bernard Grasset, 1925.

[28] BONNEFOY, Yves, Leçon inaugurale de la Chaire d’Etudes comparées de la fonction poétique ?, Collège de France, 1982, p. 8.

-SENGHOR : DE LA RAISON DISCURSIVE, DE LA RAISON INTUITIVE, « J’AI ATTAQUE DESCARTES AU COUPE-COUPE »

-LES FONDEMENTS THÉORIQUES DU SOCIALISME AFRICAIN CHEZ L.S. SENGHOR

-DE LA NÉGRITUDE SENGHORIENNE À L’IVOIRITÉ : LES LOUVOIEMENTS INQUIÉTANTS D’UNE IDENTITÉ INQUIÈTE

-LES JOURNALISTES ET LA DEMOCRATISATION EN AFRIQUE

-POURQUOI ET COMMENT L’AFRIQUE DOIT S’UNIR ?