Littérature

CITOYENNETE UNIVERSELLE : LA QUETE OBSEDANTE D’UNE IDENTITE DANS LE VENTRE DE L’ATLANTIQUE

Ethiopiques n° 78.

Littérature et art au miroir du tout-monde/Philosophie, éthique et politique

1er semestre 2007

Dans le contexte mondial d’aujourd’hui, le concept de « village global » du canadien Marshall Mc Luhan est d’une grande actualité. En effet, avec le développement des technologies de l’information et de la communication (TIC), toutes les parties du monde sont interconnectées et vivent à l’heure d’une mondialisation effrénée. Le moindre événement est mondialisé. Même l’Afrique, continent souvent marginalisé, entend y jouer sa partition.

Les écrivains africains de la mouvance postmoderniste ne sauraient demeurer en reste. Ils sont emportés par cette fièvre mondiale, eux qui, dans le domaine qui est le leur, s’attèlent à la production de récits qui interpellent tous les publics, des récits où toutes les sociétés du monde peuvent se mirer. De leur situation de migrants est né le désir ardent de s’élever au-dessus des pesanteurs sociales, ethniques, religieuses, de sexe ou de race, en prônant l’émergence d’un monde où les différences ne seront plus sources de divergences.

La formule trouvée par Fatou Diome dans Le Ventre de l’Atlantique [2] est la construction d’un récit qui a pour socle le sport roi : le football. En effet, considérant les passions et les émotions suscitées par cette pratique sportive, l’ampleur des foules qu’elle draine dans et en dehors des stades, cette discipline peut bien servir de prétexte à la création d’un récit du tout-monde.

Thème majeur de notre ère, l’immigration avec tous ses corollaires est au centre de ce récit. La romancière expose ici ses espoirs dans la possibilité de la construction de l’Universel, mais aussi ses craintes pour la réalisation de ce même idéal.

Notre réflexion portera dans un premier temps sur le désir de la narratrice de se créer une nouvelle identité au-delà des clivages ethniques, raciaux, religieux ou de sexe, ce qui ne saurait être interprété comme une perte de repères, ou une hybridation culturelle de sa part mais comme une aspiration au métissage née de son long contact avec d’autres cultures et de son caractère d’aspirant à la liberté qui, dès l’enfance, la prédestinait à évoluer en dehors du « panier de crabes » qu’est la petite communauté de l’île de Niodior enfermée sur elle- même.

Nous essayerons en suite de voir comment elle envisage la nécessité de la création d’une citoyenneté universelle avant de nous pencher sur ce qui pourrait constituer un frein dans la réalisation d’une telle entreprise.

  1. AU-DELA DES CLIVAGES

La romancière affiche son intention de s’élever au-delà de tous les clivages. La société traditionnelle, tout comme la société occidentale, connaît des travers que la narratrice souligne pour justifier la nécessité d’aller vers un monde où les deux sociétés seront en parfaite symbiose.

  1. 1. Critique de la société traditionnelle

La conception africaine du monde n’envisage pas l’individu en dehors du groupe. Cheikh Hamidou Kane dit à ce propos : « L’homme n’existe pas sans la famille, sans la société. Je crois qu’il n’est pas pour les Diallobe de monde possible sans la famille, sans la communauté identitaire, sans la chaîne des générations [3] ».

Le vivre en communauté, souvent exalté en Afrique, est considérée comme un handicap, un frein à l’émancipation de l’individu dont la vie est organisée par et pour le groupe. Cette propension du groupe à réguler la vie de ses membres est jugée trop excessive, trop asphyxiante par la narratrice :

« La communauté traditionnelle est sans doute rassurante mais elle vous happe et vous asphyxie. C’est un rouleau compresseur qui vous écrase pour mieux vous digérer. Les liens tissés pour rattacher l’individu au groupe sont si étouffants qu’on ne peut songer qu’à les rompre (Diome, p.177) ».

Salie, la narratrice fait une critique acerbe de la société africaine qui ne laisse à l’individu la plus petite parcelle de liberté, la plus petite marge de manœuvre dans la conduite de sa destinée. On lui nie même la liberté de se choisir un compagnon et, partant, le droit au bonheur lui est confisqué. Le récit des déboires de Sankèle en est une illustration. Amoureuse de Monsieur Ndétare, l’instituteur du village, la belle Sankèle voit ses rêves de s’unir avec l’élu de son cœur s’évanouir le jour où son père, désireux de sceller une alliance profitable, matériellement s’entend, lui choisit pour époux l’homme de Barbès, un riche émigré revenu s’installer au pays. Toutes les femmes qui, comme Sankèle, ont rêvé d’épouser l’homme de leur choix, ont vite déchanté face à la détermination de la société de faire valoir sa prééminence car, nous dit narratrice :

« Ici, on marie rarement deux amoureux, mais on rapproche deux familles : l’individu n’est qu’un maillon de la chaîne tentaculaire du clan. Toute brèche ouverte est vite comblée par un mariage. Le lit n’est que le prolongement naturel de l’arbre à palabres, le lieu où les accords précédemment conclus entrent en vigueur. La plus haute pyramide dédiée à la diplomatie traditionnelle se ramène à ce triangle entre les jambes des femmes (Diome, p. 127) ».

Cette manie de la société africaine de vouloir tout réguler à sa manière a créé un sentiment de révolte chez la narratrice. L’écriture devient une sorte de refuge.

« Mon stylo continuait à tracer le chemin que j’avais emprunté pour les quitter. Chaque cahier rempli, chaque livre lu, chaque dictionnaire consulté est une brique supplémentaire sur le mur qui se dresse entre elles et moi. (Diome, p. 171) ».

L’écriture est dès lors ressentie, vécue comme un moyen de libération de l’individu qui se coupe complètement du milieu qui l’environne et brise de ce fait les chaînes qui le maintenaient lié à la communauté pour aller scruter d’autres horizons. L’école, la langue étrangère, celle du Blanc, est considérée comme la « clé du monde », celle qui permet d’aller vers l’Ailleurs. Tel un bijoutier, la narratrice forge les mots qui lui permettent de créer sa nouvelle identité :

« L’exil est mon suicide géographique. L’ailleurs m’attire car, vierge de mon histoire, il ne me juge pas sur la base des erreurs du destin, mais en fonction de ce que j’ai choisi d’être ; il est pour moi gage de liberté, d’autodétermination. Partir, c’est avoir les courages pour aller accoucher de soi-même, naître de soi étant la plus légitime des naissances. Tant pis pour les séparations douloureuses et les kilomètres de blues, l’écriture m’offre un sourire maternel complice, car, libre, j’écris pour dire et faire tout ce que ma mère n’a pas osé dire et faire. Papiers ? Tous les replis de terre. Date et lieu de naissance ? Ici et maintenant. Papiers ! Ma mémoire est mon identité (Diome, p.226-227) ».

Si le communautarisme de la société africaine est vertement décrié, l’individualisme de la société occidentale n’est pas non plus exempt de reproches.

  1. 2. Critique de la société occidentale

La société occidentale, à travers celle française, n’échappe pas à la vindicte de la narratrice. En effet, le complexe de supériorité des Français est mis à nu et vivement critiqué par la narratrice qui expose en même temps leur inculture. Le Français est peint sous la plume de Diome avec une ignorance inouïe. En effet, des personnages aussi célèbres que Georges Fortune ou encore Jean-Baptiste Carpeaux restent d’illustres inconnus pour le commun des Français.

Pour expliquer à un agent aéroportuaire pourquoi elle ne peut communiquer avec un couple d’Africains trouvé au service des contrôles de l’aéroport, la narratrice essayera en vain de lui faire comprendre que selon le Professeur Georges Fortune, il existe une multitude de langues parlées en Afrique. Mais elle recevra pour toute réponse cette phrase pleine de mépris : « Je m’en fous de votre Georges et de sa fortune, dira-t-il, ce qui m’emmerde c’est de vous voir tous, autant que vous êtes, venir chercher la vôtre ici (Diome, p. 205) ». En créant un jeu de mots à partir de Fortune (patronyme) et la fortune (substantif), la romancière ironise et tourne les Français en dérision en poussant leur ignorance à son comble.

L’infortuné Moussa tentera, pour sa part, d’expliquer également à ses coéquipiers du centre de formation de football que la rue Pigalle devait son nom au célèbre sculpteur français Jean-Baptiste Carpeaux, un des chefs de file du romantisme français, mais ces derniers ignoraient jusqu’au nom de ce personnage de l’histoire culturelle et intellectuelle française. Ce qui fait dire à Xavier Garnier :

« Ce que le voyage en France des héroïnes lettrées de Fatou Diome leur apprend, c’est que l’analphabétisme n’est pas l’apanage du monde noir. L’inculture des Français est d’autant plus insupportable qu’elle est doublée du sentiment de la supériorité de leur modèle culturel. La vieille arrogance française est dénoncée par Fatou Diome comme le comportement analphabète par excellence. Quoi de plus instinctif et brutal que la suffisance de celui qui se croit dépositaire d’une distinction culturelle, ou qui s’imagine incarner les valeurs d’une civilisation [4] ».

La nécessité de dépasser le clivage Afrique/Europe, où l’une se pose comme l’antithèse de l’autre pour tendre vers un monde où les deux univers s’additionnent et se complètent, apparaît clairement dans la leçon pleine de dépit tirée par un émigré des rapports entre les émigrés et les européens. En effet, déçu par l’attitude des uns et des autres, il prendra cette résolution sans appel.

« Les Blancs, il ne pouvaient plus les sentir, disait-il, à cause de leur sournoise façon de relativiser le racisme pour mieux le pratiquer ou de rester indifférents aux difficultés de ceux qui en sont victimes. Les Noirs, il ne les supportait plus, à cause de leur manie de voir le racisme partout, […]. Antiraciste radical, il était devenu lui-même raciste, déclarait-il, raciste anti-cons, toutes races confondues (Diome, p. 163) ».

La globalisation à sens unique fait également l’objet de dénonciation de la part de la narratrice. Elle reproche aux sociétés comme Coca-Cola de vouloir étendre par le biais de spots publicitaires, qu’ils font passer à la télévision, leurs marchés jusque dans les coins les plus reculés où l’eau potable est une denrée très rare : « Coca-Cola, sans gêne, vient gonfler son chiffre d’affaire jusque dans ces contrées… où l’eau potable est un luxe » (Diome, p. 18-19. La société capitaliste occidentale est donc une société envahissante qui ne se soucie que du profit qu’il peut tirer de son hégémonie. Au-delà de cette mondialisation économique, la globalisation culturelle, soutenue par des supports de très large diffusion comme l’Internet ou la télévision, constitue une véritable gangrène pour les cultures non occidentales. Nous avons une représentation imagée de l’Internet quand Moussa, dans sa cellule, manifeste son désir de se métamorphoser en araignée tissant sa toile (la toile de l’araignée rappelle la toile mondiale) et dispose ses projets avortés « le long des murs en faisant correspondre chacun à une crevasse » (Diome, p. 107). Les crevasses représentent ici les adresses I.P. (Internet protocole (http://www…) de chaque projet relié aux autres par les fils de la toile qui représentent, eux, les câbles ensevelis sous terre, plongés dans les eaux des océans ou suspendus dans les airs. Il suffit d’un simple clic pour que l’adresse demandée s’ouvre pour découvrir de manière instantanée l’information souhaitée. Nous avons donc là l’avantage que l’on pourrait tirer de l’Internet comme vecteur de savoir et de démocratisation dans la recherche des connaissances ; même si l’on parle de plus en plus de fracture numérique. Cependant, les supports qui servent à véhiculer le savoir et à réduire les distances connaissent des inconvénients certains, car ils servent également à exporter et à propager le modèle culturel de l’Occident. La télévision, médium de mass par excellence, joue un rôle prépondérant dans cette propagande culturelle qui est une agression des cultures des autres sociétés. La métaphore du virus cybernétique, capable de détruire les fichiers importants enregistrés dans un ordinateur, est assez explicite des nuisances de l’envahissement de la culture occidentale, d’où la nécessité de se prémunir de ses attaques par l’utilisation d’un anti-virus. Le bouclier pour préserver les cultures africaines en particulier et les cultures minoritaires de manière générale de la déstructuration serait une très bonne imprégnation de nos cultures, avoir des repères suffisamment solides avant d’aller vers l’Universel, s’enraciner avant de s’ouvrir. « Enracinement et ouverture » seront les viatiques pour aller au « Rendez-vous du donner et du recevoir ».

  1. LES LIEUX DE RENCONTRES DE LA COMMUNAUTE MONDIALE

Le monde est entré aujourd’hui de plain-pied dans l’ère de la communication avec le développement des technologies de l’information et de la communication (TIC) : réseaux, câbles, satellites, ordinateurs, télévisions, terminaux télématiques etc.), et d’une interconnexion généralisée à l’échelle de la planète, de toutes les machines à communiquer. Dorénavant, le numérique renverse nos derniers repères spatio-temporels. La communication on-line nous permet de communiquer instantanément avec des interlocuteurs situés aux antipodes. Ainsi donc, il y a comme une sorte d’annihilation de l’espace géographique. Les distances sont de plus en plus réduites et les dimensions de la Terre, notre planète, se rapetissent de jour en jour. Nous vivons désormais en présence de tous les habitants du monde.

  1. 1. Une citoyenne du monde

L’Internet, le téléphone et la télévision sont les principaux outils utilisés par les personnages du roman pour entrer en contact les uns avec les autres ou tout simplement pour entrer en contact avec le monde. Ce sont donc des outils nécessaires pour aller vers l’Autre qui doit être considéré comme un autre nous-même. Le téléphone sert de trait d’union entre Madické et sa sœur Salie qui, elle, dispose d’une connexion Internet dans son salon même ; le journal télévisé livre les nouvelles du monde aux habitants de la petite île niodioroise. Mais l’interpénétration des peuples est le facteur déterminant dans l’élaboration de l’Universel. La rencontre des cultures est la condition sine qua non pour la réalisation de cet idéal. Ceci n’est envisageable que si l’on accepte les différences qui ne peuvent être qu’enrichissantes, jamais appauvrissantes. L’apport des différentes cultures du monde servira à créer une sorte de « synthèse culturelle » qui sera reconnue comme LA CULTURE UNIVERSELLE. Celle-ci serait une sorte de créolisation définie par Glissant comme

« […] la mise en contact de plusieurs cultures ou du moins de plusieurs éléments de cultures distinctes, dans un endroit du monde, avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments [5] ».

A la croisée de deux cultures, la narratrice est très favorable à l’idée de la création d’une citoyenneté universelle, mieux, elle se considère comme une citoyenne du monde : « Enracinée partout, exilée tout le temps, je suis chez moi là où l’Afrique et l’Europe perdent leur orgueil et se contentent de s’additionner… (diome, p. 181-182) ». Ce qui fait dire à Bi Kacou Parfait Diandue :

« La construction antithétique « enracinée partout /exilée tout le temps précise la citoyenneté universelle » du narrateur (sic). Il (sic) se sent à la fois autochtone et allochtone dans tous les espaces qu’elle parcourt ; il (sic) s’aborde comme la notion très à la mode du « citoyen du monde » [6].

Les réponses aux lancinantes questions qui suis-je ? d’où suis-je ? impliquent une quête perpétuelle de l’identité qui aboutit à un double soi : un « moi d’ici » et un « moi de là-bas ». La quête d’une nouvelle identité devient comme une obsession chez l’écrivain. L’enfantement se fait dans la douleur, car il implique un renoncement plus ou moins partiel de la culture d’origine et ne peut se réaliser que dans l’errance. En effet, le citoyen du monde aspire à une grande liberté de mouvements et rejette les délimitations de l’espace préconisées par les hommes qui, « en traçant leurs frontières, ont blessé la terre de Dieu (Diome, p. 254) ». Sa patrie se trouve partout et nulle part puisqu’il se considère chez lui partout où il se trouve sur terre.

« Je cherche mon pays là où on apprécie l’être-additionné, sans dissocier ses multiples strates. Je cherche mon pays là où s’estompe les fragmentations identitaires. Je cherche mon pays là où les bras de l’Atlantique fusionnent pour donner l’encre mauve qui dit l’incandescence et la douleur, la brûlure d’exister et la joie de vivre. Je cherche mon territoire sur une page blanche ; un carnet, ça tient dans un sac de voyage. Alors, partout où je pose mes valises, je suis chez moi ».

  1. 2. Communion autour du ballon rond

La prestigieuse compétition de la coupe d’Europe des nations est le prétexte pour la création de ce récit. Organisé tous les quatre ans, ce tournoi, à l’instar des autres comme la CAN (coupe d’Afrique des nations), la coupe du Monde, etc., draine du beau monde dans et en dehors des stades.

La narration dans Le ventre de l’Atlantique débute par une sorte de mini reportage du match opposant l’Italie au pays organisateur la Hollande en demi-finale de l’édition de 2000.

« Il court, tacle, drible, frappe, tombe, se relève et court encore. Plus vite ! Mais le vent a tourné : maintenant, le ballon vise l’entrejambe de Toldo, le goal italien. Oh ! mon Dieu, faites quelque chose ! je ne crie pas, je vous en supplie. Faites quelque chose si vous êtes le Tout-Puissant ! (Diome, p. 11) ».

Le rythme des deux premières phrases de l’extrait, caractéristique du style des reporters, et le champ lexical du combat utilisé ici montrent que le football est un vrai sport de contact. Par l’émotion qu’elles véhiculent, les deux dernières phrases soulignent toute la passion, tout l’engouement que ce jeu suscite chez le spectateur, et ce malgré sa vigueur, sa violence. En invoquant le Tout-Puissant, le reporter s’efface au profit du supporter. L’émotion et la passion sont mises au service du ballon rond qui a le pouvoir de supprimer les barrières linguistiques et confessionnelles et de créer des ponts entre les peuples.

« La voix des reporters est un peu plus audible, mais le langage qu’ils utilisent survole ses oreilles sans s’y infiltrer vraiment. […]. Seul le nom de Maldini lui parvient à intervalles irréguliers. Mais bon Dieu de trou de balle, que disent-ils de lui ? (Diome, p. 21) ».

Ce qui importe c’est moins la langue utilisée par les reporters que l’engouement suscité par ce sport qui a aussi le pouvoir de rassembler les hommes : « De l’autre extrémité de la Terre, il portait seul sur ses épaules tout le poids de la défaite italienne et souffrait plus que les Napolitains » (Diome, p. 223).

Madické, frère de la narratrice, en boudant ses camarades qui voulaient fêter le sacre de l’équipe française vainqueur du Championnat d’Europe des nations en 2000, affiche une volonté d’aller au-delà du référent culturel francophone « Ah non ! Je n’ai pas envie d’y aller, ils m’énervent avec leur manie de toujours critiquer toutes les équipes, sauf la française. Ce soir particulièrement, ils font preuve d’une totale mauvaise foi » (Diome, p.222). Madické préfère l’Italie à la France, Maldini à Zidane. Contrairement à ses camarades qui ont choisi de maintenir les liens séculaires qui les unissaient à la France et de rester irrémédiablement francophones, il refuse de s’identifier à la sphère francophone.

On se souvient de la Côte d’Ivoire qui a tu un moment ses tensions internes pour jubiler à l’occasion de la qualification des éléphants au Mondial 2006 et de leur accession à finale de la Coupe d’Afrique des nations, la même année. D’Abidjan à Bouaké en passant par Korogo et Daloa, les cœurs ont vibré à l’unisson. L’international ivoirien Didier Drogba, qui a remporté le ballon d’or africain cette année, a également été accueilli par une foule nombreuse et envisagerait, après avoir présenté son trophée au Président Laurent Gbagbo et aux Abidjanais, de se rendre à Bouaké pour partager son bonheur avec ses autres compatriotes qui se trouvent dans la zone rebelle. Ainsi, les démons de la guerre ont connu un véritable revers et le peuple a retrouvé un moment l’unité nationale qu’il croyait perdue à jamais.

Cette passion, ces émotions que suscite le ballon rond déborde le cadre des stades. En effet, par la magie du direct, des milliards de paires d’yeux convergent vers un même endroit. La petite communauté de l’île est entrée ainsi dans la mouvance de la mondialité et a pu communier avec le reste du monde par le truchement d’une vieille télévision, le temps d’un match de 120 minutes (90 minutes de temps réglementaire et 30 minutes de prolongation). Puis, elle retourne à son isolement juste avant les tirs aux buts à cause d’une tornade et des caprices d’une vieille machine à l’article de la mort. Comme si le ventre de l’Atlantique s’était ouvert un instant pour permettre à la petite communauté de l’île (ses entrailles) d’accéder à la mondialité avant de se refermer et de les isoler à nouveau. C’est dire toute la fragilité de cet instant et l’utopie de l’édification de l’Universel.

 

  1. UN PROJET UTOPIQUE

On observe dans ce récit quelques facteurs bloquants dans l’élaboration de l’Universel. La société traditionnelle africaine tout d’abord est considérée comme une société monolithique repliée sur elle-même. Elle est hermétiquement enfermée sur elle-même. Monsieur Ndétar, l’instituteur du village, pourtant sénégalais, est rejeté par la petite communauté villageoise qui le considère comme un étranger.

« Cette société insulaire, même lorsqu’elle se laisse approcher, reste une structure monolithique impénétrable qui ne digère pas les corps étrangers. Ici, tout le monde se ressemble. Depuis des siècles, les mêmes gènes parcourent le village, se retrouvent à chaque union, s’enchaînent pour dessiner le relief de l’île, produisent les différentes générations qui, les unes après les autres, se partagent les mêmes terres selon des règles immuables. La répartition des noms de familles, guère variés, donne à voir la carte précise des quartiers. Voilà ce qui excluait Ndétare, ce Sénégalais de l’extérieur. Il savait que cette microsociété le dégobillerait toujours pour le maintenir à sa lisière (Diome, p. 77) ».

Cette société est aussi intolérante à l’endroit des enfants illégitimes dont fait partie la narratrice. En effet, les bâtards sont rejetés parce que considérés comme une honte par la société traditionnelle d’une part et comme les fruits du pêché par la religion d’autre part : « Ayant trop entendu que mon anniversaire rappelait un jour funeste et mesuré la honte que ma présence représentait pour les miens, j’ai toujours rêvé de me rendre invisible » (p. 225). Ils sont donc mis au ban de la société pour une faute qu’ils n’ont pourtant pas commise.

Le racisme, qui sévit dans la société occidentale, représente également un blocage pour aller vers le « rassemblement solidaire de convergences culturelles », pour reprendre l’expression d’Edouard Glissant. L’union de la narratrice avec un Français mollement critiquée par les habitants de l’île est rompue par la famille du mari, hostile à tout brassage :

« Embarquée avec les masques, les statues, les cotonnades teintes et un chat roux tigré, j’avais débarqué en France dans les bagages de mon mari, tout comme j’aurais pu atterrir avec lui dans la toundra sibérienne. Mais une fois chez lui, ma peau ombragea l’idylle – les siens ne voulant que Blanche-neige … » (Diome, p. 43).

Par ailleurs, aussitôt après l’atterrissage de son avion, la narratrice fait une remarque très pertinente : les voyageurs n’étaient pas logés à la même enseigne. Car il y avait une queue réservée aux détenteurs de titres de voyages européens et une queue pour les autres. Ici donc, il y a une sorte de classification et de catégorisation de l’espèce humaine. Nous avons d’un côté les Européens, de l’autre les autres. Y existerait-il des hommes et des sous-hommes ? En tout cas tout porte à le croire, car rappelle la narratrice, « en Europe, mes frères, vous êtes d’abord noirs, accessoirement citoyens, définitivement étrangers » (Diome, p.176).

Les supporters des Lions du Sénégal, tombeurs des Bleus lors du match d’ouverture de la coupe du Monde 2002 qui s’est jouée en Asie, en ont fait l’amère expérience quand ils ont voulu fêter les leurs sous l’Arc de Triomphe :

« Alors que les Sénégalais de Paris se réjouissaient, déferlant sur les Champs-Elysées, ils furent rattrapés par leur condition d’immigrés et son corollaire : le mépris. L’Arc de Triomphe n’est pas pour les nègres » (Diome, p. 241).

Si, par la magie du direct, les habitants de l’Ile ont pu regarder en même temps que des millions d’autres spectateurs à travers la planète les matchs de la coupe d’Europe des nations, ont pu communier avec tous leurs compatriotes en suivant la grande performance des lions du Sénégal lors du Mondial 2002, toutes compétitions qui se déroulaient à des milliers de kilomètres de chez eux, Moussa, lui, après son expulsion du centre de formation, n’a pu communiquer ses angoisses à son voisin de la chambre mitoyenne malgré la contiguïté des deux espaces, car « perdue dans l’univers citadin, chaque tortue traîne sa carapace au rythme de son souffle » (Diome, p. 104). Force est de remarquer alors que « le mythe de la « société en ligne » rappelle l’importance des médiations nécessaires pour vivre ensemble : les ordinateurs sont interconnectés, les hommes et les sociétés ne le sont jamais [7] ».

CONCLUSION

En bonne pédagogue, Fatou Diome a choisi en toile de fond de son récit le football, sport le plus populaire, pour cibler un lectorat plus large, mais aussi pour attirer l’attention sur le sujet très actuel de l’immigration.

Le Ventre de l’Atlantique, roman à forte connotation autobiographique, est un véritable plaidoyer pour l’émergence d’un nouveau modèle de citoyen en qui diverses cultures se retrouvent en parfaite synergie.

Ce roman pose avec acuité, en effet, le problème de la quête quasi obsessionnelle de l’identité auquel sont confrontés les migrants. Arrivés en Europe avec une culture acquise dès la naissance, ils se retrouvent, une fois sur place, face à une autre culture qui joue la carte de l’assimilation. Dès lors, naît une situation angoissante : quelle attitude adopter vis-à-vis de l’une ou de l’autre des cultures ? La solution est en elle-même le plus souvent problématique, car elle envisage un double soi. « Mais qui peut se multiplier comme le pain du Christ sans choir des bras des siens ? Et surtout, y a-t-il quelqu’un pour ramasser l’oisillon tombé du nid ? » (Diome, p. 225.

BIBLIOGRAPHIE

Corpus

DIOME, Fatou, Le Ventre de l’Atlantique, Paris, Anne carrière, 2005.

Articles et ouvrages

CERQUIGLINI, Bernard, « Francopolyphonie du Tout-Monde : Penser la francophonie avec Edouard GLISSANT », in http://www. Mondes francophones.com/espaces/Creo

DIANDUE, Bi Kacou Parfait, Le Ventre de l’Atlantique, « Métaphore aquatique d’un mirage : Idéal brisé de l’Ailleurs », in Ethiopiques n° 74, 1er semestre 2005.

GARNIER, Xavier, « L’exil lettré de Fatou Diome », in « Identité littéraire », Notre Librairie n° 155-156, juillet-décembre 2004.

GLISSANT, Edouard, Traité du Tout-monde, Paris, Gallimard, 1997.

KANE, Cheikh Hamidou, Les gardiens du temple, Abidjan, NEI, 1997.

WOLTON, Dominique, Demain la francophonie, Paris, Flammarion, 2006.

[1] Université Cheikh Anta DIOP de Dakar.

[2] DIOME, Fatou, Le Ventre de l’Atlantique, Paris, Anne carrière, 2005.

 

[3] KANE, Cheikh Hamidou, Les gardiens du temple, Abidjan, N.E.I, 1997, p. 53.

[4] GARNIER, Xavier, « L’exil lettré de Fatou Diome », in « Identité littéraire » Notre Librairie n° 155-156, juillet-décembre 2004, p. 31.

[5] GLISSANT, Edouard, Traité du Tout-monde, Paris, Gallimard, 1997, p. 37.

[6] DIANDUE, Bi Kacou Parfait, « Le Ventre de l’Atlantique, Métaphore aquatique d’un mirage : Idéal brisé de l’Ailleurs », in Ethiopiques n° 74, 1e semestre 2005, p. 18.

[7] WOLTON, Dominique, Demain la francophonie, Paris, Flammarion, 2006, p. 31.

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