Poésie

CINQ POEMES : DE SENGHOR A CESAIRE

Ethiopiques n°7

revue socialiste

de culture négro-africaine 1976

 

L’invitation

 

Viens frère, viens t’asseoir

J’ai causé avec le temps.

Tu sais, il porte beaucoup conseil

Viens t’asseoir

Viens te coucher

Et mangeons cette même terre, frère

Pour nourrir ceux qui dorment encore

Car nous sommes lumière

Nous sommes connaissance.

 

L’obsession

 

Qui après moi battra le tam-tam ?

Oh ! Griot dis-moi

Mais dis-moi donc

Qui après moi arrosera le vieux baobab ?

Qui après moi se couchera dans tes seins

Femme, femme de douceur, de labeur

Femme d’amour, de fierté ?

Qui après moi causera avec le temps

Pour caresser ta crinière livide d’un âge éphémère ?

Qui criera :

« Afrique, Afrique, je suis ta sève crédule » ?

J’ai regardé derrière l’horizon, je n’ai vu que mon œil

Mon œil-même qui ne me regarde plus.

Seul à l’ombre du Soleil qui se couche et qui s’éteint

Un lointain rugissement.

Le rugissement de l’espoir ?

Voilà que la lune s’étale

Et que les étoiles étouffent le firmament

Etoiles sur mon espoir, étoiles de mon espoir.

 

La création

 

Le sais-tu, Nègre

Sais-tu que tu es né de la chaleur

Des rayons solaires et du son du tam-tam ?

Je le sens

Parce que ma liberté, parce que ma danse

Parce que ma couleur

Parce que ma vie.

 

L’Afrique

 

Mère de l’humanité

Source, abreuvoir, sein

De l’homme égaré

Afrique : femme sublime.

Femme : amour douloureux.

 

Sacrilège

 

Rendez-moi mes fils, de grâce.

Ils resteront muets où vous les garderez.

Auprès de moi, ils dansent, crient, rient, vivent.

N’avez-vous pas compris qu’ils vous méprisent ?

N’avez-vous pas vu qu’ils vous lorgnent du regard

Et le plus souvent même vous ferment l’œil ?

N’avez-vous pas senti dans mon regard cette plainte aiguë

Quand vous venez vous blottir dans mes bras ?

Et ne savez-vous pas encore

Que mon feu ne réchauffe que le Nègre ?

Et que seul l’œil du Nègre perce le masque ?

Musées européens, cimetières d’empires encore vivants

Catacombes des civilisations restées encore fières jusqu’à l’agonie

Sangsues de traditions d’élite

Rendez-moi mes fils, vous n’avez jamais de paix.