Aspects philosophiques et religieux des valeurs traditionnelles sénégalaises

ASPECTS PHILOSOPHIQUES DES VALEURS MORALES TRADITIONNELLES ET LE PROBLEME DE LEUR SPECIFICITE

Ethiopiques numéro 31 révue socialiste

de culture négro-africaine

3e trimestre 1982

 

La tâche du philosophe, lorsqu’un débat est engagé sur un problème, est généralement malaisée, surtout quand le problème revêt des aspects psychologiques et subjectifs. Ce malaise provient du fait que bien souvent, alors que les autres personnes intervenant dans la discussion semblent faire avancer les choses, le philosophe, lui, reste en arrière-plan par ses interrogations, ses remises en question, sa recherche de méthode.

Ce malaise se ressent encore davantage lorsqu’il est question de valeur, un des concepts les plus proches de ce que l’on nomme aujourd’hui, avec une légère teinte péjorative, la « métaphysique ». La valeur fait penser à ce qu’un auteur disait du proverbe : c’est au moment où l’on croit tenir le sens d’un proverbe qu’il disparaît. La valeur refuse la détermination absolue et le fixisme et pourtant s’il est une réalité qui détermine et fixe le commerce matériel et moral des hommes, c’est bien la valeur.

Abordant l’objet de cette communication, je voudrais rester fidèle à la philosophie tout en m’efforçant d’avancer avec les autres. Pour ce faire, je tenterai d’ouvrir quelques perspectives en proposant les points suivants :

  1. – Pourquoi une réflexion sur les valeurs traditionnelles ?
  2. Définition de la valeur.
  3. Valeurs traditionnelles.
  4. Education et société nouvelles.
  5. Pourquoi une réflexion sur les valeurs ?

Le discours sur les valeurs a souvent une signification ambiguë. C’est soit l’expression d’un moment de la culture d’une société où le philosophe est invité à récapituler ou à formuler ce qui est vécu collectivement, soit l’indice que les valeurs dans leur contenu comme dans les lieux qu’elles occupent vont s’évanouir, ou risquent de s’évanouir.

Ce qui paraît probable, c’est que l’interrogation sur les valeurs correspond généralement à une crise dans la société, à une société quelque peu désorientée, dans laquelle un certain pluralisme vient drainer une multitude de visions et de préférences. Ces visions et ces préférences qu’on peut qualifier d’ouvertures ébranlent naturellement les héritages et les traditions en raison de leurs caractères parfois divergents, voire contradictoires. Cette crise touche le temps autant que l’espace des hommes et des institutions.

Il y a même crise de la communication. Le discours sur les valeurs est à peine reçu ; et c’est à peine aussi si ceux qui entreprennent de le proférer ne sont pas traités de vieillots, d’archaïques, de réactionnaires. En effet, pour certains, le discours sur les valeurs est un discours trop général, trop abstrait par rapport à la réalité. Cette universalité a un contenu quasi inexistant, et les valeurs sont coupées des systèmes de normes qu’elles sous-tendent.

Pour d’autres, le discours sur les valeurs est mystificateur, l’idéal masquant la réalité. Un certain nombre de personnes suspectent enfin ce discours parce que tout simplement et fondamentalement elles refusent les institutions, les codes, les systèmes qui mettent socialement en œuvre ces valeurs.

Pourquoi donc notre discours sur les valeurs traditionnelles ?

Sans doute, parce que tout autour de nous, nous sentons que quelque chose est en train de craquer, de casser, de disparaître peut être ; certainement aussi, parce que devant l’incertitude d’une société ouverte aux prises avec une multitude de systèmes qui la sollicitent en tous sens et de tous côtés, nous ressentons le besoin d’une certaine sécurité que pouvait offrir la société traditionnelle relativement close ; mais peut être aussi, parce que nous voulons tout simplement participer à la définition et à la mise en place d’une société moderne qui soit nôtre, par la récréation de valeurs traditionnelles. Dans tous les cas, notre interrogation est l’expression consciente ou inconsciente d’une certaine crise. Il est important d’identifier cette crise par un travail d’analyses pluridisciplinaires à partir desquelles les valeurs seront replacées et réévaluées.

Mais qu’entend-on au juste par valeur ?

  1. – Définition de la valeur
  2. a) La valeur

Nous nous contenterons, ici, de donner quelques indications utiles pour notre propos. La valeur d’un objet, d’une personne c’est moins cet objet ou cette personne que cela qui fait qu’ils ont du prix qu’ils sont estimables, désirables. Ce quelque chose est de l’ordre de la qualité, de l’être digne d’admiration. On peut dire que la valeur est de l’ordre du désir, du bien, et qu’elle se refuse de se laisser enfermée dans les limites de son objet.

La valeur c’est comme un absolu qui dépasse les déterminations particulières, mais qui donne à tout acte, à toute réalité sa désirabilité tant pour soi-même que pour les autres.

La valeur est un jugement créateur de comportements et d’attitude pour soi et pour les autres. Sous cet angle, elle n’est pas, elle dépasse la coutume, l’habitude, le culturème – toutes choses enfermées dans le temps et l’espace – mais elle peut donner à toutes ces réalités leur désirabilité. La valeur est une réalité qu’on ne peut pas posséder, qu’on ne peut pas enfermer dans un lieu ou dans un temps donné elle peut se manifester dans plusieurs objets en même temps, sous des formes différentes.

Elle est universelle dans son essence ; mais elle peut prendre des formes particulières dans ses manifestations – tout comme la personne humaine, une et multiple. On peut dire dès lors que ce qui la caractérise est aussi le rapport, la relation à : rapport de l’objet et du sujet, rapport de la forme et du contenu, rapport du passif et du négatif, rapport du présent et du passé etc. C’est dans cette mise en rapport, dans cette dialectique qu’apparaît la valeur.

Une réflexion sur la valeur conduit à une réflexion sur l’existence interpersonnelle, c’est-à-dire sur la philosophie de la personne, dans ses rapports avec ses semblables, avec le monde, avec le transcendant. En effet, il n’y a de valeur que pour la personne qui est le seul être capable d’orienter, d’évoluer, de donner du prix à une chose, à un acte.

Pour nous en tenir là, disons que la valeur n’est pas seulement une réalité qui donne la désirabilité, c’est aussi une réalité créatrice d’attitudes et de comportements estimables. Elle est appel et invitation à créer et à déterminer en bien.

Les valeurs traditionnelles constituent sous cet angle une invitation, un appel.

 

  1. – Valeurs traditionnelles

Disons d’emblée que pour nous, la tradition ne veut point dire le passé. C’est plutôt une conscience qui permet d’établir des équations culturelles et de se définir par rapport à. Pour une collectivité, c’est une sorte de raison générale intériorisée qui crée la communauté et la fait vivre. Sous cet angle la tradition est une valeur, dans la mesure où toute société, toute communauté cherche à se maintenir, à vivre en tant que conscience, en tant qu’identité. Il n’existe donc pas de collectivité, de communauté sans tradition, sans référence.

Cette sorte de normativité que revêt toute tradition doit se caractériser par la fonctionnalité. En d’autres termes, la tradition est opératoire ; elle est créatrice d’ordre au sein d’une communauté. Que serait, par exemple, l’Islam ou le Christianisme sans la tradition chrétienne ou islamique ?

D’un autre côté, il est certain que ces traditions ne sont pas réductibles au passé ; elles sont toujours actuelles.

Il en est de même des valeurs traditionnelles. Ce sont toutes ces attitudes, tous ces comportements, toutes ces façons d’être et de faire qui créaient et maintenaient les sociétés traditionnelles sénégalaises. Il est vrai aussi que c’est par les institutions, les techniques, les créations et les idéologies que se créaient et se maintenaient ces valeurs.

  1. a) Valeurs traditionnelles sénégalaises

A ce niveau, nous retrouvons nos analyses sur la valeur. Les valeurs traditionnelles sénégalaises, ce ne sont pas les sociétés sénégalaises d’hier ou d’aujourd’hui ; ce ne sont pas les institutions sénégalaises ; c’est essentiellement ce quelque chose d’estimable, d’appréciable que les Sénégalais d’hier et d’aujourd’hui dans leur majorité placent et retrouvent dans toutes ces réalités, une sorte de norme d’être et d’agir. Cette norme est une référence, pour soi et pour les autres. Elle est condition d’ordre et de maintien de la communauté. Empressons-nous de préciser que même si ces valeurs ne sont pas à confondre avec les réalités qui les sous-tendent, elles y sont liées dialectiquement, si bien qu’elles n’ont de sens que par rapport à elles, déterminées qu’elles sont dans un temps et un espace donnés. Les valeurs traditionnelles sénégalaises sont des valeurs universelles, i.e appréciables, estimables dans leur essence, dans ce qu’elles ont de plus-être, de devoir-être ou de vouloir-être, pour tout homme ; mais qui ont pris ici et un moment donné des contours et des manifestations particulières créateurs eux-mêmes d’attitudes et de comportements spécifiques.

Ainsi, les valeurs sénégalaises qui constituent comme des sortes de constellations des grandes valeurs morales, voire religieuses que sont par exemple :

– l’homme = nit/okiin

– la famille = njamboot, mboloo/i basil, ideen

– la parole = wax wastaan / folax, onuxur

– Dieu = yalla/ roog.

Toutes ces valeurs sont, c’est l’évidence, universelles et se retrouvent partout et en tous temps. Mais ici, au Sénégal, elles ont pris une forme toute particulière au point de déterminer très fortement les visions, les comportement et les attitudes, voire les institutions.

Mieux, la société sénégalaise traditionnelle, i.e., celle de la majorité, dans laquelle le Sénégalais se sent différent de l’Américain ou de l’Européen, est une société où ce qu’on appelle l’homme, la famille, la parole, Dieu structurent tout : différemment les institutions, les hommes, les procédures, donnant ainsi un contour tout particulier au milieu. C’est là ou réside la spécificité des valeurs.

Cette société se caractérisait par un certain ordre, une certaine cohérence, tant qu’elle était relativement « close », tant qu’elle n’avait pas subi les agressions extérieures.

  1. b) Société et valeurs traditionnelles en crise ou l’invitation à la recréation des valeurs

Aujourd’hui, l’éclatement spatial et temporel qui s’est opéré a créé des fissures, des ouvertures, apportant de nouveaux contenus, de nouvelles sensibilités, voire de nouvelles formes aux valeurs qui fondaient jusqu’alors la société. Les valeurs traditionnelles sénégalaises, de ce fait, sont aujourd’hui en crise du moment que la société sénégalaise elle-même est en crise. En effet, le Sénégalais lui-même, sa conception de l’homme, de Dieu, de la religion et de la famille ne sont-ils pas ébranlés par d’autres apports ?

Le problème qui se pose, dès lors, est de savoir ce que les Sénégalais comptent faire face à cette crise, face aux apports extérieurs. Vont-ils chercher à vouloir conserver les valeurs traditionnelles, mus par un certain sentiment de nostalgie, ou seront-ils capables de réévaluer ces valeurs, compte tenu d’un espace et d’un temps nouveaux ?

Ainsi donc, il existe des valeurs traditionnelles sénégalaises spécifiques, propres, caractéristiques de la société sénégalaise, dans sa majorité. Ces valeurs qui, en leur essence, sont universelles, ont pris ici des déterminations particulières, qui ont été, un moment donné, facteurs d’unité, de cohérence, d’ordre et d’identification au point de créer une personnalité propre qu’on appelle le Sénégalais.

Ce Sénégalais est le produit mais aussi le moteur d’une société et d’une culture particulières distinctes d’autres types de société et de culture. Les valeurs auxquelles il se réfère sont donc en rapport direct avec sa socio-culture dont les éléments dynamiques sont la technologie et l’économie, la politique et la parenté, la psychologie et l’idéologie. Les valeurs traditionnelles puisent leur spécificité dans les caractéristiques propres de ces éléments dans la société sénégalaise, à un moment donné de son évolution. C’est dire la nécessité de ne point faire de la valeur une réalité statique. Au contraire, ce grain de soupçon, cette critique acerbe, ce doute méthodique à son égard montrent bien le caractère dynamique de la valeur.

C’est dire aussi, qu’à tout moment, le Sénégalais peut évoluer et créer ou vivre par conséquent de nouvelles formes de valeurs qui lui seront alors spécifiques.

Ce qui est ici en cause c’est le vouloir-créer et vivre des valeurs qu’on a choisies consciemment, tout en se distinguant d’autres qui ne les auraient pas particulièrement élues et tout en se référant à une origine et à une histoire propres.

Cette origine, cette histoire constituent comme les fondements et les dogmes de la tradition. A les couper de l’aujourd’hui et du futur, on risque tout simplement de perdre son point d’appui et sa spécificité pour se greffer à autre que soi-même ou se fondre dans une source d’universel sans consistance.

Du point de vue méthodique donc l’analyse des valeurs traditionnelles sérères ou wolof se traduit par l’analyse de ces sociétés à un moment déterminé pour en saisir les fondements et les éléments structurels. Une telle analyse doit permettre de passer en revue les visions et les normes éthiques et axiologiques spécifiques de ces sociétés avant de voir la façon de les intégrer dans l’éducation et les créations sociales.

  1. – Education et sociétés nouvelles

Le problème des valeurs traditionnelles sénégalaises aujourd’hui renvoie comme nous le faisions entendre au début au problème d’une société en transition, voire même en crise.

Les valeurs traditionnelles liées à la conception de l’homme « nit » / « okiin », de la famille, « njamboot, mboloo, mboka /i basin, o fog, i ngel », de la Parole, « wax, waxtaan/falaq, jetaay » et de Dieu, « yalla, game /roog, gim », toutes ces valeurs traditionnelles ne se heurtent-elles pas à d’autres conceptions nouvelles véhiculées par une Ecole, une éducation et une société importées, mal adaptées ?

Face à ce qu’on peut appeler les valeurs locales, d’autres valeurs étrangères se sont dressées. Il se pose dès lors un problème de choix, mais aussi un problème d’introduction, de transmission, de création d’un nouveau type de société et sans doute, de nouvelles valeurs, à partir de ce face à face. Ce choix détermine le type de développement d’une société donnée. Si nous prenons les éléments constitutifs de la socio-culture d’un milieu donné, à savoir son infrastructure ou sa technologie et son économie, sa superstructure ou la psychologie et l’idéologie, et sa mésastructure ou la politique et la parenté, nous avons son profil et nous pouvons déterminer les valeurs qui le traversent.

La rencontre avec un autre milieu, et encore davantage la colonisation directe ou indirecte par cet autre véhiculant d’autres formes de valeurs oriente différemment le visage et l’évolution d’un tel milieu. Or, c’est cela qui s’est produit pour les sociétés traditionnelles.

Leur résistance plus ou moins grande à l’extérieur favorise l’existence, la persistance ou alors la disparition de leurs valeurs propres et spécifiques.

C’est ici que doit intervenir la politique, éducative, culturelle, comme volonté de maintenir, de développer ou de créer tels types de valeurs. D’où le rôle primordial de l’Ecole, des institutions culturelles et même législatives en tant qu’instruments créateurs de valeurs nouvelles et de société nouvelle. Dans une société pluraliste, ce travail est un combat pour un type déterminé de société drainant tels types de valeurs. Ce combat où sont engagés essentiellement les politiciens, les pédagogues et les citoyens ne peut être bénéfique à la nation que dans une confrontation loyale et patriotique. Cette confrontation doit s’accompagner d’une exigence de clarification et de compréhension de la contexture sociale. Ce travail d’analyse a souvent été négligé.

Le mérite de ce colloque est de s’y engager quand bien même les instruments d’analyse ne sont pas très affinés.

En ce qui concerne le philosophe sénégalais, il est peut-être temps qu’il apporte sa contribution particulière en s’attelant, de son point de vue philosophique, aux quatre tâches que lui dicte le moment : sélectionner, à partir d’une analyse rigoureuse, les textes de la tradition, restituer d’une façon critique et synthétique des ensembles de textes, reconstituer en systématisant et enfin créer en regardant courageusement le monde moderne. Ce travail d’analyse-reconstruction-création sur l’Afrique traditionnelle et moderne peut faire éviter le bavardage souvent inutile sur la philosophie africaine.

Face à la crise des valeurs, l’appel des valeurs traditionnelles est en somme une invitation pressante à la création de valeurs propres pour le Sénégal d’aujourd’hui. Ces valeurs seront de plus en plus en rapport avec notre société pluraliste et démocratique, marquée de plus en plus par l’ouverture aux autres peuples.

 

BIBLIOGRAPHIE

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