Développement et sociétés

AMILCAR CABRAL, MARXISTE AFRICAIN

Ethiopiques numéro 5

revue socialiste de culture négro-africaine

janvier 1976

« Personne n’a encore réalisé une révolution victorieuse sans théorie révolutionnaire »

Amilcar Cabral « L’arme de la théorie »

L’intitulé peut surprendre ! Amilcar Cabral, militant nationaliste, dirigeant passionné et convaincant, révolutionnaire contre le conservatisme du Gouvernement portugais, oui. Tout le monde l’admet. Mais marxiste ? Et pourtant, la lecture de ses œuvres publiées, comme l’examen des grandes lignes de son action l’attestent. Certes, il n’est pas marxiste au sens des images d’Epinal trop souvent répandues, c’est-à-dire dogmatique, annonçant un bréviaire d’un ton pédant et péremptoire, ou alors vassal, spirituellement ou temporellement. Bien au contraire, c’est un esprit ouvert et indépendant, profondément attaché à son pays, ne supportant aucune allégeance et préoccupé avant tout, et par dessus tout, par la libération de la Guinée « Portugaise » et de son peuple. Les réponses qu’il proposa aux questions essentielles sont caractéristiques.

Trois problèmes majeurs sont posés à la plupart des peuples ; mais c’est en un défi brutal qu’y sont confrontées les sociétés dites du « Tiers-Monde » largement dominées par l’étranger, profondément sous-développées et encore très imprégnées par les modes de production et les valeurs traditionnelles, la libération nationale contre les allégeances extérieures, le développement ou l’arrachement à la misère, le type de société à construire (organisation et valeurs).

Les attitudes et les réponses avancées par les responsables africains sont diverses, comme il est normal, même parmi celles qui s’inspirent ou se réfèrent au socialisme. Autant les méthodes d’analyse, d’appréhension des réalités que les démarches et solutions concrètes varient. Tel se déclarera rigoureusement pragmatique, tel autre se réfèrera à des conceptions du monde déjà élaborées, quitte à prendre de grandes libertés dans la pratique, tel autre encore, se méfiant du système et insistant sur la « différence », cherchera à ébaucher un dessein propre, plus en relation avec la société à régir et permettant mieux d’y couler les efforts entrepris. Mais rares sont les élaborations cohérentes et surtout conséquentes tant les problèmes sont multiples et ardus. Certes, le marxisme, quelque soit sa version est une référence commode, sa rigueur, la netteté et la détermination des méthodes facilitent la tâche ; mais c’est trop souvent un livre saint que l’on révère sans trop y croire, ou un manuel de cuisine où l’on puise quelques recettes que l’on accommode au goût du jour.

Certains pourtant tranchent. Déjà Kwamé N’Krumah, s’inspirant du marxisme, a été l’un des rares Chefs d’Etat qui ait tenté de dégager une réponse à partir de ses propres interrogations ; mais le « consciencisme » est d’abord une philosophie. L’apport d’Amilcar Cabral nous paraît plus net. C’est un marxiste qui ne se borne pas à répéter les grands auteurs ; il fait montre même d’une certaine indifférence aux références, car c’est le destin de son pays qui l’intéresse. S’appuyant pourtant sur la conception marxiste de la société, il s’efforce d’analyser et de rendre compte de la situation de son peuple ; par là, il enrichit le grand courant de pensée d’un apport original, et là où la timidité ou le dogmatisme ont longtemps paralysé les recherches et les réflexions ; c’est trop rare pour ne pas être souligné. Et surtout Cabral s’est efforcé, avec plus ou moins de bonheur et de netteté, mais avec une grande rigueur, de lier théorie et pratique, d’ébaucher et d’entreprendre des réponses conséquentes et cohérentes avec ses analyses.

Certes, il a été influencé par le contexte de son action. Initié au marxisme à Lisbonne où il fut un des rares Guinéens à pouvoir poursuivre des études supérieures, il a pu, grâce à sa qualité d’agronome, « étudier le terrain » de façon concrète et approfondie. Et l’obstination du pouvoir portugais à refuser de se départir d’un colonialisme dépassé, même en faveur du néo-colonialisme plus habile, l’a amené à la clandestinité et au combat, et par là même à être plus sensible à la rupture et à la révolution qu’au compromis et aux accommodements. Mais ce n’était pas la solution la plus facile. Et s’il a disparu avant que son œuvre puisse s’épanouir et son entreprise se réaliser pleinement, il n’en a pas moins posé ses options très tôt et avec netteté, développé suffisamment ses analyses pour qu’on en saisisse les grandes lignes ; son action au sein de l’équipe dirigeante du P.A.I.G.C. a été déterminante, dans le combat comme dans les débuts de l’édification d’une nouvelle société dans les zones libérées ; son autorité est encore largement présente en Guinée-Bissau. Et à cet égard, l’ouvrage : « Unité et lutte », [1] malgré son contenu trop partiel, renferme suffisamment d’éléments pour que l’on puisse ici esquisser quelques réflexions qui, sans avoir la prétention de présenter la totalité de la pensée politique d’Amilcar Cabral, tendent surtout à mettre en relief certains de ses aspects, où l’inspiration marxiste est particulièrement nette.

  1. LE MARXISME COMME INSTRUMENT D’ANALYSE

Karl Marx a été d’abord, et avant tout un philosophe, son premier propos a été la critique de la philosophie, sa démarche tentait de résoudre un problème philosophique, celui de l’aliénation de l’homme. Cette recherche l’a amené à privilégier les facteurs économiques et à préconiser un combat essentiellement politique, la libération de l’homme étant subordonnée à la réalisation de certaines conditions matérielles. Et ce que l’on a surtout retenu du marxisme, c’est un certain style de combat politique, révolutionnaire, c’est une méthode d’analyse solide et cohérente conduisant à situer ce combat dans une perspective historique et théorique conséquente ; les aspects philosophiques du système sont souvent négligés, si ce n’est le matérialisme, davantage considéré comme méthode d’approche des réalités sociales que comme conception du monde. Et c’est à cette aune que l’on mesure, que l’on peut tenter de qualifier. Ainsi, nous pensons pouvoir appeler marxiste celui qui, apte à analyser la situation à laquelle il est confronté grâce aux références que lui offre le système d’explication marxiste, en tire des conséquences théoriques et pratiques sur le sens de la lutte.

C’est en ce sens que Cabral nous paraît pouvoir être qualifié de marxiste, bien qu’il ne se désigne pas expressément comme tel ; pour lui, la théorie est une arme, car écrit-il « le défaut idéologique au sein des mouvements de libération nationale (…) constitue une des plus grandes, sinon la plus grande faiblesse de notre lutte contre l’impérialisme » (l’arme de la théorie, p. 286) ; il convient donc de situer le combat dans une perspective claire et cohérente. Mais cette théorie doit être élaborée sur la base d’une analyse concrète et non complaisante de la réalité : « Nous sommes convaincus, poursuit en effet Cabral, que toute révolution nationale ou sociale, qui ne possède pas comme base fondamentale la connaissance de cette réalité, risque fort d’être condamnée à l’insuccès ».

Cette théorie, comme cette analyse, Cabral va les élaborer selon les méthodes marxistes, en s’inspirant du système marxiste d’explication du monde. Les écrits de Cabral sont à cet égard caractéristiques ; même s’il se borne parfois à reprendre de façon un peu « scolaire » de grandes pages de Marx ou surtout de Lénine, il n’en a pas moins esquissé les traits principaux d’une analyse de la société guinéenne et du sens du combat qu’il menait qui ne sont pas sans intérêt ; nous nous proposons seulement d’en évoquer quelques aspects.

Les bases marxistes de l’analyse de Cabral

Elles sont indiscutables, même s’il ne s’en explique pas ; la lecture de ses écrits témoigne en effet d’une conception matérialiste, d’ailleurs très cohérente, de l’analyse sociale sous ses différents aspects.

Le matérialisme sociologique d’une part : l’explication fondamentale d’une société donnée doit être cherchée dans le mode de production, c’est par là qu’il faut en entreprendre l’analyse, tout découle des structures économiques et sociales – on en verra de nombreuses illustrations dans les lignes qui suivent. Mais, et l’intéressante analyse des problèmes culturels que l’on exposera plus loin le montre bien, ce n’est pas un matérialisme mécaniste, aussi rigide et figé que celui auquel ont pu se référer maints doctrinaires marxistes, qu’exprime Cabral.

Certes, affirme-t-il, la réalité matérielle est prédominante (« comme l’histoire… la culture a pour base matérielle le niveau des forces productives et le mode de production  ») ; mais il insistera avec force sur l’influence inverse de la culture sur le développement historique (« la culture détermine en même temps l’histoire, par l’influence positive ou négative qu’elle exerce sur l’évolution des rapports entre l’homme et son milieu  »).

Le matérialisme historique

Mais c’est surtout sur le matérialisme historique que le leader guinéen s’expliquera davantage, en tentant de situer la Guinée. Certes son exposé [2] consiste d’abord en un rappel des principales têtes de chapitre de l’enseignement de Marx. Cabral, en effet, accepte comme un postulat établi « sur des bases scientifiques » que l’histoire ait un sens, et qu’elle doive nécessairement, « inéluctablement », conduire à une société sans classe et sans Etat ; que le mouvement historique réside dans l’évolution des forces productrices, provoquant à certaines époques une contradiction avec les rapports de production que seule une mutation révolutionnaire peut résoudre. Mais déjà apparaît la réflexion personnelle lorsqu’il brosse en quelques phrases une esquisse de l’évolution historique générale :« l’histoire d’un groupe humain ou de l’humanité se développe au moins en trois phases :

– « la société communautaire agricole et d’élevage », qui correspond à un bas niveau des forces productives, sans appropriation privée des moyens de production, donc sans classes et sans Etat ;

– « l’élevation du niveau des forces productives », qui conduit à l’appropriation privée des moyens de production, et par là une seconde phase, caractérisée par l’apparition d’une lutte de classes et d’un Etat ; Cabral y englobe « les sociétés agraires féodales et agro-industrielles bourgeoises » ; enfin,

– « un niveau supérieur des forces productives », qui va permettre l’instauration des sociétés socialistes ou communistes où l’Etat disparaît, et « des forces nouvelles et ignorées dans le processus historique de l’ensemble socio-économique se déchaînent alors ».

L’on constate que les cinq stades classiques sont réduits à trois, la société communautaire, la société étatique, la société communiste par élimination de la société esclavagiste et fusion des sociétés féodale et bourgeoise. Il aurait été intéressant d’avoir davantage de précisions sur cette dernière formation économico-sociale, que Cabral a certainement dégagée en rapport avec la situation des sociétés africaines actuelles ; en effet, pour lui, la société guinéenne se caractérise par la coexistence des deux premières phases. Mais il ne s’y arrête pas. En revanche, certains aspects de la conception marxiste de l’histoire l’inquiètent davantage, et l’amènent à s’interroger et à préciser.

C’est d’abord la définition du « moteur de l’histoire », la lutte des classes selon Marx, qui ne le satisfait pas entièrement. Car, reconnaît-il, certains groupes humains ne sont pas divisés en classes, du fait du développement insuffisant des forces productives, c’est le cas par exemple des Balante de Guinée, dont la société est encore largement communautaire. Est-ce à dire, dès lors, que ces peuples n’aient pas d’histoire ? Qu’avant d’être atteints par la colonisation, ils vivaient sans histoire ? Et, d’une façon curieusement naïve, Cabral déclare « refuser de l’admettre » ; et par suite si ces peuples ont vraiment eu une histoire sans connaître la lutte des classes, c’est que le moteur de l’histoire se situe ailleurs. Et Cabral de proposer un correctif au matérialisme historique en suggérant que le véritable facteur de l’évolution historique se situe dans le mode de production et plus exactement dans le niveau et le progrès des forces productives. Ainsi rassuré, il peut conclure sur ce point :«  nous constatons que l’existence de l’histoire avant la lutte des classes est garantie, et évitons par là, à quelques groupements humains de nos pays (…) la triste condition de peuples sans histoire ». Marx n’avait jamais dit autre chose…

Le passage direct au socialisme

Mais, deuxième sujet de préoccupation autrement sérieux, et déterminant, ces sociétés africaines ainsi réintégrées dans le schéma historique doivent-elles nécessairement suivre toutes les étapes du cheminement vers la société sans classe, et notamment passer par le stade du capitalisme ? Ce serait là, reconnaissons-le, une perspective peu enthousiasmante pour la révolution guinéenne. Ce problème, d’ailleurs, se pose concrètement à tous les Etats nouvellement indépendants : comment mener le développement sans passer par une étape capitaliste, avec ce que cela comporte au plan politique (type de gouvernement – relations avec le capitalisme occidental) et social (exploitation – constitution de classes opposées, etc.) ? Peut-on accéder directement d’une formation économico-sociale, encore largement communautaire et féodale, au socialisme sans que les bases matérielles nécessaires à l’instauration de celui-ci soient établies ? L’accumulation capitaliste n’est-elle pas nécessaire ? C’est à ce problème que Kwamé N’Krumah a consacré également de nombreuses pages. Mais posé ainsi, notons-le, ce problème théorique est en partie faux. Marx n’a jamais affirmé que toute société humaine doit nécessairement passer par chacune des cinq phases du processus historique ; en revanche, le problème de la transition du passage au socialisme, surtout en ce qui concerne les sociétés non capitalistes, est essentiel, et c’est bien en réalité celui-là qui est posé.

Certes, des réponses ont déjà été données ; Lénine, théoriquement et pratiquement aussi pour la Russie, et après Mao-Tsé-Tung ont pris quelques libertés avec le schéma classique élaboré en considération des sociétés de l’Europe occidentale, et instauré directement le passage au socialisme, quitte à ce que l’on force la vapeur pour combler le retard et réaliser la base matérielle nécessaire ; mais n’est-ce pas là justement l’une des raisons de certains retards dans le processus de dépérissement de l’Etat, que la Chine, plus soucieuse d’« orthodoxie », s’efforce de combler par la révolution culturelle ou permanente ?

L’état socialiste

Amilcar Cabral, également, admet que « la succession dans le temps des trois phases caractéristiques n’est pas indispensable, et qu’une société peut franchir un « bond » dans le processus historique » ; mais ce bond ne peut s’effectuer dans le vide : sa possibilité est conditionnée par le potentiel concret de développement des forces productives, l’on ne peut instaurer, le socialisme sans un minimum de richesses matérielles. Et pour ce développement, ce sera la nature du pouvoir politique chargé de le promouvoir qui sera déterminant, c’est-à-dire « le genre d’Etat ou, si l’on veut, le caractère de la ou des classes qui dominent au sein de cette société ».

Tout cela est bien laconique ; Cabral s’en expliquera avec plus de détails à propos d’autres problèmes, comme nous le verrons, et surtout, ce qui l’intéresse davantage, dans la pratique. Pour lui, le seul moyen de donner aux hommes des pouvoirs plus efficaces pour dominer la nature en évitant de retomber dans la dépendance est la constitution d’un Etat directement lié, soumis aux masses populaires, évitant la constitution d’une bourgeoisie et amorçant la mise en place de structures socialistes ; bref, les sociétés africaines peuvent faire l’« économie » de la phase capitaliste et s’engager directement dans la voie socialiste si l’Etat est dominé réellement par les classes révolutionnaires ; c’est d’ailleurs, dira-t-il, la seule voie pour réaliser une véritable libération nationale. Et à cet égard, affirme-t-il, la création des Etats socialistes est un fait nouveau « qui a transformé radicalement l’aspect du monde et la marche de l’histoire ».

L’exposé est malheureusement trop sommaire, et ce débat théorique fondamental mériterait d’être approfondi et développé. Quelle amorce de socialisme peut s’établir dans une société encore très sous-développée ? Comment accroître les forces productives, lorsque l’on est démuni, sans tomber dans la dépendance ? Quel type d’Etat peut diriger ce processus sans se couper de la masse populaire ? Quelles sortes de relations instaurer entre les membres de la communauté socialiste ? Les exemples donnés par l’histoire ne sont en effet pas tous convaincants ou susceptibles de généralisation. Et si l’on comprend parfaitement tout l’intérêt de cette conception finalement très « volontaire » de l’histoire (Lénine, le premier, avait montré la voie), notamment pour les pays dominés, sa théorie n’est encore qu’esquissée, et Cabral se borne à quelques affirmations, au moins sur ce plan théorique. Mais c’est surtout l’analyse concrète de la situation qui intéresse le militant, et qui frappe par son rapport percutant et assez original.

L’impérialisme et la lutte de la libération nationale

Là aussi Lénine, et après lui MaoTsé-Tung pour ne citer que les plus grands, ont écrit, avec la plume et sur le terrain, de nombreuses pages. Mais nous touchons là le cadre direct du combat de Cabral, et ses analyses plus approfondies (et plus déterminantes) constituent un apport particulièrement intéressant, notamment parce qu’elles s’appliquent à l’Afrique noire et proviennent d’un révolutionnaire dirigeant un mouvement qui triomphera.

L’impérialisme est défini de façon « orthodoxe » : c’est l’évolution normale du capitalisme vers sa forme monopolistique et financière, amené à rechercher des marchés pour conserver ou accroître ses plus-values en étendant sa domination sur un certain nombre de pays. Cette domination s’exerce sous deux formes : le colonialisme, domination directe par des agents étrangers, et le néo-colonialisme, où la domination n’est qu’indirecte s’exerçant par le biais d’un pouvoir politique détenu par des agents autochtones.

La négation du processus historique

Quels sont les effets de cette domination sur le processus historique des pays dominés ? Et l’impérialisme y remplit-il sa mission historique qui est d’accroître les forces productives et d’approfondir les luttes sociales ? A première vue, dit Cabral, la réponse est différente pour chacun des deux types de domination : alors que le processus de développement des pays colonisés est gelé (tout au plus, la concentration urbaine amène-t-elle la création de nouvelles couches sociales salariés et chômeurs -), l’on peut penser que la domination néo-coloniale introduit de grandes transformations ; l’accroissement des forces productives entraîne l’apparition d’une bourgeoisie locale, urbaine et rurale, et d’un prolétariat – c’est donc que « le processus historique retourne à une évolution normale », que les jeunes Etats indépendants se développent -librement. Cabral le nie. En effet, affirme t-il, le développement historique suppose un libre progrès des forces productives du pays intéressé ; or, tel n’est pas le cas, puisque la domination néo-coloniale se subordonne la classe dirigeante locale ; .celle-ci ne peut dès lors jouer le rôle d’une véritable « bourgeoisie nationale », rôle historique comme l’on sait dans la perspective historique marxiste, « elle ne peut orienter librement le développement des forces productives ».

Et finalement, colonialisme -et néocolonialisme sont fondamentalement identiques, et aboutissent au même résultat : « la négation du processus historique du peuple dominé au moyen de l’usurpation violente de la liberté du processus de développement des forces productives nationales ». Certes, c’est là exprimer, dans une terminologie marxiste, des remarques sinon couramment admises, du moins non originales par elles-mêmes.

Le droit des peuples à leur propre histoire

Mais pour Cabral, ce n’est là qu’un point de départ en vue du développement de sa théorie de la libération nationale, théorie qui doit inspirer la pensée et l’action de tous les mouvements de libération nationale, que l’indépendance ait été acquise ou non. En effet, la libération nationale a la même signification quelle que soit la forme de domination : elle s’analyse en une libération du processus de développement des forces productives nationales de toute domination étrangère. C’est là une exigence fort légitime, car il s’agit du droit des peuples à leur propre histoire ; cette formulation du principe classique et fort ambigu du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est fort séduisante et, semble-t-il, tout à fait originale ainsi présentée. « Nous préférons être objectifs, précise Cabral, car pour nous, le fondement de la libération nationale, quelles que soient les formules adoptées au niveau du droit international, réside dans le droit inaliénable de chaque peuple à avoir sa propre histoire, et l’objectif de la libération nationale est la reconquête de ce droit usurpé par l’impérialisme, à savoir la libération du processus de développement des forces productives nationales ».

La libération, une révolution

Ce processus sera dès lors une mutation profonde du processus historique, et plus précisément du rapport de production : c’est une véritable révolution, au sens marxiste du terme. Et Cabral ne l’imagine pas non-violente. Dans des termes qui évoquent mutatis mutandis le style du « Manifeste du Parti Communiste », il conclut que « la voie unique et efficace pour la réalisation définitive des aspirations des peuples, c’est-à-dire pour l’obtention de la libération nationale, est la lutte armée ». Et cette voie ne peut qu’aboutir à l’instauration du socialisme : les conditions historiques actuelles font en effet « qu’il n’y a que deux voies possibles pour une nation indépendante : retourner à la domination impérialiste (néo-colonialisme, capitalisme, capitalisme d’Etat) ou adoption de la voie socialiste. »

Certes, Cabral n’aboutit à cette conclusion qu’après une longue analyse des conditions objectives et subjectives de cette révolution dans les pays colonisés et nouvellement indépendant ; elles sont fort différentes selon les situations. Dans un cas, c’est la nation – classe qui lutte contre le dominateur étranger ; dans l’autre, ce sont surtout les classes laborieuses qui engagent le combat « contre la bourgeoisie impérialiste et la classe dirigeante autochtone » [3]. L’enseignement de Lénine est là aussi très net, mais Cabral va plus loin en affirmant que « dans le temps, cette distinction, est à peine apparente ».

C’est donc au total une analyse fort cohérente que présente Cabral ; elle n’est pas entièrement nouvelle, mais reprend et prolonge, en les adoptant, les thèses léninistes sur l’impérialisme et les luttes nationales, tout en insistant davantage, nous semble-t-il, sur le caractère révolutionnaire de la libération, et le contenu social de la révolution . [4] Comme Lénine, et contre Rosa Luxembourg par exemple, il rejette l’« Européo-centrisme » révolutionnaire : les révolutions coloniales peuvent s’accomplir avant les révolutions métropolitaines, et même faciliter celles-ci (mais hélas, Amilcar Cabral ne pourra vérifier combien sa thèse était solide, au moins quant au Portugal !). L’on peut certes regretter que certains points n’aient pas été suffisamment approfondis (quel Etat, et quel socialisme par exemple) – mais peut-on exiger d’un révolutionnaire en action un exposé doctrinal de ce qu’il entreprendra lorsque le combat sera gagné, Lénine n’a-t-il pas lui-même dit qu’il n’a pu écrire le dernier chapitre de « l’Etat et la Révolution », mais qu’il l’a réalisé sur le terrain ; cette analyse nous paraît cependant présenter le double intérêt de constituer une intéressante recherche théorique là où régnait -souvent la logomachie, et de constituer l’« idéologie » d’un combat que l’auteur menait lui-même. Mais avant d’en arriver à ce point, il nous semble intéressant d’évoquer un autre .aspect des réflexions de Cabral.

Culture et libération nationale

La culture est l’un de ces thèmes qui font l’objet de controverses souvent passionnées (car l’homme, la société, la politique, sont directement en cause) mais rarement dénuées d’ambiguïté ; les définitions sont variables, et pas toujours nettement distinguées de l’idéologie, des expressions culturelles voire matérielles, etc. Les rapports avec le contexte social sont trop ou pas assez soulignés selon les auteurs. La pensée marxiste, du moins telle qu’exprimée par les « politiques », de ce point de vue est souvent décevante, soit qu’elle se réfugie dans le dogmatisme, soit qu’elle se borne à des généralités, (un homme comme Gramsci pourtant fait exception).

Or l’ouvrage de Cabral nous propose des textes consacrés à ces problèmes [5] ; il nous paraît intéressant de nous y arrêter quelques instants : car c’est l’occasion d’attirer l’attention sur une autre facette de la pensée de ce militant, mais aussi parce que l’on sait l’importance des problèmes culturels dans la pensée politique africaine.

Amilcar Cabral est certes très fier de la culture africaine : « L’Afrique, écrit-il, a su imposer le respect de ses valeurs culturelles. Elle s’est révélée comme étant même l’un des continents les plus riches en valeurs culturelles, de Carthage ou Guizeh au Zimbabwé, etc. ». Mais il tient à rester très objectif dans son analyse et d’abord dans la recherche d’une définition de la nation. « Il convient, dit-il, de soigneusement distinguer la culture de ses différentes manifestations dont les expressions sont variables, et ainsi d’éviter une conception trop « ethnologique ». La culture, dont il propose plusieurs définitions, se situe au niveau de la conscience individuelle et collective : c’est donc un certain état d’esprit, une certaine conception du monde, qui consiste en une « synthèse dynamique de la réalité historique, matérielle et spirituelle d’une société ou d’un groupe humain  » ; et c’est cette culture qui détermine l’identité du groupe considéré.

La culture, réalité sociale

La caractéristique fondamentale de la culture ainsi définie est donc « sa liaison intime, de dépendance et de réciprocité avec la réalité économique et sociale du milieu, avec le niveau des forces productives et le mode de production de la société qui l’a créée  ». C’est une « manifestation vigoureuse sur le plan idéologique ou idéaliste de la réalité matérielle et historique de la société » ou encore, en une image plus poétique, « elle est peut-être la résultante de l’histoire comme la fleur est la résultante d’une plante… Elle plonge ses racines dans l’humus de la réalité matérielle du milieu où elle se développe… ». Bref, la culture est donc une réalité sociale, dont le contenu résulte des caractéristiques de la société ou du groupe concerné, et notamment de ses structures socio-économiques et c’est elle qui imprègne la conscience des membres de ce groupe humain. De là résulte l’identité du groupe ; celle-ci est certes à la fois influencée par les données biologiques et sociologiques, mais ce sont ces dernières qui prédominent nettement,et plus particulièrement les structures sociales et économiques ; « nous pouvons affirmer que l’identité est en quelque sorte l’expression d’une réalité économique ».

Ainsi, malgré les nuances apportées, c’est globalement une conception matérialiste qui prédomine, et par là qui se situe dans le cadre de la pensée marxiste.

De là découlent diverses conséquences qui caractérisent la culture ; celle ci est d’abord un phénomène de masse : elle est profondément enracinée dans les masses populaires et imprègne globalement les différents individus.. Mais elle a surtout et plus précisément un « caractère de classe » ; la situation de chacune des couches sociales dans le processus de production l’articulation de ces différentes couches les statuts économiques et sociaux respectivement atteints déterminent des niveaux culturels différents : il convient par exemple de distinguer, dans les villes, les classes bourgeoises et laborieuses, (Cabral insiste particulièrement sur l’« aliénation culturelle d’une partie des élites urbaines) ; les populations rurales ont par ailleurs un niveau culturel différent, mais là aussi la variable des structures sociales introduit des nuances importantes (différente, par exemple entre les Balantes à structures horizontales et les Foulas à structures verticales, où il conviendra évidemment de tenir compte des hiérarchies, etc.). Bref, Cabral s’oppose aux généralisations trop larges, conteste les thèses tendant à démontrer l’existence des cultures raciales ou continentales (« une analyse objective de la réalité culturelle réfute l’importance de cultures raciales ou continentales »), et affirme que la culture « est une réalité sociale indépendante de la volonté des hommes, de la couleur de la peau, de la forme des yeux, ou des limites géographiques ».

Puis, bien entendu, la culture est évolutive, puisque conditionnée par des éléments matériels mouvants ; pas d’attachement sentimental donc aux valeurs ou institutions traditionnelles, manifestations culturelles correspondant à un certain stade d’évolution ; la société nouvelle, émergeant de bases matérielles en progrès constant, secrétera d’autres « produits » socio-culturels. Cabral donc, là aussi, s’éloigne de bon nombre de penseurs politiques africains qui estiment pouvoir utiliser certaines données sociales traditionnelles dans la construction nouvelle ; même N’Krumah avec « le communalisme » (l’on pense ici au rejet par Lénine des tentations populistes pour une utilisation du « Mir » russe dans la construction de la société socialiste), bref, Cabral affirme que l’identité dont il faut tenir compte est l’« identité actuelle » (dont le déterminant principal est l’élément sociologique) beaucoup plus que « l’identité originale ».

Mais l’influence est réciproque, et la culture, comme niveau, état de la conscience, présente évidemment un caractère dynamique, elle est facteur d’action. Produit de l’histoire, elle agit à son tour sur l’histoire ; « comme il arrive avec la fleur dans une plante, c’est dans la culture que réside la capacité, ou la responsabilité) de l’élaboration et de la fécondation du germe qui assure la continuité de l’histoire en assurant, en même temps la perspective de l’évolution et du progrès de la société en question ».

Domination coloniale et culture nationale

De cette analyse des caractéristiques de la culture, rapidement résumée ici, Cabral va tirer d’importantes conséquences sur le reste de la culture dans la libération nationale.

La domination impérialiste agit Sur la culture : « négation du processus historique du pays domine, elle doit nécessairement être la négation de son processus culturel », d’où l’oppression culturelle et la tentative de « liquidation direct et ou indirecte des données essentielles de la culture du peuple dominé » ; la politique dissimilation en a été une illustration tres nette.

Ces tentatives ont néanmoins échoué ; certes, elles ont eu un certain impact, notamment sur une partie des élites et de la bourgeoisie locale, aliénées culturellement. Mais, fondamentalement, la culture des masses n’a pas été atteinte, car les structures sociales n’ont pas été détruites (en Guinée, dit Cabral, plus de 99% de la population est restée en dehors de l’influence culturelle coloniale) ; plus même, la politique coloniale, dans ses contradictions, a souvent tenté d’utiliser la puissance des classes dirigeantes des hiérarchies traditionnelles (les chefferies par exemple) et par là a renforcé les structures sociales et la résistance culturelle – ce qui ne sera pas d’ailleurs sans poser de redoutables problèmes plus tard.

La libération nationale, acte de culture

Et c’est cette culture sauvegardée au niveau des masses populaires préservant leur identité qui va être l’âme du combat de résistance ; c’est à ce niveau, dans les profondeurs, que la culture va jouer un rôle dans la libération nationale, produit de culture, et seuls les peuples et les couches sociales qui ont conservé leur identité pourront avoir ce sursaut. Il est caractéristique en effet que la période de pré-indépendance ait souvent donné lieu à de nombreuses manifestations culturelles, note Cabral (à rapprocher de cette observation de Gramsci : « toute révolution a été précédée d’une intense activité de critique, de pénétration culturelle, d’imprégnation d’idées, s’exerçant sur des agrégats d’hommes au départ réfractaire. (Ecrits politiques, tl, p. 76, ed. Gallimard). Pourtant, Cabral nie l’intérêt du mouvement de « retour aux sources » ou de « renaissance culturelle », besoin de redécouvrir une identité propre aux couches assimilées, tendant « à résoudre leur complexe de frustration », mais étranger au euple qui a été préservé.

Et le mouvement de libération nationale va se fonder sur cette culture, et prendre appui sur les groupes ayant conservé leur culture. Non pas que la culture soit une arme de résistance en elle-même ; elle est davantage car condition de la résistance, et en même temps déterminante de la forme et des méthodes de lutte. Certes, tout n’est pas à prendre en bloc ; « l’appréciation correcte du rôle de la culture dans le mouvement de libération exige que l’on considère globalement, et dans leurs relations internes, les facteurs qui la définissent, que l’on refuse l’acceptation aveugle des valeurs culturelles sans tenir compte de ce qu’elles peuvent avoir de négatif, réactionnaire ou régressif, que l’on évite toute confusion entre ce qui est l’expression d’une réalité historique naturelle, et ce qui semble être une création de l’esprit, détachée de cette réalité, ou bien le résultat d’une nature spécifique, que l’on n’établisse pas une connexion absurde entre les créations artistiques, qu’elles soient valables ou non, et des prétendues caractéristiques psychiques et somatiques d’une « race ».

Si donc la culture influence profondément la lutte, celle-ci à son tour est « acte de culture » : par son résultat d’abord, qui est de libérer de la domination étrangère, mais aussi par son déroulement qui amène une modification des modalités et des comportements, qui opère des sélections dans les différents éléments de la culture, éliminant bien des tabous, faisant acquérir une certaine rationalité nouvelle. Par là, elle peut faciliter d’ailleurs une confluence des cultures des différents groupes, permettant de forger progressivement une culture nationale. Et ce qui importe, conclut Cabral, « ce n’est pas de perdre du temps dans des discussions plus ou moins byzantines sur la spécificité ou la non spécificité des valeurs culturelles africaines », mais « de procéder à l’analyse critique des cultures africaines… face à cette nouvelle étape de l’histoire de l’Afrique… et déterminer, dans le cadre général de la lutte pour le progrès, quelle est la contribution qu’elle a donnée et doit donner, et quels sontles apports qu’elle peut ou doit recevoir (dans le cadre de la civilisation universelle) ».

Au total, par ses bases d’analyse comme par les résultats de celle-ci, Amilcar Cabral se rattache sans conteste au courant marxiste ; mais il fait partie de cette race de marxistes tel Lénine ou Mao-Tsé-Tung pour qui l’important n’est pas la pureté dogmatique, mais l’adéquation des analyses à la situation afin de disposer d’une théorie qui soit une arme, car l’essentiel est la transformation de la réalité par l’action révolutionnaire.

II LE Marxisme-léninisme COMME MÉTHODE D’ACTION

Amilcar Cabral est en effet avant tout un homme d’action, il n’a développé son analyse théorique que pour déterminer les voies, les moyens du combat qu’il entend mener pour la libération de la Guinée ; plus exactement c’est dans le combat qu’il a défini sa ligne théorique et c’est pour le combat que celle-ci a été élaborée ; cette praxis est déjà par elle-même marxiste, mais elle l’est davantage encore par ses modalités, dans son contexte ; c’est en effet une méthode d’action révo1utionnaire, très proche par son allure de celle de Lénine, révolutionnaire s’il en fût, que Cabral a dessinée, à la fois par ses écrits et sa pratique ; il contraste ainsi avec les autres hommes politiques africains, fort peu révolutionnaires en ce sens dans l’ensemble, comme avec les autres marxistes africains dont l’action ne fut jamais aussi déterminante ou cohérente avec la pensée.

Et c’est cette méthode que nous voudrions ici, non analyser dans le détail, mais évoquer : il y a là en effet une très grande richesse que seules des études et des enquêtes approfondies pourraient mettre en relief. Nous nous proposons seulement d’esquisser quelques traits de l’action d’Amilcar Cabral, dans deux de ses aspects essentiels : la lutte révolutionnaire et la construction d’une société nouvelle.

La lutte révolutionnaire, une révolution sociale

Ses réflexions théoriques, élaborées après confrontation avec la réalité, ont amené Cabral, nous l’avons vu, à poser la nécessité d’une rupture révolutionnaire ; mais cette révolution, il entend la faire, et pour cela il en définit les modalités. L’on sait l’importance des problèmes que pose, pratiquement, la lutte révolutionnaire : quelle révolution faire ? avec qui l’obtenir ? comment la réaliser concrètement ? Bref, « que faire ? ».

S’inspirant nettement des révolutionnaires marxistes, il s’est efforcé de répondre, théoriquement et pratiquement à ces problèmes particuliers, sur la base du contexte guinéen ; il élabore ainsi un « modèle guinéen de la révolution », comme il y a un modèle chinois, un modèle cubain, un modèle d’Amérique latine (ou un essai, une tentative).

C’est donc une révolution, pour obtenir une véritable libération et non seulement l’indépendance juridique, et une révolution armée qui seule permettra la rupture nécessaire. Notons que Cabral, après avoir posé théoriquement la nécessité de la lutte armée, s’est efforcé, à plusieurs reprises, de justifier le recours à la lutte armée par des arguments pratiques et notamment le refus du gouvernement portugais de toute négociation ; de ce point de vue, le modèle guinéen, dans son application, ne vaut que dans le contexte précis où la « métropole » reste campée dans une position colonialiste figée.

Mais quel doit être le caractère de cette révolution ; révolution nationale, ou révolution sociale ? Le problème de la révolution dans les pays dominés (colonies – semi-colonies…) a fait l’objet de longs développements dans la pensée marxiste ; Lénine a préconisé, avant 1917, d’abord une révolution nationale menée par une alliance de toutes les couches nationales de la société, contre la domination étrangère, quitte à ce que le combat social se déroule dans un second temps. Staline et Mao-Tsé-Tung eux aussi, sous l’influence du Komintern, ont nuancé le schéma avec la notion « de révolution de démocratie nouvelle » réalisée par le « Bloc des quatre classes » (paysans-ouvriers – petite bourgeoisie – bourgeoisie nationale) ; mais cette révolution nationale procédait déjà de la révolution prolétarienne mondiale du fait de son caractère anti-impérialiste. Elle n’en avait pas pour autant un caractère socialiste. Mao-Tsé-Tung, il est vrai, a très vite amorcé le passage du socialisme.

Mais la situation africaine, et surtout celle de la Guinée Bissau, est particulière et rend impraticable l’étape de la démocratie nationale non sociale ; en effet, ce stade dans l’évolution des sociétés suppose l’existence d’une « bourgeoisie nationale » capable de participer à la révolution et d’entreprendre un développement autonome.

Or, tel n’est pas le cas, dit Cabral, comme on l’a vu ; il n’y a pas de véritable bourgeoisie nationale, et une démocratie nationale, entreprenant un développement de type capitaliste (ou non socialiste) serait forcément inféodée à l’étranger. De ce fait, il convient donc de donner immédiatement un caractère social à la révolution entreprise.

Le problème de la classe révolutionnaire

A ce problème, auquel Cabral propose donc une solution originale, est lié un second : qui dirigera le combat ? Quelle est la classe capable de mener une lutte véritablement révolutionnaire ? Là aussi, Cabral sera fidèle à sa ligne directrice, déjà citée : la lutte doit avoir comme base fondamentale la connaissance de la réalité. Cela l’amènera à proposer et pratiquer des méthodes originales.

L’on se souvient des démêlés de Mao Tsé-Tung avec son propre parti et avec le Komintern à ce sujet, aussi bien en ce qui concerne l’alliance avec la bourgeoisie (le problème du Kuomin-tang), que le caractère révolutionnaire de la paysannerie et le rôle dominant du prolétariat. Les positions ont souvent varié, tant il était difficile à cette époque d’adapter la théorie à la réalité ; et Mao-Tsé-Tung, en fait, contrairement à ce que préconisait Staline, misait sur le caractère révolutionnaire de la paysannerie pour réussir dans son entreprise. Des révolutionnaires d’Amérique Latine comme le « Che » Guevara n’agiront pas autrement. Frantz Fanon lui-même affirmait que la paysannerie est une classe révolutionnaire, c’est-à-dire capable par elle-même à la fois de prendre conscience de la nécessité de la lutte et de mener le combat.

Solution séduisante pour l’Afrique noire, où en l’absence d’une véritable classe ouvrière (« elle n’est qu’un embryon en voie de développement » écrit Cabral) la paysannerie constitue l’essentiel de la population. D’où l’interrogation : « La question de savoir si la paysannerie représente oui ou non la principale force révolutionnaire est d’une importance capitale » . [6] Pour y répondre, il se livre, à plusieurs reprises à une analyse sociale de toutes les couches de la population, appuyée sur une expérience des contacts acquis. Et cela l’amène à conclure que, si la paysannerie est la classe sans doute la plus exploitée, bien que ce soit elle qui fasse vivre le pays par son travail, donc la plus intéressée objectivement par la lutte, ce n’est pas la classe la plus importante historiquement : elle n’est pas révolutionnaire. « Nous savons… d’expérience combien il nous a coûté de l’inciter à la lutte (…). En Guinée, à part certaines zones et certains groupes qui nous ont fait, dès le début, un accueil favorable, nous avons dû, au contraire des communistes chinois, conquérir leur appui à la suite d’ efforts tenaces » . [7]

En vérité, affirmera Cabral, c’est ailleurs qu’il faut chercher : la classe principale, du point de vue historique, est constituée par les salariés, ou d’une façon plus large, par la petite bourgeoisie africaine ( employés de commerce ou des administrations surtout). C’est cette classe, ou cette couche sociale (Cabral emploie tantôt une formule, tantôt l’autre) qui présente le double caractère d’être apte techniquement à utiliser les instruments de l’Etat, à diriger l’appareil, et d’être capable de conscience révolutionnaire car c’est elle qui, par sa situation et ses rapports avec la domination coloniale, prend conscience le plus rapidement du besoin de se libérer ; et d’ailleurs pratiquement, « s’il n’y avait pas tout ce monde des villes – menuisiers, mécaniciens, chauffeurs, travailleurs des bateaux, des transports qui ont été les premiers à faire grève, ingénieurs ou employés qui ont abandonné les Portugais pour s’adonner au travail militant – comment se présenterait la lutte ? Y aurait-il une lutte armé ? » (Idem p. 157).

C’est donc dans cette couche sociale de la petite bourgeoisie que se recruteront les cadres et les militants de la révolution. Certes, ce n’est pas sans danger ; « n’étant pas directement incluse dans le processus de production, la petite bourgeoisie ne dispose pas de bases économiques lui garantissant la prise du pouvoir » ; elle ne peut être classe dirigeante par elle-même, au sens marxiste du terme, et n’a de choix, « pour maintenir le pouvoir que la libération nationale met entre ses mains  », que dans l’alternative suivante : « Laisser agir librement ses tendances naturelles d’embourgeoisement… et nier la révolution en se ralliant nécessairement au capital impérialiste », ou « renforcer sa conscience révolutionnaire, …s’identifier aux classes laborieuses. Cela signifie que, pour remplir parfaitement le rôle qui lui revient dans la lutte de libération nationale, la petite bourgeoisie révolutionnaire doit être capable de se suicider comme classe, pour ressusciter comme travailleur révolutionnaire, entièrement identifiée avec les aspirations les plus profondes du peuple auquel elle appartient » . [8]

C’est donc une lutte, reposant principalement sur la paysannerie appuyée par les salariés des villes, mais dirigée par la petite bourgeoisie, que préconise Amilcar Cabral, tout en restant parfaitement conscient des problèmes qui se poseront après la victoire (« le suicide d’une classe n’est jamais chose facile, l’expérience le prouve »). Loin du romantisme révolutionnaire, comme du dogmatisme, il s’est efforcé, compte tenu de l’expérience, de définir ainsi les bases sociales de son combat, dans des formes qui ne sont pas parfois sans rappeler certaines pages classiques du marxisme – léninisme (sur le rôle des intellectuels, par exemple). Restent à établir les modalités de ce combat.

Les modalités de la lutte : une lutte armée

De nouveaux problèmes se posent dès lors, qui mettent en cause là aussi théorie et pratique, et divisent les révolutionnaires : comment mener pratiquement le combat révolutionnaire armé (lien entre les villes et les campagnes) ? à qui incombe la direction (rôle du parti) ? quels liens conserver avec les masses ? etc. De même que Lénine avait défini la stratégie et la tactique de la révolution prolétarienne, et complété par là la pensée de Marx, de même Mao-Tsé-Tung, Guévara (voire Regis Debray), confrontés à ces questions, ont apporté autant de réponses, différentes certes, mais qui contribuent à enrichir la « pensée politique marxiste ». Et là aussi l’apport d’Amilcar Cabral est appréciable, bien que pas toujours facile à dégager, tant sont fréquentes les variations, les difficultés de faire concorder théorie et pratique.

Ainsi pour la lutte armée elle-même ; difficilement praticable dans les Iles du Cap-Vert, impossible dans les villes, bien que la résistance n’y soit pas négligée, c’est dans les zones rurales qu’elle va naturellement s’engager. Mais les masses rurales sont naturellement méfiantes ; aussi une longue préparation technique et psychologique a-t-elle évidemment précédé son déclenchement ; car, pour Cabral, il n’était pas question d’engager la lutte armée aussi longtemps que la base, non révolutionnaire, n’en comprenait pas le sens et n’y adhérait pas . [9] On voit là directement le lien entre l’analyse et la pratique, et le caractère révolutionnaire mais réfléchi du militant. La conception générale de la lutte est connue, et ne mérite pas ici de longs commentaires [10] : développement de la guérilla rurale et encerclement progressif des villes tenues par les garnisons portugaises. La libération des zones de plus en plus vastes procurera autant de bases, où d’ailleurs s’édifie progressivement la nouvelle société ; l’organisation militaire comporte trois éléments essentiels : les milices paysannes des zones libérées, chargées de l’auto-défense contre les incursions ennemies, les guérilleros d’implantation territoriale dans les zones libérées ou non (si les conditions sont favorables), avec la mission principale de la défense des populations libérées et du harcèlement des forces ennemies, les forces armées proprement dites (les F.A.R.P.), mobiles sur tout le territoire, chargées de missions particulières d’attaque ou de défense en liaison avec la guérilla, dont la force est la principale garantie de la victoire sur l’ennemi [11]. Tout cela ne va d’ailleurs pas sans mal, à maintes reprises, Cabral insistera sur la nécessité de la combativité et de l’esprit d’initiative de ses troupes.

Politiques et militaires

Le problème de la direction de la lutte est évidemment essentiel. Est-ce le parti, comme l’affirmait Mao- TséTung, ou au contraire la guérilla elle-même, maîtresse de la direction politique comme dans la théorie du « Foco » élaborée en réaction contre la tentation du parti urbain dirigeant à composer (comme l’a montré l’exemple vénézuelien), et systématisée par Regis Debray (à laquelle l’auteur semble encore attaché, (cf. son récent roman « l’Indésirable »), ou la lutte combinée ville-campagne de Douglas Bravo [12] ?

En réalité, Cabral, qui n’est pas un militaire, bien qu’il soit un combattant, privilégie la lutte politique, qui est l’aspect essentiel ; la lutte armée, capitale certes, n’est qu’un moyen pour arracher la victoire : « Nous sommes militants, pas militaristes ». D’où l’affirmation constante de la primauté du parti, qui assure la direction du combat à tous les niveaux : la guérilla, dans chaque aire territoriale, est soumise à l’organisme du parti dirigeant. Cette aire (zone, région, etc.), les unités des forces armées sous commandement militaire, sont directement subordonnées au comité inter-régional du parti, le tout étant sous les ordres de la direction supérieure du parti.

Mais ce dernier, à son tour, est plongé directement dans la lutte armée ; en effet, dans le souci d’éviter des conflits comme ceux qui sont survenus en Algérie après l’indépendance, du fait de la scission entre les combattants et le gouvernement provisoire implanté à l’étranger, la révolution guinéenne, bien qu’ayant des bases étrangères, a toujours refusé de créer un gouvernement à l’extérieur. (« Pas de gouvernement provisoire ou en exil » !). Bref, dira Cabral, « le problème ne se pose pas chez nous de savoir si les forces armées valent mieux que le parti. Le Parti et les forces armées ne font qu’un, parce que les forces armées sont un élément de notre parti. Tout comme les comités interrégionaux, régionaux, les comités de zones, les villages, etc. sont un bras du parti, les forces armées sont l’autre bras (…). Celui qui n’a pas compris cela, qui arrive parmi nous avec des manies de militarisme est perdu dans notre Parti : il n’a rien compris ». (La pratique révolutionnaire, p. 76). Et il semble bien que ces formules, courantes, aient parfaitement résumé la situation réelle d’un mouvement poursuivant parallèlement le double but de la libération territoriale et de la construction d’une nouvelle société. En témoigne également le souci constant d’un rapport direct avec les masses populaires.

Un parti d’avant-garde ?

Autre problème important dans la lutte révolutionnaire : le Parti. Quelle est sa conception, quel va être son rôle, quels rapports va-t-il entretenir avec les masses ? Autant de questions auxquelles Cabral va proposer des réponses où l’inspiration marxiste et surtout léniniste est assez sensible, tout d’abord dans la conception d’un parti d’avant-garde, nécessaire pour mener un combat lucide, c’est-à-dire d’un parti composé de militants sélectionnés et convaincus, ayant la mission d’éclairer le chemin, d’indiquer la voie à suivre, bref de vouloir pour une masse encore incapable de voir par elle même. Des justifications propres à la situation guinéenne sont avancées, mais sont-elles tellement différentes de celles qui ont amené les principaux leaders marxistes à préconiser cette conception ?

La raison essentielle réside en l’absence de classes révolutionnaires (ouvrière ou prolétariat rural), capables de vigilance et de clairvoyance. « Le caractère généralement embryonnaire des classes laborieuses, et la situation économique sociale et culturelle de la force physique la plus importante de la lutte de libération nationale – les paysans – ne permettent pas aux deux forces principales de cette lutte de distinguer, par elles mêmes, la vraie indépendance nationale de l’indépendance politique factice. Seule une avant-garde révolutionnaire, généralement une minorité active, peut donner conscience dès le début de cette différence et la porter, à travers la lutte, à la connaissance des masses populaires » [13]. C’est l’affirmation classique du caractère spontanément « trade-unioniste » du prolétariat, et de la nécessaire intervention d’une organisation de « révolutionnaires professionnels » selon Lénine, seule capable de mener la révolution jusqu’au bout, et instrument matériel nécessaire à la lutte victorieuse.

Mais Cabral insiste plus avant sur la justification de cette avant-garde et ses rapports, théoriques, avec le peuple. En effet, pour lui, le parti a pour mission d’exprimer la volonté profonde du peuple, et s’identifie à lui. Car, dit-il, il ne faut pas confondre peuple et population ; si la population englobe la totalité des habitants, le peuple se caracterise par sa conscience collective, par la perception de son identité et de son devenir historique, il se « définit par rapport à la ligne maîtresse de l’histoire de sa société, par rapport aux intérêts suprêmes de la majorité de cette société ». Et, plus concrètement, « est de notre peuple celui (…) qui veut ce qui correspond à la nécessité fondamentale de l’histoire de notre pays : en finir avec la domination étrangère ». Le peuple est donc une nation active, militante. Et par suite, « le premier, l’authentique membre du peuple de notre pays y est la direction de notre parti qui défend les intérêts du peuple, et qui a été capable de créer ce mouvement pour les défendre » [14].

Considérée abstraitement, la logique du raisonnement peut surprendre, et cette conception du peuple amener un froncementdes sourcils. Même d’un point de vue théorique, de telles affirmations ne sont pas sans danger, et ne sont pas sans rappeler la conception stalinienne du parti. Dans le cadre d’une révolte contre une domination coloniale aveugle s’exerçant sur une population peu développée, au contraire, cette conception se comprend beaucoup mieux, surtout si l’on considère qu’il s’agit là d’une nécessité de fait, que les exigences de l’action vers une véritable libération ne sont pas immédiatement perceptibles à la majorité de la population, bien qu’il s’agisse là de son intérêt profond, que seule une minorité consciente et agissante est capable par son action et son travail information, de dégager la voie. Après tout, bien que cela soit discute, l’on peut tres bien estimer que Lénine, acteur et théoricien de la révolution bolchevique, a été trahi par Staline, bâtisseur et théoricien de l’Etat soviétique

Le rôle du parti et les masses

Dès lors, le parti va être constitué des meilleurs, des hommes ayant pris conscience de la nécessité de la lutte, et capables de le montrer dans l’action. N’y entre pas qui veut : ce n’est pas « un club de football, où l’on paie sa cotisation pour aller applaudir », il faut donner des preuves que l’on mérite d’y entrer, et adhérer au programme arrêté. Le parti va être organisé selon les méthodes les plus strictes : la direction est collective, le centralisme démocratique de rigueur, la critique et l’autocritique des principes de bonne moralité [15]. Car son rô1e est évidemment primordial : à lui incombe la responsabilité de la lutte révolutionnaire, c’est-à-dire à la fois la direction et la réalisation du combat, la nécessaire mobilisation des masses, et la construction de la nouvelle société. Et, dans cette perspective, un lien constant avec les masses est indispensable ; le parti ne peut évidemment rien sans elles, mais celles-ci sont condamnées à l’inertie sans lui. D’où l’insistance sur le travail politique auprès des populations, par des réunions populaires fréquentes dans les zones libérées, par un travail clandestin dans les régions occupées par l’ennemi, afin de mobiliser, mais aussi d’ouvrir et de transformer. D’où le mot d’ordre de faire participer les masses au combat, à tous les niveaux. D’où la nécessité d’être au service du peuple, de participer aux tâches de la population, d’améliorer les conditions matérielles, car, lucide, Cabral sait bien que l’on ne convaincra que ceux qui y perçoivent leur intérêt. Ainsi, si théoriquement sa conception du parti parait assez léniniste, des nuances importantes sont à ajouter ; et pratiquement l’ouverture du parti (adhérait qui s’engageait dans le combat), comme son fonctionnement concret, lui donnaient une coloration particulière.

La création progressive d’une société libérée

Ce dernier aspect de l’œuvre de Cabral est évidemment capital ; le combat, la révolution n’ont qu’un but : créer une autre société, libérée de toute domination extérieure et engagée vers la réalisation du socialisme. Et c’est là, concrètement, que tout se joue, et l’on sait les difficultés rencontrées par les expériences socialistes.

Certes, Cabral est mort trop tôt ; après lui, tout est allé très vite, puisque les siens proclamèrent unilatéralement la création de la République en septembre 1973 (mais le « scénario » avait déjà été prévu en 1972), et que l’évolution métropolitaine, contrecoup pour une bonne part des événements ultra-marins, aboutit au dégagement portugais une année plus tard. Depuis déjà plus d’un an, l’équipe du P.A.I.G.C. est à l’œuvre ; il serait intéressant d’étudier les principales orientations de la jeune république, et l’influence que peut encore avoir Amilcar Cabral [16]. Mais tel n’est pas ici notre propos, faute d’une documentation suffisante, Cabral, avant sa mort, s’était déjà appliqué à définir la voie à suivre, c’est-à-dire le type de société vers quoi tendre et les structures à mettre en place. Certes, il est difficile d’en dégager une esquisse, à peine tracée, dans certains de ses écrits [17]. Mais comme récrivait Basil Davidson (op. cit. p. 151), Amilcar Cabral s’était fixé deux « impératifs négatifs » : éviter l’application d’une doctrine révolutionnaire élaborée à l’étranger, éviter aussi le gouvernement par une élite et la dictature administrative. C’est donc essentiellement dans la pratique, c’est-à-dire dans l’organisation progressive des zones libérées, que l’on peut avoir un aperçu de la société nouvelle ; ce ne peut être bien sûr qu’une ébauche, la poursuite de la guerre comme la particulière mobilisation populaire rendant les conditions particulières, et Cabral, toujours lucide, avait bien conscience des différends qu’il rencontrait. Mais une ébauche déjà fort avancée [18] puisque des élections générales avaient pu se dérouler au cours de l’Eté 1972.

Cabral en effet entendait « faire la Révolution en combattant », c’est-à-dire édifier progressivement la nouvelle société vers laquelle il tendait tout en poursuivant la lutte armée ; ce lien essentiel, dont on a pu retrouver l’équivalent en Chine ou au Vietnam de la guérilla, est, pour Cabral, une condition de la nécessité de la lutte, car, affirme-t-il souvent, « le peuple ne combat pas pour des idées, pour les choses qui sont dans la tête d’un autre. Il lutte pour gagner des biens concrets, pour vivre mieux et en paix, pour voir sa vie s’améliorer » (directives politiques, 1965), Et cette nouvelle société sera toute différente, bien entendu, de l’ancienne société coloniale ; il n’est pas question de se borner à substituer aux fonctionnaires coloniaux des nationaux, il comporte au contraire de rompre avec le passé et reconstruire du nouveau, de renouer donc avec le développement historique propre de la société guinéenne ; et deux pans en seront les principales constituantes : un socialisme propre, autonome comme mode de développement socio-économique, une démocratie révolutionnaire comme structure d’encadrement et de mobilisation populaires.

Un socialisme autonome

Les contours précis de la société socialiste à construire n’ont jamais été définis de façon complète ; il n’y a d’ailleurs là rien d’étonnant. Seuls quelques principes, quelques grandes lignes ont été annoncés ; en revanche, il est certain que bien des éléments en ont été préparés de longue date, sur la base de réflexions à partir des expériences des nouveaux Etats que Cabral a pu méditer, et par des expérimentations « sur le terrain » dans les zones libérées.

L’idée première réside dans la rupture avec la domination extérieure, enfin de permettre un développement autonome des forces productives nationales. Pour Cabral, ingénieur agronome qui a eu l’occasion d’étudier en détail les caractéristiques de l’agriculture guinéenne, l’agriculture est évidemment la base fondamentale de l’économie de la Guinée. Or un accroissement de la production agricole est parfaitement réalisable. Dès 1959, il avait esquissé un programme [19] ; et dans les zones libérées, avec des moyens réduits, il avait pu constater des progrès appréciables. Cela suppose certes, une modification progressive des méthodes et des mentalités, et un encadrement par des structures nouvelles. A partir de là, édifier un ensemble cohérent, intégré, sur la base de petites entreprises industrielles adaptées aux besoins de la population et aux ressources locales, mais surtout supprimer totalement l’ « extraversion » de l’économie ; il convient en effet absolument de ne plus être assujetti aux marchés extérieurs. L’aide étrangère, certes, est et sera nécessaire, mais là aussi une « éthique » est préconisée afin d’éviter la dépendance.. ; « Nous acceptons toutes sortes d’aides, d’où quelles viennent, mais nous ne demandons jamais à n’importe qui l’aide que chacun peut apporter à notre lutte. C’est là notre éthique de l’aide » [20].

Il s’agit aussi de rompre avec l’exploitation. « Nous voulons, affirme Cabral, que plus jamais nos peuples ne soient exploités, pas seulement par des impérialistes, pas seulement par les Européens, pas seulement par les gens de peau blanche, parce que nous ne confondons pas l’exploitation ou les facteurs d’exploitation avec la couleur de peau des hommes ; nous ne voulons plus d’exploitation chez nous, même pas par des Noirs » [21]. Pour cela, collectivisation des moyens de production et fin des rapports marchands. Les zones libérées permirent d’en faire l’expérience : des organisations coopératives doivent encadrer la production, les « magasins du peuple » se substituer au système de la traite coloniale, en achetant les surplus de production et en offrant les articles nécessaires aux paysans (de consommation ou de production). On avait même été jusqu’à supprimer totalement l’instrument monétaire, afin de gommer tout caractère marchand ; le troc (production paysanne contre article d’approvisionnement) avait été réintroduit. C’était ambitieux, trop sans doute, et la monnaie a été réintroduite après l’indépendance, provisoirement au moins.

Enfin l’assise, l’âme de cette entreprise trop rapidement présentée, réside dans la base populaire de l’édifice : une masse essentiellement paysanne, qu’il s’agit de soigner et d’éduquer (Cabral avait fait instaurer, dans les zones libérées, plus d’écoles et de dispensaires qu’il n’en existait durant la période coloniale) [22], et surtout de mobiliser dans des structures fonctionnant avec leur participation. Car rien de décisif ne pourra se faire sans le peuple, dont il faut obtenir l’adhésion active, qu’il convient d’amener à une nouvelle conscience collective. D’où l’accent sur la transformation des esprits, la reconversion des mentalités, d’où les efforts incessants pendant les combats, pour associer et intéresser les populations. D’où surtout la mise en place de structures socio-politiques nouvelles.

La démocratie révolutionnaire

Là aussi, la rupture avec la structure antérieure est complète ; l’appareil politico-administratif colonial doit être détruit (et non simplement adapté aux circonstances nouvelles), et remplacé par des structures entièrement nouvelles, dans leur organisation comme dans leur esprit ; l’engagement de ne plus reconstituer de ministères à Bissau même en est un peu le symbole. Et comme tout mouvement révolutionnaire de libération nationale triomphant, c’est une démocratie militante et populaire qui doit être mise en place. Là, l’on dispose de documents beaucoup plus précis, car, comme l’on sait, les structures du nouvel Etat ont été définies dès 1971, et mises en place en 1972. L’on peut considérer, bien que l’état de guerre imposât alors des sujétions importantes, qu’elles exprimaient assez bien les idées d’Amilcar Cabral en la matière.

Il s’agit d’une démocratie militante, rompant avec les principes de la démocratie libérale à l’occidentale (mais quelle nation nouvellement indépendante les a repris ?) Encadrée par le « parti d’avant-garde », elle doit être animée d’un esprit nouveau sur lequel insiste beaucoup Cabral ; esprit prométhéen certes, car il s’agit de créer un monde nouveau, esprit militant surtout où les valeurs morales sont exaltées (vérité, dévouement, sacrifice, abnégation, respect du peuple, etc. [23].

Une « démocratie paysanne »

C’est aussi une démocratie populaire, où l’assise est essentielle. Il faut construire d’en bas, dans la campagne, afin d’obtenir une structure solide et profondément enracinée. Très tôt, le projet avait été élaboré d’édifier une nouvelle administration très décentralisée. Ainsi, disait Cabral, « d’une façon générale, nous pensons que toutes les décisions concernant les structure de cette administration nouvelle doivent être prises en fonction des besoins et de la situation de la masse paysanne qui forme la plus grande partie de notre peuple. Aussi il ne devra plus y avoir ces chaînes de commandement datant de la période coloniale : les gouverneurs de province et autres. Nous ne voulons copier aucune structure de ce genre. Surtout, nous voulons décentraliser autant qu’il sera possible »  [24].

L’auto-administration des collectivités de base en est un atout important, si l’on veut éviter la contrainte et obtenir la participation. D’où ce réseau semé de comités de villages qui s’est étendu progressivement dans les zones libérées, dont les responsables étaient de plus en plus élus, et que l’on encourageait à développer les initiatives, prendre des responsabilités accrues dans tous les domaines. C’est l’aspect « démocratie paysanne » qui a frappé certains observateurs d’ailleurs, on se rend compte de plus en plus, actuellement, que c est là le secret de l’adhésion populaire dans les pays en voie de développement, et surtout en Afrique noire (comme le prouvait déjà l’expérience tanzanienne, comme s’y engagent de nombreux Etats, Guinée-Conakry, Madagascar, Sénégal etc.). Cabral a voulu commencer par là mais il est certain que l’extension de cette structure aux zones toujours occupées par les troupes portugaises, et surtout sa transposition dans les villes, posent beaucoup de problèmes actuellement.

A partir de là, l’édifice s’est élevé, comprenant notamment les consuls généraux , et coiffé d’un système de gouvernement du type « conventionnel », cher à tous les révolutionnaires. Ainsi les membres de l’Assemblée Nationale populaire, dont émaneront les organes exécutifs nationaux, sont désignés par les conseillers régionaux élus au suffrage universel secret. Le détail de ces structures est exposé dans l’ouvrage de Cabral (La pratique révolutionnaire, chap. 5, l’Etat de Guinée-Bissau, suivi d’une annexe signée Amilcar Cabral présentant les détails de l’organisation électorale), et il est intéressant d’en souligner quelques traits.

Le système électoral de 1972 et l’assemblée nationale populaire

En effet, le système électoral est conçu pour permettre la désignation des éléments les plus précieux pour l’édification de l’Etat, mais aussi pour assurer un réel contrôle de la base populaire : entreprise difficile si l’on songe qu’en 1972 la guerre faisait encore rage, mais que Cabral a voulu tenter pour donner une base solide à l’Etat qui devait être proclamé unilatéralement en Septembre 1973. Dès lors, l’on comprend que des conditions soient posées pour être électeur (tout citoyen guinéen âgé de 17 ans au moins, à l’exception des « collaborateurs » et des mauvais citoyens) ou éligible (être âgé de 18 ans au moins, avoir une activité précise et surtout être engagé à la fois dans la « cause », dans la lutte et dans la production). La première phase du processus électoral destinée à désigner les conseils régionaux fait participer directement la base, qui doit choisir les candidats des différentes circonscriptions (23 circonscriptions de 6 à 18 représentants dans les zones libérées et les fronts, 5 circonscriptions dans les zones occupées dont les représentants seront provisoirement désignés) ; les listes uniques de candidats doivent être approuvées dans le cadre de réunions publiques ou de comités de bases du parti. Après quoi, les électeurs sont invités à approuver ou rejeter les listes (sur plus de 87.000 inscrits, 91 % approuvèrent). Cette première phase, précédée d’une vaste campagne d’explication, dura environ huit mois.

Puis les 273 conseillers régionaux désignèrent en leur sein les représentants à l’Assemblée Nationale populaire (à l’exception des régions occupées), répartis là encore entre les différentes circonscriptions. Les candidats sont choisis après délibération au sein des conseils, étant précisé que 2/3 d’entre eux doivent être issus des masses populaires [25], et 1/3 seulement des cadres militants du parti ; l’élection se fait à main levée. Au total, un système, qu’il convient de comprendre dans le contexte où il a fonctionné, intéressant surtout parce qu’il s’agissait de la première consultation électorale populaire.

Et c’est l’assemblée ainsi élue qui devait, selon un des derniers messages d’Amilcar Cabral prononcé le 1er janvier 1973 [26], accomplir « la première mission historique qui lui incombe : la proclamation de notre Etat, la création d’un exécutif pour cet Etat, et la promulgation d’une loi fondamentale – la première constitution de notre histoire – laquelle sera la base de l’existence active de notre nation africaine ». C’est donc une assemblée souveraine représentant la nation guinéenne, qui reçoit les pouvoirs constituant et législatif, et doit être l’organe le plus élevé de l’Etat. Et c’est elle qui réalisera le coup de maître imaginé par Cabral, qui a tant démoralisé les troupes portugaises paraît-il : la proclamation, le 24 Septembre 1973, de l’Etat de Guinée-Bissau, Etat « qui a une partie de son territoire national occupé par les forces armées étrangères » [27].

Au total, ce que propose Amilcar Cabral, c’est l’instauration d’un système propre à la Guinée, et non pas un modèle recopié. Ses bases d’analyse sont évidemment marxistes, ses méthodes d’action également inspirées d’une praxis marxiste-léniniste, mais le but est national et autonome, conçu pour être adapté au contexte guinéen. Il ne s’agit pas de s’engager vers un « socialisme africain » selon l’expression généralement admise, qui se singularise par une spécificité résultant des constantes propres à la société africaine ; cette expression n’apparaît nulle part dans les écrits de Cabral, ni les préoccupations qui la sous-tendent, pas plus d’ailleurs que le qualificatif de marxiste ou communiste. Car Cabral, semble-t-il, ne cherche pas tant à qualifier qu’à édifier à partir d’une matière première qu’il connaît parfaitement et dans une perspective qu’il a lui même dégagée en utilisant les conceptions marxistes.

Certes, il savait que la tâche serait rude, les obstacles extérieurs (le néocolonialisme en progrès) et intérieurs (les structures socio-économiques existantes) puissants, et l’on peut se demander si la « démocratie paysanne » et l’autarcie économique ne risquent pas de perdre quelques couleurs après l’indépendance. Mais, et c’est là l’un des traits qui frappent le plus à la lecture de ses textes, Cabral était foncièrement optimiste, ou plutôt confiant dans l’avenir de son pays, de cette confiance qui résulte d’une activité militante intense. Et les événements considérables qui se sont rapidement succédés après sa mort paraissent, jusqu’à présent, ne l’avoir en aucun point démenti.

[] L’ouvrage publié chez Maspéro en 1975 comporte deux volumes (I, l’arme de la théorie. II, la pratique révolutionnaire). Compte rendu de l’ouvrage par Jean-Pierre Colin in « Annales Africaines 1974 » (Publication de la Faculté de Droit de Dakar).

[2] Particulièrement développé dans une intervention faite lors de la première conférence « tricontinentale qui s’est tenue à Cuba en 1966, texte sans doute le plus élaboré et le plus intéressant de ce point de vue (L’arme de la théorie. P. 282. Toutes les citations qui suivent en sont extraites).

[3] Voir, pour les détails d’une analyse que nous ne pouvons reprendre ici, « L’arme de la théorie », pp. 297 – 303.

[4] Voir, à cet égard, le texte du discours prononcé par Cabral à Alma-Ata en 1970 (« Lénine et la lutte de libération nationale ») in l’Arme de la théorie p. 305 et suivantes ; les citations qui suivent en sont tirées.

[5] « Libération nationale et culturelle », conférence prononcée à l’Université de Syracuse (E.U.), en 1970 et « le rôle de la culture dans la lutte pour l’indépendance », 1972, ln l’Arme de la théorie », p. 316 et suivantes.

[6] L’Arme de la théorie, p. 142 – Citation extraite d’un texte de 1964 intitulé : brève analyse de la structure sociale de la Guinée « portugaise »,

[7] Sur le problème de la base sociale de la lutte, comme la nécessité d’une mobilisation, voir l’article de Jeanne Makédonski.

[8] Toutes ces dernières citations sont extraites du discours de la Havane déjà cité, « l’Arme de la théorie », p. 301 et suivantes.

[9] La mobilisation des masses rurales ne se fit pas sans mal ; il fallut une somme de confiance, de patience et de conviction hors du commun pour parvenir aux résultats atteints par Cabral (cf. B. Davidson. « Dans les maquis de Guinée Bissau ». Le Monde Diplomatique, Fév. 1973). Par là se trouvaient infirmées les théories de la spontanéité révolutionnaire des paysans, ou les conceptions selon lesquelles il suffisait d’implanter une base de guérilla pour entraîner l’adhésion des masses.

[10] (10) Voir par ex. Basil Davidson, « Révolution en Afrique, la Libération de la Guinée Bissau » – Seuil 1969 (avec une préface de A. Cabral) ou G. Chaliard, « Lutte armée en Afrique », Maspéro 1967.

[11] Voir in « La pratique révolutionnaire » le chapitre III, comprenant un ensemble de réflexions : théorie et pratique de la connaissance de la guérilla, publié en 1965, et chapitre II, constitué de rapports de synthèse annuels sur la situation du combat de 1964

[12] Cf. l’ouvrage « Les Marxistes et la politique », Puf 1975, de F. Châtelet, E. Pisier, Kouchner et J.M. Vincent, P.532 et suivantes.

[13] « L’Arme de la théorie », p. 298. Ce texte date de 1966, et sur ce point a été confirmé par des écrits de 1969. Il ne paraît donc pas exact de dire, comme J. Ziegler (p. ex. in «  Le Nouvel Observateur » du 18 mars 1974) que le P.A.I.G.C. était plutôt un mouvement social (au sens de Alain Touraine qu’un parti d’avant-garde. La préoccupation d’une adhésion et d’une participation populaires est autre chose.

[14] « L’Arme de la théorie », pp. 239 et 240.

[15] Sur tous ces points, voir « la pratique révolutionnaire », notamment p. 218 et suivantes.

[16] Il semble bien que l’équipe dirigeante s’efforce de suivre très fidèlement les directives de Cabral depuis sa disparition. Voir p. ex., Jeanne Makédonski, art. cité, « Revue Française d’Etudes Politiques Africaines » Sept. 1974, et B. Davidson, «  Naissance d’une démocratie africaine », Monde diplomatique, octobre 1974. Mais, pour le moment, l’essentiel des préoccupations est de parer au plus pressé et de dresser les inventaires nécessaires.

[17] En effet, le recueil des œuvres de Cabral, publié après sa mort et après l’indépendance, ne contient pratiquement aucun texte relatif à la description de la période post-révolutionnaire. On le comprend d’ailleurs assez bien. De même, les programmes élaborés lors du Congrès du P.A.I.G.C. sont des programmes « minimum », conçus pendant la guerre où l’impératif était la lutte armée. Ce n’est qu’au printemps prochain que le P.A.I.G.C. va devoir cette fois, lors de son Congrès, arrêter le programme maximum : la construction du pays.

[18] Voir p.ex.le reportage de J.Ziegler,art.cité »Nouvel Observateur » 18-3-1974

[19] L’Arme de la théorie, p. 71.

[20] La pratique révolutionnaire, p. 2.30

[21] Ibidem, p. 227.

[22] Cf. B. Davidson, op. cit., p. 135 et suivantes ou art. cité, « Monde diplomatique  » de Fév. 1973.

[23] Cf. les principes de la démocratie révolutionnaire présentés par Cabral, in « La pratique révolutionnaire », p. 222 et suivantes.

[24] Propos rapportés par B. Davidson, op. cit. p. 155.

[25] Les députés cultivateurs analphabètes ne sont pas rares.

[26] « La pratique révolutionnaire », p. 297.

[27] Cabral, ibidem, p. 299.