Notes de lecture

AMADOU LAMINE SALL, SENGHOR, MA PART D’HOMME, DAKAR, LES EDITIONS FEU DE BROUSSE, 2006, 272P

Ethiopiques n° 78

Littérature et art au miroir du tout-monde/Philosophie, éthique et politique

1er semestre 2007

Amadou Lamine SALL, Senghor, Ma Part d’homme, Dakar, Les Editions Feu de brousse, 2006, 272p.

De Amadou Lamine Sall (lauréat des Grands Prix de l’Académie française), on connaissait l’œuvre poétique qui a éclos avec Mantes des aurores (1979), s’est enrichi et diversifié, au fil des années, d’anthologies, de compilations, textes de conférences et autres essais, notamment sur la poétique francophone. Voici venu, avec Senghor, Ma Part d’homme, un ouvrage en prose plutôt nourri de la veine biographique : synthèse d’essai, de témoignage, de souvenirs, de chronique et de biographie.

Les deux sous titres – Ma part d’Homme ou la mémoire du Lamantin – sous tendent la double impulsion de ce livre : commémorant certes l’anniversaire de la naissance de Léopold Sédar Senghor (Année du Centenaire oblige !), mais exhumant des mémoires assoupies maints détails de la vie du poète, de l’écrivain et de l’homme politique. Nous retrouvons ici la double ambition de l’ouvrage qui nous invite à reconstruire la figure du Poète Président de l’intérieur de la vision d’un témoin privilégié. Tout en prenant en charge le contenu politique de cette démarche de remémoration connotée, dès le sous-titre, par le bestiaire du lamantin

Patiemment, l’auteur revisite les dédales de l’œuvre, procède au collage, au bricolage dira Lévi-Strauss, d’idées éparses et souvent méconnues du théoricien de la négritude et de la civilisation de l’Universel.

Un seul fil conducteur, le portrait du poète – moral, biographique – autour duquel s’enroulent et l’essai et la chronique. L’essai historique et politique qui tente de démêler les lignes de force de la nation sénégalaise, de l’indépendance à cette fameuse modernité, rendez-vous du donner et du recevoir. Tandis que la chronique, étape après étape, restitue les temps forts de cette marche : cette quête de l’homme d’Etat et de l’intellectuel aux prises avec le Temps.

Patiemment, le biographe assemble les esquisses et ébauches du portrait : ces maints et mille détails, écrins miniatures dont la composition rappelle celle des vitraux ensoleillés illuminant de leurs feux la vie et l’histoire de Léopold Sédar Senghor. Le poète, donc, au cœur de cette tension du portraitiste et disciple, est d’une présence, pour ainsi dire, massive, obsédante. Au plus intime de la vie de Senghor que le biographe a eu le privilège de partager et qu’il revisite dans ces témoignages pudiques.

Aussi bien, retrouvons nous, en certaines pages, l’autre poète, le disciple de Senghor qui évoque la quête et l’initiation. De cette intimité de leurs rencontres poétiques Sall raconte : « Il me demandait toujours de lire à haute voix mes poèmes et m’interrompit aussitôt qu’il décelait ce qui lui apparaissait comme une fausse note » (p.21)

Tel est le « Maître de langue » ainsi qu’il s’est lui-même plu à s’appeler : amoureux de la langue, attentif et surtout exigeant. Senghor est resté incontestablement, parmi les poètes les plus remarquables de toute une génération. L’originalité de l’ouvrage résulte, sous ce rapport, de la tonalité acquise par l’exploration des manières de voir et de vivre du poète : ce déchiffrement de la démarche et de la vision de l’humain qui gît au cœur de la pensée du poète et théoricien de l’humanisme nègre. Sall revisite cette « part d’homme », ce patrimoine, avec Césaire, Maire de Fort de France, recevant en visite d’Etat l’ami et le Président :

« Vous êtes régate bicéphale :

Gueule de lion

Et sourire sage » (p.148).

La réussite de l’ouvrage aura été également de restituer l’unité et la cohérence de la pensée senghorienne : dans cette dynamique d’une poétique et d’un questionnement éthique de l’écrivain et de l’homme d’action engagés dans le cours de l’histoire, prisonnier dans les Stalags, militant de l’indépendance, leader politique, homme d’Etat et bâtisseur de la francophonie.

Certes, le biographe s’attarde également sur les figures de l’homme d’Etat : militant et leader politique qui reste le « guide éclairé d’une nation qu’il aida à faire ses premiers pas » (p. 20) ; mais on observe que c’est l’essai politique qui apprécie et évalue la démarche du militant et de l’homme d’Etat. Au plus près de la méthode du politique, l’essayiste Sall s’interroge sur les moyens et les ressources qui nous ont valu cette « légende » (p.76) de Senghor. Leader et pédagogue politique, Senghor a, en effet, défriché les voies sénégalaise et africaines de l’émancipation, aux côtés des figures politiques et historiques qu’ont été, ses compatriotes Lamine Guèye, Mamadou Dia, Abdoulaye Ly, Majemouth Diop, Cheikh Anta Diop. En compagnie de grandes figures telles qu Habib Bourguiba, Sékou Touré, Modibo Keïta, Houphouët Boigny, Hamani Diori, etc.

Quels ont été le rôle de la culture universitaire et le poids des démarches subjectives qui ont peu ou prou participé de cette légende ? Comment l’homme Senghor s‘est-il fait une place toute particulière parmi les intellectuels et les politiques de sa génération ?

C’est à une critique des dissociations intellectuelles, rapportées à une histoire politique pragmatique, que l’ouvrage de Sall invite, notamment dans cette chronique qui est enchevêtrement du biographique et de l’idéologique. L’essai, en effet, empruntant les voies sinueuses de cet éveil des populations africaines (« indigènes », comme on disait alors) à la modernité, explique comment l’agrégé de grammaire s’est défait de sa toge d’intellectuel et de théoricien politique pour parler au paysan, au marabout ou à l’illettré. Comment ce petit sérère, encore indigène mais féru de culture humaniste, issu des rives méridionales du Sine et de la paysannerie a-t-il pu triompher dès le début de sa carrière politique de l’avocat Lamine Guèye, citoyen de la colonie appuyé à l’élite des Quatre Commune ? Par quelle magie ce médiateur des langues et des cultures, dédaignant la logique technocratique des grandes écoles, des Finances et de l’économie s’est il forgé un leadership incontesté plus de deux décennies durant au sommet de l’Etat ? (p. 120)

La biographie intellectuelle, éclairant la leçon politique de Senghor, insiste sur tous ces points et réévalue la démarche de l’homme constamment inspirée par celles du professeur et du pédagogue ; celle, surtout, du chef d’Etat qui s’est assigné le devoir de bâtir un Etat moderne et démocratique sur les ruines de l’ordre colonial. Soucieux d’ouvrir l’Afrique et le Sénégal aux apports des sociétés politiques grecque, latine, égyptienne ancienne, ceux de la révolution française pour en faire un socle de l’Etat-Nation. Un Etat démocratique dont l’auteur examine les différentes étapes de son évolution, la maturation : du parti unifié (UPS-PS) à la démocratie limitée. L’analyse comparée de cette politique de démocratisation laisse ressortir, dans la longue durée, le caractère contrasté des personnalités de Abdou Diouf et Abdoulaye Wade qui ont ainsi succédé Senghor au sommet de l’Etat. Une république laïque et démocratique bâtie d’abord sur le substrat d’une politique culturelle dynamique, à l’actif duquel on retrouve encore les traces du fameux Festival Mondial des Arts Nègres dont la bâtisse du Musée dynamique qui abrite, de nos jours, le siège du Conseil constitutionnel. Politique qui est source d’inspiration des Biennales (Arts et Lettres) qui font la fierté des artistes et des hommes de lettres. Il y a également le théâtre National Daniel Sorano, les Manufactures sénégalaises des Arts décoratifs de Thiès, l’Ecole des Arts, etc. Autant d’institutions qui sont fondées sur une vision de l’identité nègre, une place et un rôle de l’Afrique et du Sénégal dans le concert des nations. Cette primauté de l’esprit que célèbre Jean- Louis Roy, à l’occasion de la de la troisième Biennale : « (…) vous nous conviez aujourd’hui à recréer le monde, à inscrire dans la matière les formes nées de son esprit, ces formes irriguées par les croyances, les mythes les héritages »(p.115) De la diaspora africaine et antillaise de Dakar (Lucien et Jacqueline Lemoine, Roger Dorsinville, etc.) au Roi Hassan II, à J. L .Borgès, la biographie relate les scènes émouvantes des rencontres et des affinités partagées. De Jean Paul Sartre, préfacier de l’Anthologie de la Nouvelle Poésie nègre et malgache (1947) à Ousmane Sembene, contempteur du poète, Sall restitue les convergences et les contradictions qui animent l’aventure intellectuelle de l’écrivain et du leader politique. Il examine attentivement la théorie et la pratique senghoriennes.

Témoignage, évocations et souvenirs irriguent la texture de la mémoire du Lamantin. Idées éparses et méconnues du théoricien de la négritude et de la civilisation de l’Universel que l’auteur restitue dans l’intelligibilité de leur contexte. On retrouve, à ce sujet, la démarche du Précurseur et bâtisseur de la francophonie, théoricien de la « globalisation », et de l’« exception culturelle ». Evaluant cet héritage à la lumière des évolutions récentes, Sall conclue, sur ce chapitre : « Il reste à la France, en retour, d’accorder l’exception culturelle aux pays francophones de l’Afrique… » (p.128).

La leçon de Senghor, selon Amadou Lamine, est donc celle d’un humanisme total qui ne s’appréhende pas d’un seul tenant puisqu’elle s’énonce dans cette figure du cercle où le particulier rejoint l’universel, le singulier s’adjoint constamment au pluriel. Dans cet équilibre fragile, mais durable de la figure gémellaire du poète et du politique. Avec un talent servi par l’ironie et la sensibilité, l’auteur de Senghor, Ma Part d’homme, intercale dans son texte le palimpseste d’un discours énigmatique prêté à un certain sage que l’essayiste désigne non sans malice par l’expression « mon ami L’ambassadeur de Tombouctou ». Reliant, de la sorte, et l’oeuvre et la pensée de Senghor : d’une part à la source de son royaume d’enfance, d’autre part à l’horizon de ce monde globalisé, ouvert aux « hautes profondeurs du sommeil », comme dira le poète dans Chants d’Ombre.