ALBOURY NDIAYE, DERNIER GRAND BOURBA DU DJOLOF
Ethiopiques numéro 19
revue socialiste de culture négro-africaine
juillet 1979
A la fin du XIXe siècle, l’Afrique Noire ressent encore les effets de trois siècles de traite négrière : elle est dépeuplée et appauvrie. Sur ses peuples les conquérants coloniaux disposent d’une écrasante supériorité matérielle.
Ils ont des fusils à tir rapide, des canons ; les Africains ne disposent que de mauvais fusils d’ancien modèle et parfois même ils n’ont, pour se défendre, que leurs arcs, flèches, sabres ou sagaies.
Les conquérants coloniaux jouissent également de la supériorité politique.
Un des effets de la traite, et des guerres intérieures qu’elle a provoquées, a été d’entretenir et d’aviver les haines entre peuples africains, entre famille, entre chefs rivaux. L’état arriéré de l’économie et des relations sociales a empêché que naisse la conscience de l’unité nationale.
Ainsi les Africains ne pourront réaliser un front uni de résistance contre la conquête : les colonisateurs mettront à profit les luttes entre eux, et se serviront des uns contre les autres, en attendant d’abattre à leur tour ceux dont ils s’étaient servis la veille.
Le mérite de ceux qui luttèrent jusqu’au bout contre la servitude n’en est que plus grand. C’est pourquoi, aujourd’hui, des populations entières les honorent comme leurs héros nationaux :El Hadj Omar, Samory, Ahmadou, Béhanzin, Babemba, Lat Dior, Alboury Ndiaye, Mamadou Lamine, etc. Contre le même adversaire, confrontés avec d’autres Etats noirs, ces héros n’ont pas pu ou su se concerter face à l’ennemi commun, le colonialisme qu’ils combattaient tous malheureusement en ordre dispersé.
Cependant, dans le sens de l’unité, la position d’Alboury Ndiaye qui se rangea aux côtés d’Ahmadou Cheikhou nous paraît, avec le recul du temps, unitaire et de haute conscience.
Commençons par rappeler le poème de Boubakar Boydo Ka, du Sénégal :
« Fils de Birame Penda, le héros légendaire,
C’est la gloire de Mars qui porta loin ton nom,
Ainsi que ton tombeau qu’on nous dit solitaire.
Aux conquérants fougueux, tu savais dire non !
Du Djoloff au Kanem tu dégainas l’épée
Et donnas de grands coups comme au soir de Guilé
Le monde s’étonna de ta grande odyssée ;
Tu marchais au levant, à combattre, acculé.
Le Sultan Ahmadou te vit, un jour, paraître
Grand de taille et de cœur, le port majestueux
Reconnaissant un roi, jadis puissant et maître,
Te consacra du nom d’Ali-le-bien-heureux.
Le concert des sofas, une musique émue
Et, qui fanatisait les farouches guerriers
Soupira, dans Nioro, des airs de bienvenue ;
Et, vaillants soldats d’Omar vous l’admiriez !
Ce paladin fougueux, ce lion des batailles
Dont le rugissement effraya le damel
Ainsi que ses guerriers devenus des ouailles
Dans le champ de Guilé – Ton tragique duel
Avec Maïssa Tabara dont tu domptas la fougue
Par ton bras valeureux et ton regard de feu
Sera, toujours pour nous, de l’épopée en vogue
On ne peut du destin, changer l’âpre jeu
A l’instar d’Annibal, de Marc, le triumvir,
D’Alexandre-le-Grand, mort en Babylonie,
Le destin aux héros, ne veut toujours servir.
Il fait ainsi le sort de tout grand capitane :
Tu nous laissas Bouna, ton image certaine.
Il sera parmi nous et fut notre flambeau.
Ce poème mérite de figurer dans le recueil de morceaux choisis pour toute école africaine. Voyons maintenant, plus en détail, qui est Alboury Ndiaye.
Cet homme est issu d’une vieille famille régnante du Djoloff. Sa généalogie que nous trace son petit-fils Mansour Bouna Ndiaye, le rattache au fameux Ndiadiane Ndiaye, le fondateur du royaume Djoloff. Contemporain de Soundiata Keïta, Ndiadiane Ndiaye a régné sur le Djoloff de 1200 à 1249. C’est le fameux Diolofin-Mansa que devait combattre le preux Tiramakhan Taraoré pour le compte de Mansa du Manding, Makhan-Soundiata. Alboury Ndiaye, descendant direct de ce Djolofin-Mansa, était un vrai prince, un nationaliste convaincu et désintéressé qui, dans sa résistance acharnée et tenace contre l’intervention française, ne distinguait pas la cause du Sénégal de celle du Soudan, pays profondément islamique en lutte pour la liberté de l’Afrique.
Pour des raisons de sécurité, Alboury avait été envoyé très jeune à la cour du Damel Biram Ngoné Latyr où il a été élevé en même temps que le futur Damel, Lat Dior Diop, descendant du pieux et vénéré Sakhéwar Fatma. Et pendant de nombreuses années, Alboury a été le compagnon assidu, le lieutenant fidèle de Lat Dior dont il partagea les victoires, les défaites, les exils volontaires ou forcés.
En 1869, après bien des pérégrinations hors de son royaume, et surtout après la mort de son protecteur, Maba Diakhou, Almamy du Saloum-Rip, Lat Dior rentre au Cayor où la population lui réserve un accueil triomphal. Décidé à chasser les français de son territoire, il s’allie avec le marabout toucouleur du Fouta, Ahmadou Cheikhou Dème, mais à la condition qu’ils combattent séparément. Pendant que lui, Lat-Dior, sèmerait la révolte dans tout le Cayor, Ahmadou Cheikhou envahirait le Djoloff. Ainsi chacun conserverait son indépendance et sa liberté d’action.
Mais en janvier 1871, les Français, aux abois, reconnaissent Lat Dior comme seul Damel du Cayor et demandent à traiter avec lui. Enfin, le Cayor retrouve sa liberté et sa dignité.
Mais cette nouvelle déplut profondément à Ahmadou Cheikhou qui visait à créer un immense empire musulman allant du fleuve Sénégal au Baol, englobant ainsi le Fouta, le Djoloff et le Cayor réunis. Il rompit brutalement avec Lat Dior et, pendant quatre années, il sema la terreur et la désolation dans le Cayor. En effet, du Djoloff où il avait installé son frère Bara comme Bour, il lançait sur le Cayor des expéditions ayant pour missions d’incendier les villages, de razzier sans pitié : bétail, femmes et enfants pour disparaître après promptement.
Lat Dior excédé, dut accepter l’idée d’une alliance provisoire avec les Français contre Ahmadou Cheikhou. En 1875, à la tête d’une importante troupe, ce dernier envahit le Cayor, obligeant Lat Dior à se replier dans le Rip. Une colonne française, sous la conduite du colonel Béguin, est envoyée à la rencontre du marabout. De son côté, Lat Dior, informé du mouvement des troupes, et ne voulant pas être absent de la victoire certaine, remonta précipitamment vers le Nord et se lança à la poursuite d’Ahmadou qui fuyait vers le Djoloff, sans laisser de répit à ses cavaliers. Il ne tarda pas à le rattraper aux environs de Coky.
Pris entre les troupes françaises et les Tiédos de Lat Dior, les Talibés d’Ahmadou, malgré une résistance héroïque, furent mis en déroute et cherchèrent leur salut dans une fuite éperdue – après la disparition de leur chef.
Les traditions divergent sur le lieu de la bataille et la fin du marabout. Les unes disent qu’il a été tué d’une balle au front à Diaye Diorde. Les autres affirment qu’il a trouvé la mort à Sambe-Sadio près de Koki. D’après une troisième version recueillie à Bamako, auprès d’un descendant du marabout, ce dernier a été fait prisonnier par les Français et assigné en résidence obligatoire dans un petit village à cinq kilomètres de Kaolack, où il finit tranquillement ses jours.
Toujours est-il, qu’après sept ans de guerre sainte, il disparut brusquement de la scène politique.
Le prince Alboury Ndiaye, qui faisait partie de l’expédition de Lat Dior, poursuivit les fuyards jusque dans son pays natal, le Djoloff, où il se fit reconnaître comme le successeur légitime des Bourba Djoloff.
Il s’était déjà couvert de lauriers sur les champs de bataille, notamment à Thioukhour, Couba Ndar, Baba Teinda, Sabouciré, Ngol-Ngol, Louga, Mekhé, Paos Coto, Kaolack, etc et enfin à Sambe-Sadio qui fut le tombeau du marabout Amadou Cheikhou. Ainsi mérita-t-il le titre de Bour-Diack que lui décerna son oncle Lat Dior.
Proclamé roi du Djoloff, Alboury préféra garder, pour une meilleure politique, le titre de chef des armées, en conférant alternativement à tous ses oncles le titre de Bourba-Djoloff.
Alboury devait régner quinze ans, de 1875 à 1890. Un an après son avènement, il envoya à M’Boumba, au Fouta-Toro non loin de Boghé, une armée commandée par son frère Alboury Penda, qui en revint victorieux. En 1878, l’année même où devait tonner à Sabouaré-du-Logo, le premier coup de canon, pour la conquête du Soudan, Alboury fut surpris dans sa capitale de Yang-Yang par le marabout tijane Bara, frère d’Ahmadou Cheikhou et ancien gouverneur du Djoloff, accompagné de Teigne Tanor. Il leur infligea une cuisante leçon et une terrible défaite, les poursuivit hors de son territoire et tua Bara près de Diamé.
Trois ans plus tard, des princes du Djoloff, commandés par Biram Ndiémé Coumba Ndiaye, son demi-frère et beau-frère, attaquèrent Alboury. Plusieurs d’entre eux furent tués par le Bourba, au puits de Ndiémé-Ndiaye. Parmi les morts figuraient le chef des rebelles Biram, Mbaba Racine, oncle de son fils Bouna, Coly Yacine Biram, etc. Il devait livrer plusieurs batailles par la suite dont les plus mémorables furent les combats de Boudy près de Nger-Malal.
En 1881, Lat Dior convoque, à Souguer devenu le siège de son gouvernement, un Conseil de guerre au sommet. Il y convie ses principaux alliés, à savoir : Alboury Ndiaye, Bourba du Djoloff, Abdoul Boubacar, le nouveau maître du Fouta-Toro, Ely, le roi des Trarza. Lat Dior expose ses intentions de rompre avec les Français en s’opposant de façon catégorique à leur projet de construction d’une ligne de chemin de fer à travers le Cayor. Tous l’approuvent et lui promettent leur appui inconditionnel. « Ton combat sera le mien, tu peux le dire au gouverneur », conclut Alboury Ndiaye, l’ancien compagnon d’armes de Lat Dior dans le Cayor, le Saloum, le Sine, etc.
Bien sûr, les Français passeront outre et dès juin 1882 commenceront les travaux de construction du chemin de fer. Pour punir le Damel de son « insolence », le gouverneur lui enverra une forte colonne sous le commandement du colonel Wendling.
Lat Dior fait le vide en prenant la route du Saloum. Le colonel Wendling ne pouvant le rattraper, impose un nouveau Damel en la personne d’un cousin de Lat Dior, Amary Ngoné Fall (sacré officiellement le 16 janvier 1883).
Lat Dior rejoint alors Alboury, dans sa capitale de Yang-Yang transformé en forteresse imprenable. Il y est accueilli en grande pompe par le Bourba-Djoloff, entouré d’Abdoul Boubacar du Fouta, d’un envoyé du roi des Trarza, Ely, et de tous les dignitaires de sa cour.
L’enjeu est bien simple : lancer sur le Cayor une série de raids et de coups de main, pour donner à réfléchir aux Français. Ces derniers, mécontents de Amary Ngoné Fall jugé incapable, choisirent un nouveau Damel, Samba-Laobé Fall, neveu de Lat Dior, jeune prince de vingt ans, plein de courage et d’ambition. Intronisé à Mboul le 29 août 1883, celui-ci dut accepter la construction de la ligne de chemin de fer, abandonner ses revendications territoriales et se résoudre à la lutte contre le retour de Lat Dior. Pour flatter son amour-propre, les Français lui firent croire que les initiales D.S.L. (Dakar – Saint-Louis) signifiaient :Damel Samba-Laobé.
Le nouveau Damel, alors satisfait, se prépare à envahir le Djoloff pour punir Alboury, le téméraire qui a osé donner asile à Lat Dior. Soutenu par son homonyme, Samba-Laobé Penda, le propre frère d’ Alboury, qui rêvait de devenir Bourba-Djoloff, Samba Laobé Fall décida de trancher le conflit par les armes, réunit une nombreuse troupe et envahit le Djoloff. Alboury, informé des préparatifs du Damel, l’attendait de pied ferme. La rencontre eut lieu le 6 juin 1886, à Guilé, à six kilomètres environ, au nord-ouest de Yang-Yang, la capitale du Djoloff. Dugay-Clédor, président du Conseil général du Sénégal, consacra à cette bataille des pages mémorables où il montra comment Alboury, en guerrier expérimenté, plein de ruse et d’audace, dompta la fougue désespérée de ce jeune Damel de vingt-quatre ans.
Poursuivant les débris de l’armée cayorienne en déroute, Alboury était bien décidé à pousser ses avantages pour occuper le Cayor, chasser le Damel et réinstaller son protégé sur le trône de ses ancêtres. Mais les Français, inquiets, réagirent vivement. Il fallait à tout prix empêcher l’occupation du Cayor par ce vieux routier, ce chiendent tenace. Pour amener Alboury à se retirer du Cayor, ils obligèrent leur protégé Samba Laobé Fall à présenter des excuses au Bourba Djoloff – puisqu’il était l’agresseur – et à lui payer une modique indemnité de trois cents bœufs.
Vaincu par Alboury et humilié dans sa dignité de Damel, Samba Laobé devait encore accepter la présence à ses côtés d’un Résident français et renoncer définitivement à toutes ses prétentions.
Mécontent et furieux des avantages accordés à Alboury, Samba Laobé exige des explications. Une mission militaire française, dirigée par le capitaine Spitzer, est envoyée pour négocier à Tivaouane. Mais, dès que les officiers français arrivent face à Samba Laobé, ils se jettent sur lui et le tuent à coups de sabre. Le sous-lieutenant Chauvey l’achève de deux coups d’épée en pleine poitrine (6 octobre 1886) – Le gouverneur se rend alors à Tivaouane pour prononcer l’annexion pure et simple du Cayor (24 octobre 1886).
Lat Dior qui, après ces événements, attendait, avec confiance, sa réélection à la tête du Cayor, apprend brusquement, par un courrier ultra-rapide, que le Cayor, désormais protectorat français, venait d’être divisé en six provinces dont le commandement était confié à des hommes prêts à le chasser du pays de ses ancêtres, et qu’il ne lui restait plus qu’à s’en éloigner le plus vite possible.
Lui, qui se trouvait à Souguer, leva promptement le campement, envoya sous escorte ses femmes et ses enfants à Dékhelé, l’une de ses résidences, au cœur de son Guet ancestral. Il se dirigea d’abord vers le Nord, pour faire croire qu’il acceptait enfin l’exil, puis, deux jours après il rebroussa chemin et vint prendre position autour du puits de Dékhelé, dissimulant ses hommes dans les hautes herbes. Il savait que le capitaine Vallois et les chefs de province lancés à ses trousses, ne manqueraient pas de s’assurer de sa présence dans les parages de Dékhelé, son pays natal. Ils vinrent en effet et s’arrêtèrent autour du puits pour abreuver leurs chevaux, se fiant au silence et au vide apparents du paysage. Il était midi. Pendant que les spahis faisaient boire leurs chevaux, Lat Dior se démasqua et tira le premier coup de feu de la bataille de Dékhelé. En quelques secondes, la fusillade fut générale, terrible, d’une violence exceptionnelle. Quand elle s’arrêta, on découvrit Lat Dior, gisant sans vie, la face contre le sol au pied d’un tamarinier, la main encore serrée sur son fusil. C’était le 27 octobre 1886.
Après le Gandiol et le Oualo, soumis à la France, Samba Laobé FaLL lâchement tué à Tivaouane dans un combat inégal, Lat Dior tué au puits de Dékhelé en voulant reconquérir son trône, il ne restait plus qu’un voisin gênant pour l’occupant français, Alboury Ndiaye. Allait-on le laisser en paix, respectant le traité qu’il avait signé le 18 avril 1885, dans le désert de MBafar, au Tamarinier de Méguélé ? Par ce traité, Alboury acceptait le protectorat de la France et promettait de lui donner son fils aîné Bouna Ndiaye comme otage à former à l’école française et devant lui succéder après sa mort, sur le trône du Djoloff.
Sous prétexte qu’Alboury avait violé ledit traité en refusant d’envoyer son fils à l’école française et que le commerce était entravé, de même que l’ordre intérieur troublé dans le Djoloff, le gouverneur Clément Thomas envoya contre lui une colonne commandée par le colonel Dodds. Celle-ci arriva à Yang-Yang, la capitale du Djoloff, le 24 mai 1890 ; mais, tel Napoléon devant Moscou, Dodds ne devait trouver devant lui qu’une capitale incendiée, des récoltes brûlées et des puits bouchés ou empoisonnés. Alboury avait employé ce grand stratagème pour bien marquer sa volonté de ne rien laisser à l’envahisseur blanc.
Ce dernier se vengea en nommant comme Bourba-Djoloff le propre frère d’Alboury, Samba Laobé Penda, cet autre ambitieux qui, aux côtés du jeune Damel Samba Laobé Fall, avait préparé la fameuse bataille de Guilé.
Comme il a été confirmé plus tard, Alboury désirait voir créer un grand empire musulman de l’Ouest africain, placé sous la Grande Alliance : Ahmadou Cheikhou de Ségou, Samory Touré du Oussoulou. Tiéba Traoré de Sikasso et Alboury Ndiaye du Djoloff. C’est certainement cette idée qui le conduit dans l’exil à toujours marcher vers l’Est à la recherche de l’indépendance et de la liberté.
Alboury aux côtés d’Ahmadou Cheikhou
Tournant donc le dos au Djoloff annexé par la France et confié à Samba Laobé Penda, Alboury, l’irréductible chef de guerre, regagna, avec ses troupes, le Kaarta où se trouvait Ahmadou Cheikhou surnommé « Lamido-Diouldé », roi de Ségou et fils d’El Hadj Omar Tall. Il arriva à Nioro-du-Sahel vers la fin de l’année 1890 et trouva Ahmadou aux prises avec les troupes françaises commandées par Archinard « Le père du Soudan ». Il est peut-être bon de vous rappeler rapidement pourquoi Archinard a-t-il mérité ce « titre honorifique ».
Dès 1888-1889, le commandant Archinard, qui a succédé à Galliéni comme Commandant Supérieur du Haut-Fleuve, fait prévaloir la politique de conquête. Ce polytechnicien, que son mauvais rang à sa sortie de l’école a voué à l’artillerie de marine et qui cherche une compensation dans l’aventure coloniale, est décidé à supprimer Ahmadou et Samory « indisciplinables et obstacles au commerce ». Il trouve à son arrivée une situation difficile : hostilité générale – dont il attribue la responsabilité aux méthodes de Galliéni ; mécontentement des Bambara dont on s’est alliéné le chef – descendant des rois Bambara de Ségou – par des maladresses menace de révolte au Fouta-Toro où Abdoul Boubacar a lié pacte avec Ahmadou. Archinard commence par dégager le Sud, en délogeant les Toucouleurs de Koudian. Il obtient de Samory de nouvelles concessions : dont le recul de la frontière jusqu’au Niger à sa source (au lieu de celle du Tinkisso) – Il prépare surtout le grand assaut contre Ahmadou, s’efforce de rallier les Bambara, envoie les deux canonnières du Niger en « mission » au Macina – en réalité pour relever au passage tous les renseignements utiles à une attaque contre Ségou, attaque dont les préparatifs secrets sont activement poussés. Samory dépêche un émissaire à Ahmadou pour lui proposer d’entrer en même temps que lui en campagne. Son concours est refusé.
Le 16 janvier 1890, Archinard adresse à Ahmadou une lettre mielleuse pleine d’intentions pacifiques, lettre à laquelle Ahmadou répond en énumérant les violations de leurs engagements par les Français depuis la mission Mage. Et le 15 février, muni de deux « canons de 95 », il marche sur Ségou. Après le bombardement de la ville, Madani, le fils d’Ahmadou, se retire sans résistance. Un descendant des rois Bambara (Mari Diarra) est intronisé. Il sera fusillé, peu après, pour « trahison » – probablement pour le sérieux manifesté dans ses nouvelles fonctions. Il est alors remplacé par un Bambara « Massassi » (Bodian) de la fraction rivale ; ce qui entraînera de nouveaux troubles et servira de prétexte à l’annexion pure et simple du royaume.
Y a-t-il eu des réactions après la prise de Ségou, surtout au Sénégal où Ahmadou avait une grande influence religieuse ?
A l’annonce de la prise de Ségou, ouvriers et commerçants de Saint-Louis, travailleurs du chemin de fer Kayes-Niger déclenchent une grève. On a même vu un griot, encourageant les travailleurs, briser sa guitare et s’en aller en pleurant, disant qu’il ne jouerait plus.
Du côté français, les adversaires d’Archinard, des officiers « soudanais » comme Galliéni, jaloux de « sa gloire » essaieront d’en tirer parti contre lui, mais en vain. Archinard reçoit les galons de Lieutenant-colonel.
Les Toucouleurs de Ségou, sous escorte, sont renvoyés au Fouta-Toro. Ahmadou pour les récupérer, attaque le convoi. Il réussira à libérer environ 3.000 « rapatriés » qui le rejoindront à Nioro.
Mais la guerre conntinue dans le Kaarta, et c’est la prise de Ouossébougou dont le chef Bandiougou Diarra se fait sauter avec les siens dans une poudrière, au lieu de se rendre aux troupes d’Archinard. La résistance se poursuit. Hommes et femmes combattent jusqu’au dernier souffle. Personne ne se rend. Le charnier est tellement effroyable que les officiers renoncent à compter les morts. Puis Koniakary tombe en juin 1890 après une vaine tentative de contre offensive par Ahmadou.
C’est à ce moment-là qu’ Alboury vint dans le Kaarta ; il trouva Ahmadou, le « Lamido-Dioulbé » à Nioro, mais le vieil adage ouolof « Alibouré-Nga-Nioro » n’aura duré que quelques jours.
Lui, qui avait quitté Yang-Yang, sa capitale, en mai 1890, a vu une partie de ses troupes, avec en tête les Badolo de Tiengue et d’ Ouarkhokh refuser de franchir avec lui le Sénégal à Magama où son fils, Bouna Ndiaye, par trahison, est capturé par les Maures mais repris par les Français.
Il arrive à Nioro où Ahmadou réorganise son armée en vue d’attaquer les Français entre Kersignané et Korriga, dans le dessein d’arrêter leur marche sur Nioro. En effet, cette ville non fortifiée, où le « tata », central ne permettrait pas une défense efficace, est évacuée par Ahmadou qui forme alors trois colonnes :
1) Le Guémar sous les ordres de Mamadou Bocar et d’ Alboury ;
2) Les contingents de Ségou, sous les ordres de Ciré Elymane, Serkolo, chef sofa, et trois frères d’Ahmadou ;
3) Les Toucouleurs Irlabé, sous les ordres de Taminou.
Après une bataille désastreuse, le gros des cavaliers dirigés par Alboury parvint cependant à tourner à grande distance et à charger la troisième compagnie française. Cependant les plus courageux tombent sous le nombre et, comme écrira plus tard Archinard : « Alboury répéta ses charges, excita son monde ; on l’entendit à la tête des cavaliers s’écrier « N’ayez pas peur, ce sont des ânes ».
Alboury dont la monture fut tuée à Korriga, parvint à rejoindre Ahmadou à qui, certains de ses lieutenants voulaient faire renoncer à une guerre désespérée. Alboury lui tint ce langage :
« Tu as encore assez de monde pour tenter à nouveau le sort des armées, tu ne peux pas fuir ainsi et faire preuve de lâcheté, toi dont le père, Cheikhou Oumar, avait préféré la mort à la fuite et dont le frère, Mountaga, s’est fait sauter dans Nioro même, plutôt que de se rendre aux infidèles ».
Alboury et Madani Tall partirent en reconnaissance avec une centaine de cavaliers pour vérifier si Nioro était toujours inoccupée. Ils s’arrêtent sur une petite colline d’où ils virent le pavillon tricolore flotter sur Nioro.
Alboury prit alors le commandement de l’armée et vint livrer combat aux Français à mi-chemin entre Léva et Youri : avec 300 cavaliers, il attaqua une compagnie commandée par le capitaine Morin.
Les tirailleurs ripostent par un feu nourri, mais Alboury est déterminé à couvrir la retraite d’Ahmadou. Retranché sur le lit d’une rivière, alors à sec, il se laisse canonner deux heures durant sans lâcher pied à Kolomina (30 kilomètres de Nioro). Enfin, au petit matin, Archinard se rendit maître de la position, mais l’énergique défense d’Alboury avait permis d’atteindre le but désiré. Elle avait donné à Ahmadou le temps de quitter Kolomina, de prendre la route du Nord, et de réussir à gagner le Macina où il reprit le commandement des mains de son frère Mounirou.
Mais celui-ci n’était pas disposé à céder la place à son aîné. Il rassembla son armée, décidé à combattre et à empêcher Ahmadou d’entrer dans Bandiagara. A la tombée de la nuit, Sidi Ahmadou envoya beaucoup d’or à partager aux grands personnages de l’armée de Mounirou, à la faveur des ténèbres. Ces hommes se laissèrent corrompre et promirent fermement de destituer Mounirou, pour lui prêter serment d’allégeance. Au lever du jour, Koli Môdi, fils d’Almami Saada du Boundou, fit venir les gens pieux de Bandiagara devant Mounirou et se mit à parler en ces termes : « 0 Mounirou, ton frère Sidi Ahmadou est déjà ici, nous ne voulons pas qu’il y ait des guerres entre lui et toi comme celles qui se passèrent entre lui et ses frères à Nioro. Maintenant laisse-lui le pouvoir, sors de la maison que Tijani l’avait donnée. Mais si Sidi Ahmadou veut te maltraiter, nous serons avec Dieu, son Envoyé et toi associés. Et si tu désires le tuer, nous serons avec Dieu, son Envoyé, mais pas avec toi ! ».
Mounirou se rallia à ce conseil, impuissant de s’y opposer. Il réintégra se première maison et laissa entrer Sidi Ahmadou dans la demeure royale. Quelques mois après, Mounirou mourut naturellement (certains disent de dépit) – Et son frère aîné resta sur le trône du Macina pendant deux ans à Bandiagara jusqu’à l’arrivée de l’armée française qu’accompagnait Aguibou. Et Sidi Ahmadou se prépare à combattre ce frère « vendu aux Blancs ».
Lorsque, après la prise de Nioro (1891), Archinard repart en France, toute la région de Ségou à Sansanding (où l’on a eu l’idée « ingénieuse » d’installer comme roi un commis des P.T.T de Saint-Louis, Mademba Sy) est en révolte. Tiéba, qui avait accueilli avec confiance les Français (malgré la méfiance de son entourage) commence à s’inquiéter sérieusement. Ahmadou comprenant l’erreur commise un an plus tôt lorsqu’il a refusé l’aide offerte par Samory, s’efforce, de Bandiagara où il est réfugié, de nouer une coalition entre Tiéba, Samory et lui-même. Mais déjà, c’est trop tard. Ces souverains n’ont pas été capables de surmonter à temps leurs querelles, pour faire front à l’envahisseur…
La situation, du côté français, ne semble pas moins critique. Le lieutenant-colonel Humbert (polytechnicien lui aussi et condisciple d’Archinard), qui assure le commandement en 1891-1892, rend celui-ci responsable de la situation, provoquée par ses attaques inconsidérées. La gestion financière d’Archinard est vivement critiquée. Ajoutez à cela qu’à Ségou, Archinard avait trouvé dans le palais de Madani en fuite cent tonnes d’or… Galliéni en profite pour essayer de se hisser. Archinard riposte en lui reprochant sa tendance à « régler les questions en faisant se battre les Noirs les uns contre les autres jusqu’à extermination et à exiger des sujets français du travail gratuit ». Il l’emporte, et revient au Soudan en 1892, comme Gouverneur civil et militaire, pour chasser Ahmadou du Macina et détruire définitivement l’empire toucouleur.
Après avoir enlevé San, puis Dienné où le capitaine Lespiau et le lieutenant Dugast sont tués, Archinard marcha sur Mopti où l’avaient devancé les canonnières du lieutenant de vaisseau Boiteux, pendant que Alfa Moussa, chef des toucouleurs, abandonnant Djenné où il avait perdu 500 hommes, regagnait vivement Bandiagara.
Chemin faisant, Archinard repoussa à Diéna une fraction des toucouleurs forte de 200 cavaliers commandée par un fils d’Ahmadou, fit effectuer des reconnaissances dans toute la région. L’une d’elles composée de la compagnie Frèrejean et de la section du lieutenant Babonneau, repoussa un retour offensif des Toucouleurs. Puis apprenant que son ennemi Ahmadou s’était avancé jusqu’à Kori-Kori, pour lui barrer la route de Bandiagara, le Colonel, ayant fait prendre à Ségou les pièces de 95, se porta à sa rencontre, le 26 avril 1893.
En arrivant au pied de la colline de Kori-Kori, la colonne française se ferma en carré ; elle fut attaquée pendant la nuit par la cavalerie d’Alboury qui fut repoussée avec des pertes. Le lendemain, les troupes envahissent la colline : la batterie aborde le sommet. Les Toucouleurs qui essaient de contourner les Français par la droite sont repoussés par la compagnie Frèrejean. S’étant rabattus sur la gauche, ils se heurtent à la compagnie Bouverot et abandonnent la position, pour avoir subi une perte d’une quarantaine d’hommes.
Le Colonel Archinard gagne KoriKori et continue sa route sur Bandiagara qu’il encercle, prenant ainsi Ahmadou et ses troupes dans un étau. Alboury part alors en éclaireur dans la nuit pour se rendre lui-même compte des dispositifs français autour de Bandiagara. Archinard écrira plus tard « Alboury, toujours extraordinaire, vint dans la nuit compter lui-même nos troupes, monté sur un cheval blanc ».
Pendant ce temps, Ahmadou réunissait autour de lui les principaux chefs du Fouta (Toro) pour un ultime conseil de guerre. Etaient présents : Koli Modi, fils d’Almami Saada du Boundou Ibra Olmâmé Soré, Boubakar Moussa Elimâne, Ahmadou Oumar Elimâne, Ahmadou Moustapha, Abdoul Haourayrata, Samba Racine, Abdou Silèye ; les fils de Sa’id Antomâné, Aliyyou Ousmane, Aliyyou Habi, Ibrahima Habi, Sâlihou Habi ; Aliyyou Ibrahima, Bachirou Alfa Ahmadou, Mohammed-el-Hâchimi Alfa Ahmadou ; les enfants de Cheik Oumar qui étaient : Bachirou, Mourtadâ, Hamidou, Moubachir, Bâchir, Alamine, Nadir ; les enfants d’Ahmadou lui-même qui étaient : Mohammed-el-Madani, El-Makki, Karamoko, Habibou, Hâdi, Cheik Mohammed-el-Ghali, Mahdi et Aguibou, soit trente hommes.
On lui conseilla de fuir à tout prix, pendant qu’il était encore temps, et d’émigrer à la Mecque et à Médine. « Mourir dans cet endroit où Cheikh Oumar trouva la mort du martyr vaut mieux pour nous que de fuir » répliqua-t-il.
Les Foutanké le sermonnèrent et lui ordonnèrent de monter à cheval et de se sauver. Il refusa. Ils le soulevèrent de terre, le placèrent sur son cheval de force, car le jour naissait et l’armée française resserrait son étau.
Alboury, toujours lui, ouvre une brèche dans les colonnes françaises et permet aux Toucouleurs de se dégager et de continuer avec Ahmadou, la marche vers l’Est.
Alboury et Ahmadou, en route vers Sokoto
Après le départ d’Ahmadou et de sa suite, Archinard entra, le 28 avril 1893, à « Bandiagara, s’y établit et installa comme Fama du Macina Aguibou, l’ancien sultan de Dinguiray qu’il avait amené avec lui, sous le contrôle d’un résident, et avec une garnison commandée par le capitaine Blachère comprenant la 5e Compagnie de tirailleurs auxiliaires, lieutenant Bouverot, et un peloton de spahis auxiliaires. Le Colonel rejoignit ensuite Ségou par Mopti et Djenné.
Avant de quitter la capitale du Macina, il ordonna au capitaine Blachère de poursuivre Ahmadou et Alboury. Il les rattrapa à Douentza le 19 mai 1893 et tua 103 hommes de leurs troupes. En contrepartie nos deux vaillants guerriers firent de nombreux blessés dont le lieutenant Arago.
Ahmadou s’étant retiré à Dallah à 55 kilomètres plus à l’Est, le capitaine Blachère s’y rendit, captura la famille du Sultan, puis rentra à Bandiagara, pendant qu’Ahmadou se dirigeait vers le Hombori. Ce fut le dernier combat avec les Français (du Soudan). Ils partirent de là, en direction du Djlgodji, en passant par le village d’ Aribinda où ils restèrent environ un an (d’après Urvoy), un mois, d’après Cheikh Moussa Kamara. De là, ils continuèrent sur Dori. Outre l’étreinte des Français qui se resserrait, sur lui, il est probable que c’est pour sa naissance à Sokoto et sa parenté avec l’Emi Abdurrahmane surnommé « Daïnié-n-Kasko » que Ahmadou fut amené à pousser toujours vers l’Est.
A Dori, pays peul inféodé à Sokoto, Ahmadou héros toucouleur de la guerre sainte contre les Français, ne pouvait trouver que bon accueil. Il y rencontra Bayero (ou Baïro), le chef des Peuls de Tampkalla, chassé quelques années auparavant du pays Djerma. Celui-ci profita de l’arrivée inespérée de cette bande armée pour se jeter à nouveau sur ses ennemis de race, les Djerma de l’Est. Il persuada Ahmadou de se constituer un nouvel Etat dans le Moyen Niger. Il ne semble pas y être arrivé du premier coup, car la fatigue se faisait déjà sentir parmi les troupes d’Ahmadou qui avaient déjà commencé à se disperser. L’ancien sofa qu’Urvoy a interrogé estimait à 10.000 hommes environ la bande, à son arrivée à Dori ; mais là, elle s’effrita rapidement. Un grand nombre de partisans retournèrent par groupes vers le Soudan. Les autres dépaysés, s’installèrent par-ci, par-là au service des petits chefs locaux. Les fusils dont ils étaient armés les faisaient particulièrement rechercher. Un groupe de fidèles et de fanatiques, qui ne devait pas dépasser 3.000, resta seul autour d’Ahmadou et d’Alboury.
Après un bon moment à Dori, les traditions disent huit mois – Ahmadou se brouilla avec le chef, son allié, et dut continuer sa route, toujours vers l’Est, entraînant avec lui, Bayero, l’exilé de Tampkalla. Il descendit alors la rive droite du Niger, dans les pays peuls, qui l’accueillaient tout en craignant les excès possibles de cette bande famélique et bien armée.
Au Niger comme au Sokoto, l’on a parlé longtemps d’Alboury, de son cheval dont la crinière a été souvent comparée à celle du « Djindé Koubou Bouré Hamri » , « celle du long cou de la girafe » . Ce héros légendaire, après Dori, a perdu une grande bataille à la journée mémorable de Dambou (sur le fleuve, dans le canton de Namaro, cercle de Niamey au Niger).
Boubou Hama a pu recueillir auprès de son père qui a participé au combat de Dambou, les récits des hauts faits d’Alboury Ndiaye dont, seul, la témérité a sauvé les Foutanké et les Peuls d’Ahmadou Cheikhou de la catastrophe au cours de cette bataille. Le chef toucouleur se vengera à Boumba (3.000 morts parmi les Djermas de Koïgolo) de cette défaite sur les Djerma.
L’engagement de Dambou eut lieu en pays Songhay. Il opposa une coalition de Songhay et de Touareg contre les troupes d’Ahmadou Cheikhou composées de Foutanké et de Peul.
Dambou, comme le dit Boubou Hama, fait partie de l’histoire de deux hommes : Ahmadou Cheikhou et Alboury Ndiaye. Il appartient aussi à celle de l’empire Toucouleur qui vint s’éteindre au Niger, dans le Dallol Boboye.
Voici comment Séré de Rivières nous raconte la journée de Dambou :
« Les gens de Kouré (canton sud-est de Niamey) étaient las de campagnes menées par Issa Korombé, le guerrier de Koïgolo. Ils se trouvaient sur le chemin de celui-ci, entre Boboye et le fleuve. Aussi étaient-ils souvent pris à partie. Ils demandèrent de l’aide à un groupe de Foutanké du Gourma. Une armée peule s’était donc constituée pour mener la lutte contre Issa Korombé.
« Ces Peuls, les Foutanké, venus de Bandiagara s’étaient cantonnés vers Dori. Ils étaient renforcés de Peul de Dori et de Yagha, leurs compagnons de route pour participer seulement à la guerre. Ce n’était pas une tribu, mais une armée de mercenaires sans famille avec elle, guerroyant pillant et razziant le pays.
« Les Foutanké étaient venus d’abord à la saison fraîche, attaquer Larba, sur la Sirba. C’est de là qu’ils avaient gagné Sagafondo, village des bords du fleuve en face de Boubon.
« Ils avaient fait dire au chef de Lamordé, Bourahima Hama Gati, de se joindre à eux et celui-ci était venu avec bon nombre de ses hommes, en particulier du village de Komba ( voisin de Sagafondo), renforcer le parti peul…
« La bataille de Dambou peut se situer vers les mois de janvier-février 1894. Elle ne se déroule pas exactement à Dambou, bien que ce nom soit retenu par la tradition, mais entre les villages de Bossé-Sarando et Sagafondo, à plus de 2,500 kilomètres au Sud-Est de Dambou.
« Le théâtre du combat est une vaste plaine de sable ondulé et en pente vers le fleuve, entre le bourrelet de la dune qui limite au Sud-Ouest la vallée du fleuve, et les terres humides des berges proprement dites. Le village de Sagafondo est entre 500 et 800 mètres de là.
« Lorsqu’ils surent le passage et l’arrivée de la colonne des Foutanké, les Songhay du Diamaré résolurent de les attaquer. Ils firent appel aux Touareg – Logomaten. Les Foutanké, se sentant poursuivis, avaient envoyé des éclaireurs qui poussèrent jusqu’à Yonkoto d’où ils revinrent prévenir l’armée peule de la concentration Songhay-Touareg. Ceux-ci passèrent la nuit précédant la bataille à Balati dans le Nord-Ouest, en face de Karma. De là ils se mirent en route et parvinrent vers midi au Sud-Est de Dambou.
Les deux chefs alliés, Bilanga Gomni, roi du Dargol et Bokar-Ouan-Zeydou, aménokal des Tenguéréguédesch-Logomaten, assistèrent au combat mais sans y prendre part. Ils se tinrent sous un gros « garbey » au Sud de Bossé Sarando et à un kilomètre du champ de bataille. Le chef militaire des alliés était Karmazi Elou, fils de l’ancien chef Touareg Elou (ou Elow).
« Karmazi disposa son armée en trois lignes, face au Sud et à Sagafondo : la première ligne était formée de porteurs de lances, à pied ; en retrait, une seconde ligne comprenait les archers. La troisième ligne, bien en arrière pour n’être pas vue des Foutanké, était le corps de cavalerie touarègue.
« Dès qu’ils virent arriver l’armée sonrhay, les Foutanké sortirent de Sagafondo et se dirigèrent vers l’Ouest pour s’établir vers la dune. Ils étaient armés de fusils – surtout à pierre -. Leurs cavaliers formèrent un bloc compact et approchèrent de la première ligne sonrhay. Se croyant en bonne position, ils lâchèrent une salve. Les balles n’atteignirent aucun Sonrhay. Les Foutanké rechargèrent leurs armes et s’approchèrent encore : une deuxième salve n’eut aucun résultat. Les fusils, enrayés, ne fonctionnaient plus.
« Les Sonrhay s’étaient fait des gris-gris contre les fusils des Peuls.
Ils ont réussi leur coup. Mais les résultats n’ont pas été de même avec les fusils perfectionnés des Français.
« Les Peuls décontenancés voulurent recharger leurs fusils pour tirer, mais cette fois sans attendre le commandement ; c’était déjà le désordre dans leurs rangs. Le chef des archers, le « Tongo-farma » Komoti, sonna alors sa trompe en corne de biche, pour que ses hommes se préparent. Les Foutanké s’approchèrent encore, les archers tirèrent : une nuée de flèches s’abattirent sur les cavaliers foutanké, bourdonnant à leurs oreilles comme un vol de mange-mil. Les Foutanké s’affolèrent et commencèrent à s’enfuir.
« Pendant ce temps, la cavalerie touarègue avait effectué un mouvement tournant ; elle s’était défilée vers la dune de l’Ouest pour contourner le champ de bataille et surgir sur les positions arrières des Foutanké. Ceux-ci, déjà arrêtées et mis en désordre par les archers sonrhay, voulurent remonter vers la dune, mais se trouvèrent assaillis par les cavaliers touareg, les chargeant à revers. Les Foutanké n’avaient pour armes, que leurs fusils sans effet qu’ils n’avaient pas le temps de recharger. Ce fut la déroute. Mais la plupart d’entre eux n’eurent pas le temps de s’échapper et furent massacrés sur place par les sabres et les lances des Touareg et les flèches des Sonrhay. On retrouva des corps de Foutanké criblés de 5 à 8 flèches, certains même traversés par une flèche de part et d’autre.
« On se souvient que de Boubon, l’on pouvait voir le champ de bataille couvert de cadavres comme un champ de pastèques. Les enfants de Boubon vinrent le lendemain matin contempler cette hécatombe. Les Fontanké perdirent là plus de 1.000 des leurs. Du côté des alliés, il y eut que deux tués un Bellah et un homme de Koulikoïré.
« Les débris de l’armée foutanké furent poursuivis jusqu’à Kirkissoy, en face de Gamkallé. Quant au chef de Lamordé, Bourahima Hama Gati, il trouva la mort ce jour-là, avec les Foutanké ; beaucoup de villageois de Lamordé, notamment du village de Komba, périrent avec lui ».
J’ai dit plus haut que le Cheik toucouleur devait se venger de cette défaite à Boumba où les Djerma perdront 3.000 hommes.
Après le désastre de Dambou, Sidi Ahmadou se dirigea vers le Sud en longeant la rive droite du Niger, entraînant dans son sillage le chef exigé du Dallol-Bosso, Bayero. Il passa à Diaga, puis à Ouoro-Guéladjo, où sur l’instigation du chef de Say, il obtint outre l’alliance du chef du Torodi, celle de Ibrahima-Guéladjo, chef influent du Petit-Kounari. Il concentra alors ses troupes à Say sur la rive droite.
Issa Korombé, le fameux chef guerrier de Boboye-Koïgolo, près de Sandiré, pensant que les Toucouleurs allaient traverser le fleuve pour gagner ses terres, rassemblant son armée composée d’habitants de Kebbi, de Bâguâdji, de Djikké, du Dallol et de Dosso. Il commença par attaquer le Fakara, allié d’Ahmadou, le Dounga, vassal de Say et les Peuls de Karimana (Dendi).
A cette nouvelle, Ibrahima Guéladjo, les gens de Say, ceux de Binkôdji, ceux du Fouto Toro et les diverses tribus de son armée, furent rassemblés par Sidi Ahmadou. Il leur donna comme commandant en chef son neveu Hamidou Ahmadou Omakala. Ils traversèrent le fleuve et marchèrent sur l’ennemi.
Le combat le plus rude eut lieu à l’embouchure du Dallol- Bosso, à Boumba ; le souvenir en est resté vif ; il opposa les deux chefs politiques : Alfa Atta, le Djermakoy de Dosso et l’Emir Ahmadou, chef des exilés volontaires. Issa Korombé, à la tête de 3.000 cavaliers, sans compter un nombre impressionnant de fantassins, attaqua violemment l’armée peule mais fut tué au premier choc et son parti défait ; on lui coupa la tête qu’on expédia à Sidi Ahmadou. Les Djermas perdirent ce jour-là 3.000 hommes et furent repoussés jusqu’à Dosso. Les Toucouleurs s’emparèrent d’un butin de 500 chevaux.
A leur retour, auprès de Sidi Ahmadou, sains et saufs et en vainqueurs, les Toucouleurs partirent du Petit-Kounari, pays d’Ibrahima Guéladjo, traversèrent le fleuve et passèrent au Dounga, pays djerma vassal des Peuls de Say, et dont le chef était animé d’une haine farouche contre le Djermakoy de Dosso (Alfa Atta à cette époque).
Ahmadou resta deux ans (1895-1897) à Dounga, d’où il fit rayonner ses expéditions de pillage vers le Sud et vers l’Est. Au Sud, il saccagea le Double W et la basse vallée du Dallol Bosso. Mais son effort se porta surtout contre les Djermas de Dosso, qui retrouvaient à ses côtés leurs vieux ennemis, les Peuls de Tampkalla avec Bayero, revenu aux trousses d’Ahmadou, et les Djermas de Dounga.
Alfa Atta mourut sur ces entrefaites, remplacé par Attikou, qui organisa vigoureusement la défense. Les Peuls l’attaquèrent à Dosso et à Riarangui, mais ils furent repoussés (1897). La fortune, à ce moment, tournait. Attikou finit par l’emporter ou tout au moins à décourager Ahmadou qui se décida à abandonner le pays djerma et à continuer vers l’Est (Sokoto), inquiété surtout par l’approche des Français, qu’il ne tenait pas à affronter. Le 19 mai 1897, le capitaine Betbeder occupa Say et menaçait Dounga. Il fallait fuir.
La fin des deux grands exilés volontaires
Décidément le mois de mai ne semble pas porter bonheur aux deux grands exilés. En effet, nous nous souvenons que le Franco-Sénégalais Dodds, chargé de la lutte contre Alboury, s’empara de Yang-Yang, la capitale du Bourba-Djoloff, le 24 mai 1890. Le Capitaine Blachère, chargé de poursuivre Ahmadou parti de Bandiagara, le rejoint à Douentza le 19 mai 1893 et lui tua 103 hommes, puis lui enleva sa famille à Dallah. Le 19 mai 1897, le capitaine Betbeder occupa Say et menaçait Dounga où résidaient Ahmadou et Alboury. Il fallait donc fuir. De quel côté allaient-ils se diriger à présent ? Qu’était devenu Alboury dont en n’entendait plus parler depuis quelques temps ? Etait-il resté avec Ahmadou à Dounga pendant ces deux dernières années (1895-1897) ? Ou bien était-il parti faire campagne ailleurs ?
Sollicités de tous côtés par les minorités peules désirant secouer le joug Sonrhay et Djerma, les deux grands chefs étaient obligés de se partager la tâche.
Pendant qu’Ahmadou luttait contre Dosso, Alboury avec une bande de fidèles Ouolofs, continua, après Ouro-Guéladjo et le double W, le long de la rive droite. En 1895, appelé par les Peuls de Karimama, il tomba sur le Dendi de la rive sud, qu’il saccagea. Il semble avoir eu un moment l’idée d’y créer un petit Etat. Sa trace est restée non seulement dans la mémoire des populations, mais chose curieuse, dans les noms des lieux. Des villages portent encore des noms Ouolofs (Louga, Hamdallaye, etc.) et une rivière, en aval du Mékou, porte son nom : L’Alibori. Les essais de conquête durent cependant être difficiles, car Alboury rejoignit Ahmadou en 1897 à Dounga.
Et tous deux, de concert, abandonnant la lutte contre Dosso, essayèrent de rejoindre Sokoto. Mais le Sud leur était fermé (Dendi et Kebbi). Le pays Djerma était infranchissable. Ils essayèrent de le contourner vers le Nord, ainsi que le pays Maouri, en traversant la zone désertique et de se rabattre à l’Est de Dogondoutchi, dans l’Emirat de Sokoto. Ils remontèrent la vallée du Dallol-Bosso. Une attaque contre Koïgolo fut repoussée. Bayero, toujours jusque-là à la remorque d’Ahmadou, le laissa continuer vers le Nord et s’arrêta à Sandiré, où il se fixa après des raids infructueux contre Loga, Koïgolo, Modikaoré (dans le Maouri), le Fogha, et après s’être brouillé avec les gens de Dounga et les Maouri de Douméga.
Laissant donc Bayero seul à Sandiré, Ahmadou et Alboury et leurs partisans bien réduits, entrèrent dans le Kourfey, le pays des « Haoussa-Soudié » animistes et farouches guerriers. C’est là que les attendait un désastre qui devait les réduire à une poignée d’hommes. Voici comment. A Bonkoukou, le chef Goumbi donna l’ordre à ses gens de bien recevoir la bande qui arrivait peu nombreuse, mais que les fusils dont elle disposait rendaient redoutable ; les habitants reçurent à bras ouverts les fugitifs, les menant individuellement dans des cases pour leur donner à manger et leur accorder l’hospitalité toute africaine. Dans la nuit les fugitifs dispersés près des femmes Soudié furent surpris désarmés et massacrés pour la plus grande partie.
C’était la fin du raid guerrier d’ Ahmadou, dont Dori avait été déjà une rude étape.
Il ne sera plus désormais question que d’un chef en fuite.
Quelque temps après, à Tounfalizé (près de Filingué), Alboury vengea ce guet-apens sur les Soudié ; puis les survivants essayèrent de rejoindre Sokoto, par la route de Filingué, Chical, Baguendoutchi, puis le Nord de Matankari, route pratiquée encore actuellement, et qui porta longtemps le nom de « Route des Foutanké », ou gens du Fouta Toro (Sénégal). A Chical et Baguendoutchi, il fallut livrer combat aux habitants pour pouvoir passer. En fait, ils taillèrent en pièces l’armée du souverain Bâgâdji et atteignirent finalement le pays de Sokoto. Mais combien en restait-il ? Avant d’entrer dans la ville de Sokoto, Ahmadou tomba malade au village de Bâjagha et alla camper au village de Maykouloukou.
Il ne voulait sans doute pas arriver à Sokoto, capitale du pays Haoussa, pensant que la mort l’atteindrait là-bas (d’après certaines traditions) Ahmadou dissimulait ce pressentiment. Aux approches de Sokoto, il informa son entourage d’un songe qu’il avait eu. Son père Cheik El Hadj Omar l’avait visité en rêve pour lui dire : « O Ahmadou, regarde comme sont égales la vie et la mort ! » Par ce rêve, il comprit qu’il allait mourir dès son arrivée à Sokoto.
C’est pourquoi, il demeura à Maykouloukou et n’entra jamais à Sokoto. Là, il sortait chaque jour et tenait audience publique malgré sa maladie. Ce mal l’avait attaqué d’abord par la cuisse, puis avait gagné la poitrine. Dès lors il fut pris de toux jusqu’à ce que la maladie devint fort grave. Le public l’empêcha alors de sortir. Finalement il mourut. Parmi ceux qui avaient assisté à sa mort on a cité : Abdoul Hammadi, Samba Ndiaye Raky, Sirandou, Ahmadou Aïchata, Mohammed-Madani, Karamoko, Hâbib, le reste de ses disciples se tenait debout devant la porte.
Lorsqu’ils surent qu’il allait rendre son âme à Dieu, ils lui donnèrent de l’eau de Zem-Zem. Ce fut la dernière eau qu’il but. Puis il s’éteignit – un mardi, le 21 du 7e mois lunaire dans la matinée en l’an hégirien 1315 (le 16 janvier 1898) On le pleura à chaudes larmes, on sanglota, on se lamenta sur lui.
On dépêcha des messagers pour annoncer sa mort à tous les villages environnants. Un émissaire rapide fut envoyé auprès du Sultan de Sokoto, Abdurrahmane, surnommé « Daïnié-nKasko », fils du Sultan Aboubakar Attikou (1891-1902).
On procéda ensuite au lavage du mort, pour les funérailles. C’est Mohammed-Hammad, Omar Saïdi Yanké et Muhammed Abdoulaye qui avaient fait le nécessaire. Ils récitèrent pour lui 100.000 fois le chapitre coranique « Le Culte » (Coran, CXII) avant la fin du lavage.
Le lavage terminé, on lui donna pour linceul cinq habits sans turban et sans pagne. On fit la prière des morts que dirigea Muhammed Abdoulaye sur l’ordre de Muhammed-Madani, fils du défunt. On l’enterra dans la case où il était mort. L’enterrement ne prit fin qu’après cinq heures du soir. Puis on s’accorda sur l’élection de Muhammed-el-Bachir (Bassirou) pour lui succéder et on lui prêta serment de fidélité.
Lorsqu’il eut appris cette nouvelle, le Sultan de Sokoto leur souhaita du bien, envoya à Bassirou son burnous, sa tunique qu’il portait, un turban, 16 chevaux, 300 robes d’apparât, 800 mesures de riz et leur fit construire un très joli village. Il leur dit de quitter Maykouloukou et d’aller s’installer dans ce nouveau village. Ils l’occupèrent le 12 du 8e mois lunaire en le baptisant Darou-Salâm (environ trois semaines après le décès d’Ahmadou).
Les fugitifs allaient-ils se fixer définitivement à Darou-Salâm, maintenant qu’ils semblaient avoir trouvé un asile sûr ? Ou bien seront-ils encore appelés à aller plus loin, poussés par l’esprit d’aventure ou par la pression des évènements ?
Ils y restèrent cinq mois, et voilà qu’ils apprirent soudain l’arrivée de l’armée française, encore ! Ils se préparèrent à repartir, mais ils craignirent qu’en laissant Sidi Ahmadou dans sa tombe, celle-ci ne devînt l’objet d’une profanation. Cette appréhension fut partagée par tous. C’est à l’unanimité qu’ils décidèrent de l’enlever de son tombeau.
On envoya son fils Madani, ses frères et les gens qui avaient le même âge et les mêmes qualités morales, avec un énorme manteau pour y déposer les restes du défunt. Dans la délégation il y avait Bouubacar Darô, frère de Pathé Souboukou et un esclave de Sidi Ahmadou, appelé Djounniqi, fils de Kantara. Ils se rendirent donc à Maykouloukou, pénétrèrent dans le village qui déjà était devenu un lieu de pèlerinage.
Les visiteurs y venaient chercher les bénédictions du sol de son tombeau que l’on parfumait avec toutes sortes d’encens. Ils ouvrirent donc la porte, entrèrent, creusèrent, dégagèrent les morceaux de bois qui empêchaient la terre de s’effondrer.
Le premier à avoir introduit son bras dans la tombe fut son fils Mahdi. Il atteignit la poitrine et poussa un cri et appela son frère en disant : « 0 papa, quelle peine ! mon papa est dans la tombe ! » Boubacar Darô introduisit alors son bras dans la tombe, palpa le défunt de la tête aux pieds. Ils le sortirent, le déposèrent dans un coin du mausolée et dépêchèrent Djounniqi auprès de Bassirou pour l’informer de la situation et lui demander ce qu’il fallait faire. Il leur ordonna de lui creuser une autre tombe, de l’y ensevelir secrètement.
Ils le portèrent après le crépuscule en marchant jusqu’à minuit et l’enterrèrent dans la maison de Bassirou.
Ils quittèrent par la suite leur village de Darou-Salâm. Mais les habitants du Fouta Toro qui l’aimaient le plus ne furent pas rassurés de le laisser dans sa dernière tombe, ils choisirent plutôt sept hommes, qui revinrent l’enlever de sa seconde tombe et qui l’enterrèrent une troisième fois. Certaines traditions parlent de six enterrements successifs. Dieu seul connaît la vérité.
Bassirou et les survivants s’éloignèrent donc de Darou-Salâm, mais restèrent dans la province du Zamfara, devenue leur propriété, et se mirent au service de l’Emir de Sokoto. Ils l’aidèrent dans sa résistance contre les Anglais. Bassirou, lors de l’occupation de Sokoto, finit par être prisonnier en 1906, à Burmi. Un bon nombre de ses hommes partant vers l’Est, s’installa à Hadeidjiah, où vécut longtemps un fils d’Ahmadou, Ahmadou-Madaniyo, autrement dit Madani, l’ex-roi de Ségou, à qui les Anglais ont reconnu le titre de chef des Tidiani et autorité sur les dix-neuf familles qui l’ont suivi. Un groupe un peu plus important se fixa dans le district de Moriki, dans le Zamfara. Le reste, fuyant toujours l’avance du chrétien maudit, traversa Bornou, Ouadaï et Darfour, et alla se réfugier à la Mecque, où leur noyau subsista longtemps.
Revenons à Alboury Ndiaye. Nous l’avons perdu de vue depuis Tounfalizé, près de Filingué, où il a vengé, sur les Soudiés, le guet-apens de Bonkoukou, à Chical et Baguendoutchi, il a taillé en pièces l’armée de Bâgâdji pour pouvoir se frayer un chemin et atteindre le pays Sokoto. Qu’était-il devenu ensuite ? Avait-il continué avec Ahmadou ? Ou bien, avait-il préféré se remettre en campagne sous d’autres cieux ?
A vrai dire, l’état actuel de nos recherches ne nous permet pas de préciser quand et comment il a quitté le reste de la troupe. Toujours est-il qu’il faut aller au Niger pour retrouver ses traces. Il gagne la région de Dogondoutchi (1898), sans doute appelé par la minorité peule de ce secteur. Le 1er septembre 1898, on signala sa présence vers Dioundiou. Après quoi la fin approche. Alboury ne se reconnaît jamais vaincu, mais l’étau se resserre. Le 9 août 1899, le poste de Dosso est occupé par les troupes françaises du Soudan. Les Haoussa le chassent de la rive gauche du Niger, et les Français de la rive droite. Un mois avant sa mort, dit la tradition, le Bourba fugitif eut le pressentiment de la fin sous le coup d’une humiliation insupportable, la première de sa vie. Il avait trouvé une calebasse de lait et, affamé, l’avait bue en cachette. La femme à qui appartenait le lait survient et l’accuse. Honteux, Alboury nie, mais un garçon le dénonce et l’accuse. Il dit alors à son griot : « Je ne suis plus rien puisque ma parole est mise en doute. C’est le signe que je n’en ai plus pour longtemps ».
D’après une tradition recueillie à Say par Vincent Monteil et que rapporte Ibrahima Baba Kaké, Alboury fut tué non loin de Dogondoutchi au lieu dit le « Kalakala » : il fut enterré sur place. Une flèche empoisonnée tirée par un enfant incirconcis l’atteignit à l’auriculaire. On lui coupa le bras et lui enleva le gris-gris qu’il portait. On conserva à Dosso « le bras de fer » d’Alboury, l’infatigable bras du guerrier Ndiaye. Ce bras invaincu, d’après les traditions recueillies à Niamey, fut enterré, avec tous les honneurs dus à son rang, à Dosso, dans la grande Mosquée qui fait face au palais du Djermakoy
L’homme de lion a fini par cesser de tirer ses fusils, de monter ses chevaux. Mais la légende s’en est emparée, les griots le célèbrent. L’écrivain sénégalais Cheikh Ndao présente en 1962, une pièce de théâtre sur Alboury Ndiaye (l’exil d’Alboury). Déjà, en juillet 1943, le Foyer France-Sénégal faisait jouer, à la Chambre de Commerce de Dakar, avec un succès fou, une pièce sur Alboury (Alboury Ndiaye au Kaarta) – Du Sénégal au Niger, en passant par le Soudan, la Haute-Volta et le Bénin sur près de 3.000 kilomètres, l’Afrique Noire chante le geste d’Alboury, la chanson de l’indomptable Bourba-Djoloff. On a l’impression qu’il était en avance sur son époque.
En effet, déjà, il avait compris l’inexistence des frontières des nations, devant le danger des armes modernes. Il savait qu’il valait mieux résister victorieusement à Nioro ou à Bandiagara que de mourir submergé par le nombre à Yang-Yang.
L’historien, Ibrahima Baba Kaké, ne peut s’empêcher de rapprocher le destin d’ Alboury de celui de cet autre grand Africain le Carthaginois Hannibal.
Parlant de ce dernier dans son « Profils de conquérants » Jérôme Carcopino (que cite I.B. Kaké) écrit : « Le terrain où déployer sa vengeance se rétrécissait sous les pas d’Hannibal mais elle ne désarmait pas. ». Evoquant ensuite sa mort en Asie il ajoute : « Ainsi finit misérablement le glorieux destin du grand homme. Mais combien plus misérable le destin de cette patrie qu’il avait tant aimée ! Lui, du moins, pouvait croire qu’en un suprême défi, il l’avait emporté sur ses éternels ennemis, puisque sa mort, volontaire, l’avait soustrait à leur vindicte ».
« Yang-Yang, ajoute J. B. Kaké c’est le zama d’Alboury. Les pays nigériens correspondent à son Orient et enfin la banlieue d’ Astacos (rivage de la mer Marmara) où fut inhumé Hannibal, pourrait être comparée à kalakala. Hannibal, s’est empoisonné pour échapper aux Romains ; Alboury a été tué par une flèche empoisonnée décochée par un enfant. N’est-ce pas un suicide ? Il préféra cette mort à celle que lui auraient infligée les Français ».
SOURCES D’INFORMATION
1) – Boubou Hama. – Contribution à la connaissance de l’histoire des Peuls
(Présence Africaine, Paris, 1968).
2)- Cheikh Moussa Kamara. – La vie d’El Hadj Omar (traduction d’Amar Samb 1975).
3) – Général Duboc. – L’épopée coloniale en Afrique Occidentale Française.
4) – D.T. Niane et Suret-Canale. – Histoire de l’Afrique Occidentale Française (Présence Africaine, Paris, 1965).
5) – Suret-Canale. – Afrique Noire Occidentale et Centrale, géographie, civilisations, Histoire (Editions Sociales, Paris, 1961).
6) – J. Meniaud. – Sikasso ou histoire dramatique d’un royaume noir au XIXe siècle.
7) – Sékéné Mody Cissoko. – Histoire de l’Afrique Occidentale – (Présence Africaine, Paris, 1966).
8) Marie Casanova. – Lat Dior, le dernier souverain du Cayor – (ABC, Paris ; N.E.A., Dakar – Abidjan, 1976).
9) – Ibrahima Baba Kaké – Alboury Ndiaye (article paru dans un numéro de Bingo)- Renseignements fournis par Maître Aliou Dème, notaire à Bamako, Mali. – Renseignements fournis par M. Koreichi Tall, interprète en retraite, chef de Bandiagara, fils d’Aguibou El Hadj Omar Tall. – Renseignements fournis par M. Garan Kouyaté, Administrateur civil à Bamako, petit-fils du grand Garan Kouyaté, griot du fama Mademba Sy de Sansanding.