Culture et civilisations

A.GANDOU, LE NOUVEAU SOUFFLE DE LA LITTERATURE BENINOISE

Ethiopiques numéro 57-58

revue semestrielle de culture négro-africaine

1er et 2e semestres 1993

Il est temps que le public le sache. L’écrivain-caméléon, connu successivement sous les pseudonymes de Dassi J. Mawutin et Kpanlingan Sessi, s’appelle bien Albert Gandonou originaire du petit village de Kétoukpè dans la sous-préfecture d’Ifangni. Il compte à son actif trois oeuvres, toutes publiées à compte d’auteur entre 1983 et 1985 aux Editions Silex, puis deux manuscrits en instance de publication : Lettre de prison et Louis Hounkanrin ou la Grande France, une pièce de théâtre.

Ecrivain polyvalent, Albert Gandonou embrasse presque tous les genres. Il a commencé par un mélange d’autobiographie et d’essai, Marx, Lénine et pourquoi pas Jésus, édité en 1983 sous le pseudonyme de Dassi J. Mawutin. L’année suivante, sous le second nom de plume de Kpanlingan Sessi, il s’essaie dans la nouvelle avec Les Eunuques avant d’accoucher en 1985 d’une pièce théâtrale, Fous d’Afrique, cette fois-ci signée de son vrai nom. Le public béninois n’a pas eu l’heure d’apprécier en son temps les talents de ce jeune loup de la littérature de contestation politique, le premier dont notre pays puisse véritablement s’honorer, après s’être illustré dans le passé par diverses formes de littérature de collaboration. Naturellement, l’auteur de Marx, Lénine… et des Eunuques avait sur ses devanciers un avantage certain : vivant en exil et ayant fait protéger son identité par son éditeur, il pouvait jouer les Soljénitsyne et vitupérer sans grand risque contre les institutions politiques de son pays

Mais parler de contestation politique, c’est focaliser l’attention sur l’itinéraire solitaire et douloureux d’un homme incompris, mal aimé du christianisme et du communisme à la fois, et qui se résout finalement à aligner sa plume sur les vues de l’orthodoxie marxiste-léniniste. Marx, Lénine… et pourquoi pas Jésus est une oeuvre de fronde anti-chrétienne et anti-communiste. Dans cette autobiographie partielle, l’ancien enfant de choeur, l’ancien séminariste et le transfuge du poulailler communiste que fut Dassi Mawutin, alias Albert Gandonou, laisse libre cours à sa révolte. Il pourfend férocement ses anciens maîtres et évangélisateurs les curés, tout comme ses doctes camarades du communisme pontifiant. Puis, associant la logique des oxymores à la foi du combattant solitaire, il oppose Dieu à Dieu, déchristianise le christianisme et canonise le communisme et la révolution sur l’autel de Jésus-Christ, avant d’aboutir au paradoxe le plus troublant : « Je reste chrétien. Je reste communiste (…). Je postule en cette fin du 20è siècle un autre type de révolutionnaire à la fois scientifique et croyant » [1].

C’est Roger Gbêgnonvi qui a perçu tout le drame caché derrière ce choix malaisé. Les chrétiens et marxistes occidentaux, écrit-il, « jugeront et apprécieront la synthèse que propose un enfant d’Afrique des deux idéologies maîtresses engendrées par leur civilisation » [2]. L’histoire nous a déjà gratifiés de maints exemples de mariages de pensées. Mais le syncrétisme idéologique revendiqué par Albert Gandonou cache mal les incertitudes d’un homme en quête de stabilité intérieure sous les assauts de sa conscience.

Tout se passe d’ailleurs très vite, si vite qu’entre 1983, date de publication de Marx, Lénine…, et 1984 où paraît la nouvelle Les Eunuques, l’écrivain frondeur, l’hybride écartelé se mue en militant propagandiste, prophète de l’eschatologie révolutionnaire et chantre du paradis communiste qui clôt son récit. On s’en doute, Les Eunuques constitue un récit d’alignement idéologique et de combat politique dirigé contre la situation tragi-ubuesque du Bénin, sous le régime militaro-socialiste. On y trouve à la fois du Zola, du Malraux, du Camus, du Sembène Ousmane et… naturellement les héros du communisme triomphant.

Le cadre de ce récit, c’est l’agglomération de Kraké, le centre frontalier du Nigéria. Le narrateur l’appelle Sowa ou Sowa-Plage selon le point visé. Puis des références sont faites aux deux capitales Cotonou et Porto-Novo, respectivement désignées sous les noms fictifs de Koroména et de Mandéra. Zacharie, le héros, est un jeune ouvrier membre d’un parti communiste clandestin, le PCK. Arrêté et torturé, il meurt des suites de ses blessures. Les préparatifs de son enterrement donnent lieu à un bras de fer souterrain entre son parti et le régime corrompu et despotique du président Kongolo, déformation à peine voilée du nom du président Kérékou. Finalement, au moment de l’enterrement, c’est le préfet de Mandéra lui-même, un personnage aux allures de Gratien Capo-Chichi [3], qui est obligé de fuir devant la fronde des habitants de Sowa. La nouvelle s’achève sur la victoire et le règne du PCK qui répand l’ordre, la justice et le bonheur sur tout le pays.

L’intérêt de cette oeuvre, ce n’est naturellement pas la messe communiste à laquelle se trouve convié le lecteur, pas davantage la critique de la corruption et de l’arbitraire devenue l’un des thèmes féconds de la littérature négro-africaine depuis les indépendances. L’intérêt, c’est le fait que, par son acte, l’auteur a marqué une rupture radicale avec l’engourdissement habituel de la littérature béninoise, connue pour son mutisme complice à l’égard des pouvoirs d’occupation ou de coercition. Pour une fois, un écrivain béninois a osé critiquer sans ménagement, dans une oeuvre destinée au public, un régime politique dont il savait que la moindre critique lui vaudrait l’internement et la torture. Bien peu d’intellectuels ou hommes de culture béninois peuvent revendiquer pareille audace. Face aux eunuques de la collaboration politique, Albert Gandonou a eu le mérite de brandir sa plume virile contre les tenants de la dictature démagogique, même si c’est sous le masque d’un nom d’emprunt.

Ce masque, il n’aura pas de peine à l’enlever au moment de la publication de sa troisième oeuvre, Fous d’Afrique. Il s’agit d’une pièce écrite et jouée dans un souci didactique et un contexte politico-culturel qui ont contraint l’auteur à un opportunisme pour le moins inattendu. Pour mémoire, on peut retenir que Fous d’Afrique, chaleureusement saluée par la presse ivoirienne, a valu à son auteur le premier prix du Festival National de Théâtre Scolaire et Universitaire de Côte d’Ivoire en 1986. Mis à part le contexte local ivoirien qui lui sert de cadre, cette pièce ne présente guère de différence notable avec sa soeur aînée La Secrétaire particulière de Jean Pliya, publiée douze ans plus tôt. Le thème structurateur est toujours la corruption des cadres de la nation, assortie d’un discours didactique et d’un dénouement tout à l’honneur de la sagesse du Chef de l’Etat ivoirien. Les deux protagonistes de l’action, le couple Kouamé-Aminata, sont des modèles de fonctionnaires intègres victimes de la machination de leurs collaborateurs vénaux, hostiles à toute gestion rigoureuse. Arrêté et emprisonné, Kouamé sera libéré et réhabilité grâce à l’intervention personnelle du Président de la République dont la sagesse et le sens de la justice sont loués. Et c’est là, justement, que la surprise se révèle de taille.

Comment imaginer, en effet, que le pourfendeur de la religion chrétienne, l’enfant rebelle du communisme revenu dans les rangs, l’ennemi déclaré des régimes capitalistes, puisse écrire et faire jouer une pièce qui fait une part si belle à l’un des représentants les plus coriaces du monde capitaliste [4] sur le sol africain ? Répondra qui pourra. Il faut cependant se garder d’inférer de cette attitude un changement de credo ou une caution du dramaturge au pouvoir politique en place en Côte d’Ivoire depuis près d’un demi-siècle. Si infléchissement il y a, ce ne peut être que dans la méthode d’approche des réalités quotidiennes. Tout se passe comme si, après avoir prêché l’intransigeance et l’exclusion au nom de la révolution populaire dans les Eunuques, notre écrivain-militant s’engageait finalement dans la voie du réalisme consistant à reconnaître le bien là où il se trouve, même dans les rangs de l’adversaire politique.

Ainsi, Fous d’Afrique traduit peut-être un début de mûrissement d’esprit chez l’auteur. Marx, Lénine exprime les atermoiements d’une conscience angoissée, en quête de coïncidence avec elle-même, tandis que les Eunuques connote un discours politique d’alignement sur la dialectique marxiste. Avec Fous d’Afrique, on assiste à l’émergence d’un pragmatisme incitant à l’optimisme, même si les qualités littéraires de la pièce restent, somme toute, modestes. Quelques timides efforts d’originalité s’observent au début du premier acte dont la scène d’ouverture est entièrement constituée par une didascalie.. Le dramaturge a, sans doute aussi, pris la liberté de s’écarter des règles archaïques sur les unités de lieu, de temps et d’action. Mais en dehors de ces éléments, le lecteur ou le spectateur découvre une pièce classique, de facture simple et écrite dans une langue courante.

Cette simplicité était déjà perceptible dans Les Eunuques, récit linéaire dont Guy Midiohouan a déploré dans un article l’absence d’originalité [5]. Des six chapitres qui composent cette nouvelle seuls les deux avant-derniers présentent un intérêt au niveau de la fiction et de la composition. Le quatrième chapitre s’achève sur une pathétique scène de communion fraternelle et de brassage des cultes chrétiens et vodun en usage à Sowa. Le cinquième chapitre, lui, fait une satire caustique de l’effondrement de l’autorité politique à la manière de Sembène Ousmane dans Les Bouts de bois de Dieu. Le récit aurait pu prendre fin à la page 68, après le long monologue intérieur des deux personnages symbolisant le complexe de l’intellectuel petit bourgeois. Mais l’auteur a éprouvé le besoin de l’allonger de trois pages apologétiques sur le règne communiste.

Dans Marx, Lénine, en revanche, le lecteur peut apprécier le mélange habile du style épistolaire, du récit autobiographique et du discours analytique. Sont appréciables également certaines envolées lyriques modulées par de longues périodes oratoires, en relation avec le ton pathétique de la revendication par l’ancien séminariste de son statut de révolutionnaire croyant. Marx, Lénine est, sans doute, le mieux écrit des trois ouvrages publiés à ce jour par Albert Gandonou.

La vérité est que sa plume d’écrivain révolutionnaire maîtrise plus le langage de l’art socialiste que les subtilités du discours littéraire authentique. Son style est volontiers dogmatique ou moralisateur, quand il n’est pas fait de superfétation de qualificatifs dictés par les prétentions scientifiques de son obédience idéologique. Il faut souhaiter que son talent s’épanouisse davantage sur le terrain de l’esthétique littéraire dont souffrent ses oeuvres. Ecrire pour faire passer un message, c’est faire preuve d’engagement social ou politique. Mais offrir en même temps à l’esprit les délectations qui sont les siennes dans le domaine de la fiction, de l’art et du langage, c’est faire de la création littéraire. Les ressources ne manquent pas à Albert Gandonou pour donner la mesure de sa sensibilité esthétique. Mais il lui faudra faire l’effort de choisir entre le langage stalinien et celui des belles-lettres.

BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE

I – Ouvrages de l’auteur :

-MAWUTIN (J. Dassi).- Marx, Lénine… et pourquoi pas Jésus. Paris, Editions Silex, 1983, 64 p.

-SESSI (Kpanlingan).- Les Eunuques.-, Paris, Editions Silex, 1984, 72 p.

-GANDONOU (Albert).- Fous d’Afrique.- Paris, Edition Silex, 1985, 72 p.

II – Articles sur l’auteur  :

 

-CARLOS (Jérôme).- « Plaidoyer pour l’Afrique », in IVOIRE DIMANCHE du 1er Septembre 1985, pp. 39-40.

-HOUEDANOU (Lucien).- « Jésus et la révolution : Marx, Lénine… » in IVOIRE DIMANCHE du 2 Octobre 1983, pp. 42-43.

-GBEGNONVI (Roger).- « Dassi J. Mawutin : Marx, Lénine… », in RECHERCHE, PEDAGOGIE ET CULTURE, nO 68, Octobre – Novembre Décembre 1984, p. 92.

-KOUAME (J. B.).- « Fous d’Afrique » d’Albert Gandanou : le triomphe de l’amouré », in FRATERNITE MATIN du 06 Août 1985, p. 9.

-MIDIOHOUAN (O. Guy).- « Les Eunuques » de Kpanlingan Sessi ou le rêve avorté du PCD. », in LE FORUM DE LA SEMAINE, n° 91 du 22 au 28 Janvier 1992, p. 14.

[1] Marx, Lénine… pourquoi pas Jésus. Paris, Ed. Silex, 1983, pp. 63 et 61.

[2] Roger GBEGNONVI – « Dassi J. Mawutin. : Marx, Lénine… », in RECHERCHE, PEDAGOGIE ET CULTURE, n°68, Octobre – Novembre – Décembre 1984, p.92.

[3] Gratien CAPO-CHICHI, ancien professeur de Lettres, fut pendant de longues années et sous le régime du Président KEREKOU, Préfet de la province de l’Ouémé dont le chef-lieu est Porto-Novo.

[4] C.-à-d. Houphouët Boigny.

[5] Guy O. MlDIOHOUAN.- « Les Eunuques de Kpanlingan Sessi ou le rêve avorté du PCD », in LE FORUM DE LA SEMAINE n° 91 du 22 au 28 Janvier 1992, p.14.

-HEGEL ET L’ABBE GREGOIRE

-LA CAPTIVE DE D.N. TAGNE