Hommage à Cheikh Anta Diop

CE QU’IL FAUT RETENIR DES TRAVAUX LINGUISTIQUES DE CHEIKH ANTA DIOP

Ethiopiques numéros 44-45

Revue socialiste de culture négro-africaine

Nouvelle série – 2ème trimestre 1987 – volume IV, N°1.2

Nombreuses sont les raisons qui m’autorisent à parler de l’œuvre de Cheikh Anta Diop, particulièrement de ses travaux linguistiques. Il y a, d’abord, la connaissance que j’ai de cette œuvre, en tant que linguiste comparatiste diplômé, mais aussi en tant qu’historien, ethnologue et anthropologue amateur.

Il y a, ensuite, la parenté qui me lie à la personne de Cheikh Anta Diop, mon frère spirituel – car lui et moi nous sommes les fils spirituels de Lilias Homburger -, mon frère par alliance ou kal, comme on dit en wolof, mon homonyme, mon ami, mon collègue.

Mais il y a surtout le fait que le Directeur de la Fondation Léopold Sédar Senghor, Monsieur Aliou Fati, m’invite à dire quelque chose sur Cheikh Anta Diop, dans un numéro de la revue « ETHIOPIQUES » consacré à Cheikh Anta Diop. Ce que je voudrais dire, à cette occasion,c’est ce qu’il faut retenir des travaux linguistiques de Cheikh Anta Diop.

Je vais essayer de passer en revue ces travaux, tout en rappelant et jugeant les différentes critiques qui leur ont été faites par des linguistes amateurs ou professionnels et aussi en formulant mon humble point de vue dont je voudrais qu’il soit le témoignage de respect que je porte à l’homme dont je voudrais, ici, m’acquitter d’un devoir en évoquant le souvenir.

Les travaux linguistiques de Cheikh Anta Diop peuvent être répartis en deux catégories, à savoir ceux qui sont insérés dans des ouvrages traitant de l’histoire de l’Afrique noire et ceux constituant des études linguistiques à part. Voici un classement un de ces travaux que je propose aux lecteurs qui voudraient les connaître ou mieux les connaître :

1.Travail linguistique inséré dans « Nations nègres es et Culture » (Présence africaine, Paris, 1955).

  1. A) Comparaison :
  2. Étude comparative des grammaires égyptiennes et wolof (pp. 191-238).
  3. Vocabulaires comparés égyptiens et wolof (pp. 39-287).
  4. Etude comparative du wolof et du sërër (pp. 396-414).
  5. Etude comparative du wolof et de deux langues de l’Afrique de l’Est : le sara et le baguirmien (pp.414-423). .
  6. B) Systématique wolof : La classification nominale en wolof (pp. 436-451).
  7. C) Linguistique appliquée : Traductions de concepts et textes littéraires en langue wolof :
  8. Traduction de concepts mathématiques (pp.461-467).
  9. Traduction de concepts physiques et chimiques (pp.368-380).
  10. Traduction du principe de la relativité (pp. 387-391).
  11. Traduction de textes littéraires (pp. 392-393).

Il. Travail linguistique inséré dans « Antériorité des civilisations nègres : mythe ou vérité historique ? » (Présence africaine, Paris, 1967).

  1. A) Comparaison :

Parenté grammaticale de l’égyptien ancien et des langues nègres. (pp.43-53).

  1. B) Systématique négro-africaine :

Ontologie africaine et classes nominales (pp. 108-114).

III. « Parenté génétique de l’égyptien pharaonique et des langues négro-africaines » (Nouvelles Editions Africaines, Dakar- Abidjan, 1977).

  1. Articles de linguistique publiés dans des revues :
  2. « Origine de la langue et de la race valaf » (Présence Africaine, n° 4 et n° 5, Paris, 1948).
  3. « Comment enraciner la science en Afrique : exemples wolaf (Sénégal) » (Bulletin de l’I.F.A.N., Tome 37, n° l, Dakar, 1975).

S’agissant de la première catégorie de travaux (ceux insérés dans des ouvrages traitant de l’histoire l’Afrique noire), ils ont, naturellement, été jugés par des historiens plus ou moins versés dans le domaine de la linguistique. Parmi eux, il y a, d’abord, MM. R. Mauny et J. Suret-Canale. Voici ce que dit M.R. Mauny, au sujet de « Nations nègres et Culture » :

« Je ne suis pas compétent, par contre, pour juger la partie linguistique de l’ouvrage, en particulier la parenté de l’Egyptien ancien et du ouolof moderne et laisse ce soin aux linguistes… Il n’en reste pas moins que la logique veut qu’il y ait davantage de possibilités de relations linguistiques entre l’égyptien ancien et d’autres langues africaines qu’avec les langues indo-européennes. Mais ces comparaisons doivent être faites évidemment par des linguistes chevronnés et spécialisés.On ne pourra parler savamment de tout cela que lorsque les dictionnaires et les grammaires des langues africaines auront paru ». .

Cheikh Anta Diop n’avait pas jugé utile de répondre à cette critique, par modestie, sachant bien qu’il n’était pas un linguiste diplômé. Mais j’affirme qu’on n’a pas besoin d’être un docteur en linguistique pour étayer une thèse d’histoire d’arguments d’ordre linguistique. D’autre part, un intellectuel africain n’a pas du tout besoin d’attendre la publication de dictionnaires et de grammaires pour tirer de sa langue maternelle des éléments de référence.

Si les critiques de M.R. Mauny peuvent (dans une certaine mesure, se concevoir, par contre les critiques de M.J. Suret-Canale sont plutôt grossières. Voici ce qu’il dit, toujours à propos de « Nations nègres et Culture », précisément au sujet de la comparaison des noms propres égyptiens et wolof :

« Regrettable encore le procédé qui consiste à confondre l’emploi de la linguistique avec celui du calembour ou de l’à-peu-près comme méthode d’investigation historique ».

Ici M.J. Suret-Canale confond l’anthroponymie avec la linguistique, ce qui est très regrettable. Au demeurant, la réponse de Cheikh Anta Diop à cette critique reste valable (cf. « Antériorité… »), pp. 258-259). J’ajoute qu’il ne s’agit pas du tout de calembour ni d’à-peu-près comme méthode d’investigation historique. La méthode d’investigation historique de Cheikh Anta Diop consiste à utiliser l’anthroponymie comparative, la toponymie comparative, le vocabulaire comparé et la grammaire comparée pour étayer des arguments d’ordre historique : Si tout cela peut être concilié – et c’est le cas ici – on est sûr d’avoir à faire à la meilleure méthode d’investigation historique.

Ensuite, il y a M. Théophile Obenga. Ce dernier aurait pu se dispenser de critiques, d’autant plus que, d’une part, il a profité de l’œuvre et du prestige de Cheikh Anta Diop, et que, d’autre part, il sait très bien que Cheikh Anta Diop n’avait pas du tout des prétentions de linguiste qualifié en écrivant « Nations nègres et Culture) : Cf. la citation que voici (« Antériorité… »), p.43) :

« Dans Nations nègres et Culture, nous avions rapporté, exprès, un ensemble de faits grammaticaux, les uns quasi certains, les autres probables ou simple sont possibles. Nous étions en effet conscient du fait que la recherche était à peine commencée et qu’il fallait reconnaître le terrain et signaler à l’attention des futurs chercheurs africains tout ce qui méritait de l’être. Certains critiques feignent de méconnaître cette attitude ».

Ce à quoi Cheikh Anta Diop s’attendait, après avoir déblayé le terrain aux futurs chercheurs africains, c’étaient des thèses de doctorat en linguistique sur les rapports de l’égyptien ancien et des langues négro-africaines. Mais, M. Théophile Obenga, pour faire le savant en linguistique, a tout gâché en cherchant à démolir, au vrai sen du terme, le linguiste Cheikh Anta, Diop, dans un ouvrage qui traite, essentiellement, de l’histoire de l’Afrique noire, à savoir « l’Afrique dans l’antiquité » (Présence africaine, Paris, 1973).

Première critique : Encore une fois, aussi étrange que cela paraisse, l’identité des pronoms et de quelques autres « catégories ») grammaticales (formation du pluriel, forme de conjugaison verbale, expression du féminin etc.) entre deux ou plusieurs langues ne signifie pas nécessairement que ces langues sont génétiquement apparentées ») (op. cit., pp. 265-266).

Réponse à cette critique : Tous les spécialistes de comparaison sont unanimes à dire que les pronoms personnels ne s’empruntent pas facilement. Donc, lorsque, dans la comparaison, on note une identité ou une ressemblance de formes pronominales concernant toutes les personnes ou, tout au moins, les deux premières personnes, il y a des chances pour qu’on ait à faire à une parenté qui sera illustrée par d’autres catégories lexicales de base ainsi que les morphèmes grammaticales.

Deuxième critique : « En ce qui concerne l’étude comparative du vocabulaire égyptien-valaf, Cheikh Anta Diop établit (p. 158 de Nations nègres, 1954) la correspondance suivante : le n égyptien se transforme en en valaf. Dans quelles conditions ? Les faits lexicologiques accumulés par Cheikh Anta Diop lui-même semblent plutôt présenter cette règle de correspondance comme étant une exception (voir pp. 184-186 de Nations nègres, 1954) : nous renvoyons à des exemples où n est à l’initiale. Sur les nombreux faits qui couvrent ces pages, on ne compte que, quatre vocables confirmant la règle de correspondance énoncée, ce qui, semble-t-il, est peu convaincant » (op. cit., p. 266).

Réponse à cette critique : Cheikh Anta Diop n’a pas besoin d’établir les conditions de changement phonétique dont parle M. T. Obenga. Il lui suffit, simplement, de noter le changement appuyé par quatre bons exemples. Cela suffit largement pour un historien qui se sert de la linguistique pour étayer sa thèse. Et même dans une thèse de linguistique cela pourrait suffire.

Troisième critique : « Les faits lexicologiques rassemblés par le savant africain sont peut-être justes, mais la méthode employée n’est pas démonstrative : c’est la méthode qui se fonde sur des « apparences » , des ressemblances utilisées également par Joseph H. Greenberg, dans l’établissement de cette illusion linguistique qu’est la famille « afro-asiatique ou chamito-sémite »(op. cit., p. 266).

Réponse à cette critique : Toute comparaison qui a pour but de montrer la parenté qui existe entre des langues données s’appuie sur des ressemblances, c’est-à-dire des ressemblances de morphèmes ont la même signification ou des significations voisines et des ressemblances de morphèmes qui jouent les mêmes rôles grammaticaux. Ces ressemblances sont quantifiées. Cette quantification détermine le degré de parenté. C’est de cela que parle J.H. Greenberg quand il dit ceci :

« By lexical ressemblance will be meant similarity, in sound and meaning of root morphemes. By grammatical ressemblance will be meant similarity of bath sound and meaning of non-root morphemes » (Cf. « Essays in linguistics » , the University of Chicago Press).

Cela, M. T. Obenga ne l’a pas très bien compris.

Quatrième critique : « La transcription admise du mot égyptien équivalent à « joie » est rš (…) et le copte donne également une chuintante à la finale : rache, rachi. La forme « res » que retient l’illustre chercheur africain ne semble donc pas correcte. Le vocable égyptien correspondrait au valaf rè « rire, le rire ». Une question se pose alors : quelle règle expliquerait la disparition de la chuintante égyptienne dans le mot valaf correspondant ? » (op. cit., p. 266).

Réponse à cette critique : Toutes les sources ne donnent pas la même transcription des hiéroglyphes égyptiens. Et il n’y a pas de transcription qui s’impose. Par ailleurs, l’égyptien pharaonique, en tant que langue véhiculaire, était, probablement, différencié par des variations dialectales. Il se peut que la forme radicale adoptée par Cheikh Anta Diop soit une forme dialectale du nord ou du sud de la vallée du Nil et la forme rš, que veut imposer M.T. Obenga, une forme dialectale du centre de la vallée du Nil. En effet, selon Mlle Lilias Homburger, « les langues nilotiques du centre… ignorent les sifflantes et l’arabe, suk « marché » devient šuk (cf. « Les langues négro-africaines et les peuples qui les parlent », Payot, Paris, 1957). En deuxième lieu, Cheikh Anta Diop n’a pas besoin de dire ce qu’est devenu *-s dans le mot wolof rë « rire, le rire » car cela est élémentaire. A ce sujet, est-ce qu’on a besoin d’étaler, aux yeux des gens, ce qu’est devenu *-s du nominatif latin en français moderne ?

Cinquième critique : « Un détail qui frappe encore le lecteur attentif (et qu’aucun adversaire du maître n’a relevé jusqu’ici) est l’habitude de faire correspondre, à un seul signe valaf, plusieurs formes égyptiennes différentes (deux hypothèses, c’est trop ») (op. cit., p.267).

Réponse à cette critique : En comparaison lexicale, lorsqu’on peut poser deux hypothèses ou même trois c’est une excellente chose. Cela montre qu’il y a des rapports visibles entre les vocabulaires comparés.

En résumé, toutes les critiques de M.T. Obenga adressées à Cheikh Anta Diop sont réfutables. En vérité, il aurait dû se taire. Il y a plus grave encore. En effet, M.T. Obenga prétend, dans son ouvrage plus haut cité, démontrer, pour la première fois, la parenté de l’égyptien ancien et des langues négro-africaines. Je le cite :

« Mlle L. Homburger, le P.C. Hulstaert et Cheikh Anta Diop ont accompli un travail capital du point de vue de la classification typologique des états de langue : il ressort nettement de leurs recherches que l’égyptien (ancien, égyptien et copte) et les langues négro-africaines modernes (dans leur ensemble) présentent un même type linguistique. A ce type linguistique peuvent appartenir des langues qui ne seront ni l’égyptien ni le négro-africain moderne. D’autre part, bien des langues négro-africaines modernes peuvent ne pas appartenir à ce type linguistique. Il reste, par conséquent, à déterminer, par la méthode comparative et inductive, la parenté génétique de l’égyptien et du négro-africain. Essayons maintenant, pour la première fois, de de démontrer cette parenté (op. cit,p.289).

A la suite de cette prétention, on s’attendait à quelque chose de consistant, de convaincant. Mais M.T. Obenga présente aux lecteurs deux tableaux. Le premier tableau est constitué de dix-huit hiéroglyphes égyptiens avec leur transcription. Ce tableau rapproche l’égyptien ancien du copte et du mbosi. C’est ce qu’il appelle les « données » . Ces éléments sont analysés en vingt-trois pages (cf. op. cit., pp. 295-318). Le second tableau rapproche six mots égyptiens du copte et du négro-africain, en opposition au berbère. A signaler qu’il ne s’agit que de vocabulaire , dans les deux tableaux en question. Où est la démonstration, l’établissement de la parenté génétique en question, si l’on sait, d’une part, ce qu’est vraiment la méthode comparative en linguistique historique, et que, d’autre part, certains rapprochements proposés sont réfutables ou corrigeables ? En effet, le rapprochement du mot égyptien ancien bn.t « harpe » du mot mbosi bina « danser » ne me semble pas très plausible sur le plan sémantique car, s’il est vrai qu’il y a des instruments de musique pour accompagner la danse, il n’en reste pas moins vrai qu’il y a aussi des instruments de musique qui n’ont pas tellement de rapport avec la danse. Pour ma part, j’aurais plutôt rapproché le mot égyptien pharaonique bn.t « harpe », qui peut être lu *bĭnă-t « harpe », du mot indien vīnā (bien récrire ce mot) « luth ou harpe ». Ce rapprochement est séduisant pour plusieurs raisons :

  1. La consonne finale -t du mot, égyptien bn.t « harpe » est une marque du Féminin, qui « n’est pas essentiel(le) à la structure du mot » (comme M.T. Obenga lui-même le fait remarquer à Cheikh Anta Diop (cf. op. cit., p.267).
  2. J’ai fait, ailleurs, le rapprochement des noms des instruments de musique en indien et sénégalais. Exemple:

Indien   (tableau)

  1. riti « sorte d’instrument de musique (non précisé) » (sanskrit, cf. les lexicographes) rĩti « sorte de violon » (wolof)
  2. Kalam : « guitare ou luth » (tamil ancien) xalam « guitare » (wolof)
  3. kūŗam : « sorte de luth » (telugu) tama « tambour-sablier » (wolof)

N.B. : Le mot sanskrit damaru « tambour-sablier » provient, sans aucun doute, d’un emprunt au dravidien *tama tambour-sablier » (attesté en wolof). Ainsi, on aurait eu l’évolution suivante : *tama-ru>dama-ru>damaru

A signaler que le suffixe sanskrit -ru est un « suffixe nominal primaire » qui entre dans la composition de noms neutres, etc. J’ai l’intention d’ajouter, ultérieurement, au rapprochement ci-dessus, le rapprochement du nom de la flûte ainsi que des noms de tambours divers en indien (dravidien) et wolof.

  1. Des linguistes, des historiens, des archéologues, des ethnologues et des anthropologues ont signalé des rapports très anciens entre l’Inde et l’Egypte qui sont, comme on le sait, des pays voisins. D’autres ont démontré les rapports entre l’Inde et l’Afrique d’une manière générale.

Un autre rapprochement de M.T. Obenga, qui attire mon attention et appelle les observations de ma part, c’est celui-ci :

 

Γlomi rōmi rōme

| « homme, mari » (en copte)

└ lomi « homme, mari » (en mbosi).

 

Ce rapprochement est très clair, mais il peut s’expliquer par le phénomène de l’emprunt plutôt que par la parenté génétique. En effet, la forme mbosi lomi « homme, mari) semble être une évolution de la forme copte lōmi « homme, mari » par harmonie vocalique quantitative régressive. Pourquoi ce point de vue ? Réponse : Le mot égyptien ancien rmt « homme » devait, sans doute , être *rvmit ce qui correspond à la forme copte rōmi« homme, mari avec chute de la consonne finale *-t et élargissement sémantique. A cette forme copte correspondent deux autres formes coptes dialectales : une forme proche rōme « homme, mari » (ici, -i étant devenu -e par ouverture) et une forme éloignée lōmi « homme, mari » (ici, r- originel était devenu I- par un phénomène purement dialectal). On s’attendrait à une forme mbosi *rōmit signifiant uniquement « homme » (cf. l’égyptien ancien). Donc, la double signification de la forme mbosi et l’anomalie dans sa consonne initiale semblent plutôt être le résultat de la copie du copte, en somme l’emprunt au copte. Cet emprunt se justifie pleinement si l’on avance que des missionnaires de l’Eglise Copte ont pu transporter ce vocable de la vallée du Nil à la « région des grands lacs », c’est-à-dire en pays bantu. .

En plus de la prétention de MT. Obenga, il y a son imprudence à critiquer la méthode comparative traditionnelle qui a inspiré son maître Cheikh Anta Diop. Je le cite :

« D’une manière générale, les travaux de Cheikh Anta Diop relatifs à l’égyptien et au valaf s’inscrivent dans le cadre de l’ancienne grammaire comparée. Pour cette grammaire qui appliquait maladroitement la logique formelle à la linguistique, seules étaient dominantes, dans la comparaison des langues, les « catégories » grammaticales. Il était par conséquent assez difficile à Cheikh Anta Diop de dégager et d’énoncer des règles de la phonétique ou de la morphologie, c’est-à-dire des conditions constantes, régulières qui expliquent le développement des faits linguistiques ou dans tous les cas, la relation des unes aux autres langues supposées génétiquement apparentées » (op. cit., p. 265).

Nous autres qui avons fait nos humanités, nous savons tous la rigueur avec laquelle nos maîtres nous enseignaient la méthode scientifique qu’est la méthode comparative traditionnelle en philologie classique. Et Cheikh Anta Diop appréciait la valeur de cette méthode qui a établi, d’une manière éclatante, la parenté des langues indo-européennes. C’est la raison pour laquelle, en préliminaire à son travail de linguiste expérimenté, à savoir « La parenté génétique de l’égyptien pharaonique et des langues négro-africaines » (Présence africaine, Paris, 1977), il consacre quelques pages à la méthode en question, en mettant l’accent sur « les lois de GRIMM », etc.

En conclusion à sa « démonstration », M. T. Obenga espère que le vœu de son maître Cheikh Anta Diop « aura été exaucé » (cf. op. cit., p. 321). Il faut dire que le respect et le souci de la collaboration loyale auraient dû le dispenser d’un tel espoir. .

S’agissant de la deuxième catégorie de travaux, ils ont, naturellement aussi, été jugés par des linguistes professionnels, plus exactement le principal travail a reçu le jugement d’un professeur de linguistique. Il s’agit de « Parenté génétique… » dont le compte-rendu critique a été fait par M. Mauric Houis dans la revue « Afrique et Langage » (n° 13, 1980, 1er semestre). M. Maurice Houis n’est pas un spécialiste de la comparaison, mais il est habilité à parler de cet ouvrage en tant que linguiste africaniste et surtout en tant que titulaire de la chaire des langues négro-africaines à l’Ecole Pratique des Hautes Études (Sorbonne, Paris). Son compte rendu critique est un peu ambigu. En effet, il commence par reconnaître le caractère positif de l’ouvrage en question. Je le cite :

« Le livre de Cheikh Anta Diop ouvre un dossier… Il oblige à reposer le problème de la relation de l’égyptien aux langues africaines. Il y apporte au plan lexical, et partiellement au plan grammatical, des faits qui justifient des rapprochements qui sont incontestablement interrogateurs ».

Il ajoute ceci : .

« Cheikh Anta Diop donne sur six pages un ensemble de correspondances phonétiques appuyées sur des exemples. Elles son d’un grand intérêt. Il aurait fallu amplifier cette recherche d’autant plus qu’on cerne incontestablement des relations lexicales à travers des correspondances ».

Mais il pense que le problème de la parenté de l’égyptien pharaonique, du wolof et d’autres langues africaines « n’est pas encore résolu » .

Je partage ce point de vue, sachant bien que les rapports de l’égyptien ancien et du wolof peuvent s’expliquer soit par une parenté génétique soit par une parenté de contact c’est-à-dire par des emprunts au niveau du vocabulaire ainsi que de la grammaire. Certains linguistes comparatistes ou généralistes pensent, comme moi, que les emprunts peuvent se situer sur les plans lexicologique, phonologique et grammatical. Voici, à ce sujet, les idées de E.D. Sapir et F. Boas :

E.D. Sapir, Language (1921), 9, p. 203-220 :

  1. Borrowing of words with the varying tolerances of languages for such borrowings.
  2. Borrowing of phonetic traits with emphasis on the bilingual individuals who are the social carriers of change.
  3. Superficial morphological borrowings versus profound morphological similarities which are vestiges of genetic relationship.
  4. Boas, Language (1929), 5, pp. 1-7 :
  5. Words may be borrowed.

2.Phonetic traits may be borrowed.

  1. Morphology also may diffuse (diffusion of grammatical processes over contiguous areas).

Bien entendu, ces idées ont été partagées ou discutées par d’autres linguistes. On pense que E.D. Sapir représente la tendance américaine et que F. Boas a des partisans en Europe (cf. Troubetzkoy, Acta linguistica, 1939, Jacobson, I.J.A.L., 1944 et Sebeok lingua, 1949-950).

 

Après avoir accueilli favorablement le livre de Cheikh Anta Diop en question ici, M. Maurice Houis procède à la démolition de Cheikh Anta Diop. Voici une critique fondamentale :

« Et il y a ici une erreur de stratégie qui subsiste quelle qu’ait pu être l’option théorique et méthodologique de Diop. Celui-ci ne tient pas compte du fait que le wolof reste inconnu pour une grande partie de ceux qui seront ses lecteurs. Cela reste vrai des lecteurs de langue wolof, car pratiquer une langue n’implique pas qu’on comprenne comment cette langue organise le discours. Cela reste vrai aussi malgré l’existence d’une thèse d’Etat, d’option structuraliste, de Serge Sauvageot, publiée dans la collection des Mémoires de l’I.F.A.N. ».

Cette critique est explicitée dans les lignes suivantes :

« Diop suit… la tradition philologique en prenant les données sans les situer rigoureusement dans les systèmes de relations où se trouvent justifiés leurs valeurs et leurs statuts ».

En gros, M. Maurice Houis reproche à Cheikh Anta Diop de n’avoir pas systématisé les faits linguistiques, c’est-à-dire de n’avoir pas décrit, au départ, les systèmes des langues comparées, conformément à son option théorique, à lui M. Houis, en matière de comparaison. Cette critique appelle une réponse de ma part, d’autant que j’ai eu l’occasion de dire, par écrit, à M. Maurice Houis, ce que je pense de cette option théorique. Je reviens encore sur mon point de vue pour dire que la description des systèmes des langues mises en parallèle ne se justifie que lorsqu’il s’agit d’études contrastives et non d’études comparatives. Ce qui intéresse le comparatiste en grammaire comparée, c’est un recensement ou une accumulation de morphèmes semblables, jouant les mêmes rôles grammaticaux. Tout le reste c’est du « remplissage ».

  1. Maurice Houis profite de la critique méthodologique adressée à Cheikh Anta Diop pour s’en prendre à Mlle Lilias Homburger. Je le cite :

« Lilias Homburger n’avait pas emporté la conviction, en grande partie par faute de méthode ».

Je pense que ce n’est pas très courtois de la part de M. Maurice Houis pour la simple raison que L. Homburger fait partie des prédécesseurs de M. Houis à l’École Pratique des Hautes Études. J’ajoute que ses thèses ont été confirmées par Cheikh Anta Diop, en ce qui concerne l’égyptologie, et par moi-même, en ce qui concerne la dravidologie. S’il n’y avait pas eu une certaine méthode dans ses comparaisons, aucun chercheur africain n’aurait essayé à développer ou approfondir ou améliorer ses idées. En outre, je pense, comme je l’ai dit à propos des critiques de M.T. Obenga, qu’il est exagéré de dire que la tradition philologique ne situait pas rigoureusement les données dans « les systèmes de relations où se trouvent justifiés leurs valeurs et leurs statuts ».

Et M. Maurice Houis de renchérir sur sa critique fondamentale à l’égard de Cheikh Anta Diop. Je le cite :

« Toute approche d’une langue africaine qui est faite dans l’ignorance des exigences de rigueur dont on doit l’initiation à Ferdinand de Saussure ne peut que présenter un caractère de sous-développement théorique » .

Voilà qu’après le sous-développement économique de l’Afrique on parle du sous-développement théorique de ses intellectuels. Ce renchérissement fait sourire si l’on devine ce qu’il y a derrière.

En plus de cette critique fondamentale, on peut noter neuf critiques mineures qui appellent toutes des réponses. Première critique mineure :

« Pourquoi ’walaf’ alors que tout le monde dit ’wolof’ ? ».

Cheikh Anta Diop avait déjà répondu à cette critique qui avait été formulée, avant M. Maurice Houis, par M.R. Mauny, à propos de « Nations nègres… ». Je pense que la réponse de Cheikh Anta Diop mérite d’être complétée. En effet, il est inexact de penser que tout le monde, au Sénégal, dit « wolof », car à côté de cette forme lexicale il y a les formes olof et wàlàf [WΛlΛf]. La forme olof est utilisée, en général, par des locuteurs de la région de Dakar et des locuteurs de la région de Kaolack. La forme wáláf est utilisée par des locuteurs wolof authentiques habitant le Baol. Il est, donc, exagéré de reprocher à Cheikh Anta Diop de parler la langue de son terroir. Au demeurant, cette forme wáláf est conforme à l’étymologie proposée par M. Bouna Fall cité par J. Joire :

Wā Lof « les habitants du Lof (c’est-à-dire la région du Wālo ») serait l’ étymologie du mot wolof. Ainsi, on aurait eu :

 

  1. Wā Lof > *walof > wáláf

[ v v ] [ v v ] [ v v ]

 

  1. Wā Lof > *walof > wolof

– [ v v ] [ v v ] [ v v ]

 

  1. wolof > olof (w- ->Ø contexte -o-)

 

Ainsi, la forme wáláf que j’ai eu l’occasion de noter dans une étude intitulée « Au sujet de la dialectologie wolof » C.L.A.D. – I.F.A.N. – Faculté des Lettres et Sciences humaines Université de Dakar), serait issue d’une harmonie vocalique progressive, alors que la forme wolof, qui est la forme standard, serait issue d’une harmonie vocalique régressive. Deuxième critique mineure :

« Pourquoi cette présentation dérisoire en deux pages des traits caractéristiques de la méthode comparative ».

Réponse à cette critique : Une page suffit largement pour présenter les traits caractéristiques de cette méthode qui se résume à trois choses essentielles, à savoir :

  1. Comparaison du vocabulaire de base en opposition au vocabulaire culturel, conformément à une « liste glottochronologique test ».
  2. Établissement des lois de correspondances phonémiques, à partir de l’étude du vocabulaire de base comparée.
  3. Comparaison de la grammaire, en l’occurrence la morphologie (la syntaxeétant,essentiellement,d’ordretypologique). Troisième critique mineure :

« Dire que /kp/ et/gb/sont des associations consonantiques, est une erreur ».

 

Réponse à cette critique : Qu’est-ce alors ? Il aurait fallu le dire pour qu’on puisse le discuter.

Quatrième critique mineure : « Il n’y a pas 8 consonnes de classes en wolof, mais 1O, car le système induit /ñ/ et /y/ pour le pluriel ».

Réponse à cette critique : Il n’y a pas de classes nominales au pluriel, dans le système classificatoire wolof. La semi-consonne y- ou -y qui peut se réaliser sous la forme vocalique -i- est une marque du pluriel qu’on retrouve en pël et en nilotique (au niveau de l’Afrique). Cette semi-consonne est nasalisée sous la forme ñ- dans un contexte lexico-sémantique précis. Cinquième critique mineure :

« Les pronoms de 1er et 2e pers.plur. ne sont pas nanu et nañu, mais nu et ñu. Le segment na est le morphène verbal de l’énonciatif selon la terminologie du Centre de Linguistique Appliquée de Dakar ».

Réponse à cette critique : Il aurait fallu passer en revue toutes les théories sur la question avant de formuler une telle critique. En tout cas, dans ma thèse de doctorat sur la parenté du wolof et des langues dravidiennes j’ai fait la comparaison suivante :

 

Wolof   Sing.

Sing       Sing

nā « je » :           nā « je »

ngá « tu ou vous » :       nĭnga « vous » (honor.) »

Plur.      Plur.

nán « nous » :   nan « nous »

ngën :   ningen « tu (oblique) » /mingen « vous (oblique) »

Cette comparaison montre une quasi-identité des deux premières personnes. D’autre part, en wolof comme en dravidien, on peut ajouter, à la fin d’un lexème nominal ou verbal la voyelle d’appui -u.

Exemples wolof :

nán « nous » nánu náñu

ňáñ « ils » náñu

wes « dépasser wesu un délai »

etc.

Donc, jusqu’à preuve du contraire, il faut bien admettre que les pronoms en question ici sont nánu et náñualternant avec les formes ňáñet ňáñ. L’erreur de M. Maurice Houis provient du fait que les formes pronominales nu et ñu existent en wolof.

Ces formes pronominales assument, en général, une fonction complétive objectale, alors, que ňáñu nán et náñu náñ assument, toujours, la fonction de sujet. J’ai eu l’occasion de proposer une histoire des formes pronominales complément nu et ñu dans un article intitulé « La négation dans les formes verbales au présent et au parfait de l’indicatif en wolof » « Table- ronde » de linguistique : C.L.A.D. – I.F.A.N. – Faculté des Lettres et Sciences humaines, Université de Dakar). Sixième critique mineure :

« L’auteur donne une forme complexe où se mêle le prédicatif verbal na de l’injonctif. Le pronom de 1ère pers. Du sing. n’est pas na, mais ma suffixé à na, ce qui aboutit à l’amalgame naa ».

Réponse à cette critique : M. Maurice Houis semble avoir raison, à première vue. En effet, son point de vue se justifie avec le dialecte lebu qui emploie le pronom má « je » à la place du pronom nā « je ». Mais, quand il s’agit du wolof standard, c’est-à-dire le wolof parlé par la majorité des Wolof, le pronom sujet má « je » du dialecte lebu, qui est différent du pronom complément má « me, à moi, etc. », utilisé par tous les locuteurs wolof, n’est pas employé. Dès lors, une analyse de l’injonctif en wolof standard s’impose. Voici ce que je propose :

La structure pleine de l’injonctif apparaît dans la construction du verbe aux deuxièmes personnes (cf. l’impératif) :

Aux autres personnes, la marque modale ná tombe devant le pronom suivant qui contient la même syllabe nå(-). Exemple :

Sing.

*ná + nā + def -> nā def

*ná + ná + def -> ná def Plur.

*ná + nán(u) + def -> nán(u) def

*ná + náň + def -> náň(u) def

Par contre :

Sing.

*ná + ngá + def -> /ná/ngá/def

Plur.

*ná + ngēn + def -> /ná/ngēn/def

Septième critique mineure :

« Pourquoi har-y « les moulons », alors qu’on attend har-yi(ou mieux xar-yi) dans lequel y est la consonne de classe du pluriel, corrélativement à ñet i une modalité nominale à valeur de spécificité proche ou présent, en corrélation avec a à valeur de spécifique éloigné ou passé.

Réponse à cette critique : Quand, on dit, en français, « les moutons », on ne précise pas s’il s’agit de moutons proches ou éloignés. De même, quand Cheikh Anta Diop écrit har-y (mieux har-y-) il ne précise pas la position des moutons. S’il avait voulu dire « les moutons proches » ou bien « les moutons éloignés », il aurait, certainement, écrit har yi. ou bien har ya. J’ajoute que l’utilisation de la lettre x pour noter la vélaire fricative wolof ne s’impose pas du tout puisqu’en français, par exemple, cette lettre est prononcée [ks] ou [gz]. Donc, lorsque Cheikh Anta Diop choisit la lettre h, qui ne correspond à aucun phonème wolof, pour noter la vélaire fricative, son choix est judicieux. A la rigueur on pourrait lui reprocher de n’avoir pas mis un signe diacritique sous la lettre h. Est-ce un oubli ou une faute d’imprimerie ? Je pense qu’il s’agit de la deuxième hypothèse, car Cheikh Anta Diop savait très bien qu’en égyptologie la graphie utilisée pour noter la vélaire fricative [x] est souvent h ou bien h.

Huitième critique mineure :

« A propos du dyola de Casamance, l’auteur s’appuie sur des références anciennes (1889 et 1909), ce qui n’est condamnable en soi à condition de ne pas ignorer le travail récent et de valeur scientifique de David Sapir, A grammar of Diola-Fogny (London, 1965, XIII-129 P.)  ».

Réponse à cette critique : Ici, M. Maurice Houis use d’une figure de style qu’on appelle la litote. En effet, il condamne purement et simplement Cheikh Anta Diop d’ignorer un travail récent sur le jola qui date de 1965. De la même manière, on peut condamner M. Maurice Houis d’ignorer la thèse de doctorat du 3ème cycle de M. Pierre-Marie Sambou, intitulée « Diola kaasa-esuulaalur : phonologie, morphophonologie et morphologie » (Faculté des Lettres et Sciences humaines, Université de Dakar). Cette thèse est beaucoup plus récente que le travail de E.D. Sapir puisqu’elle date de 1979, et M. Maurice Houis aurait pu la consulter avant son compte-rendu critique qui date de 1980. La vérité c’est que l’essentiel sur le jola a été dit avant E.D. Sapir (cf. R.P. Wintz, bulletin de l’I.F.A.N., 1, 1939, etc.).

Neuvième critique mineure :

« Le pronom en présence du nom sujet n’est pas requis au singulier, mais seulement au pluriel ». Réponse à cette critique : Ce que dit M. Maurice Houis est inexact. Je donne, ici, deux phrases wolof qui infirment son point de vue :

Traduction de ces deux phrases :

  1. le chat mange de l’herbe en vue de se soigner.
  2. le cheval là-bas est maigre.

Il n’y a pas lieu de commenter ces phrases outre mesure.

En somme, la plupart des critiques qui ont été faites à Cheikh Anta Diop, en ce qui concerne ses travaux linguistiques, ne sont pas bien fondées. J’ajoute qu’elles ne sont pas nécessaires du tout car Cheikh Anta Diop n’a jamais eu des prétentions de linguiste chevronné.Il n’avait jamais soutenu une thèse de doctorat en linguistique. En tant que linguiste comparatiste amateur, pour compléter sa formation d’historien, il a, d’abord, utilisé la linguistique comparative pour étayer sa thèse d’historien. Dans cette utilisation de la linguistique, il y a la connaissance des faits et des phénomènes linguistiques, la foi, l’ardent désir de convaincre. Cela est très louable. Il y a eu, certes, quelques erreurs d’appréciation qui sont pardonnables pour un linguiste non professionnel. Ensuite, il a voulu approfondir ses recherches de linguistique comparative en s’appuyant sur les documents inestimables qu’il possédait. Cela est tout à fait légitime. Et la publication de la « Parenté génétique de l’égyptien pharaonique et des langues négro-africaines » est venue à son heure. Il ne s’agit pas d’une publication d’une thèse, mais une vulgarisation. d’un travail approfondi d’historien, une mise au service du public d’une partie de ce que l’auteur considère comme un patrimoine culturel de l’Afrique. S’il fallait juger, objectivement, ce travail qui est le Couronnement de ses recherches linguistiques, je dirais que la parenté en question est visible, pour un connaisseur, à travers une masse de documents qu’il faudrait réduire considérablement et remodeler. Ce sera l’objet de mon travail sur l’histoire de la langue wolof.

Bref, qu’est-ce qu’il faut retenir des travaux linguistiques de Cheikh Anta Diop ?

En ce qui concerne l’égyptologie, on retiendra les rapports lexicaux et grammaticaux de l’égyptien ancien et certaine langues négro-africaines.

Je donne, ici, quelques exemples clairs portant sur le vocabulaire et tirés de sources différentes (Cheikh Anta Diop, Lilias Homburger, etc.) :

1.Les mots de l’égyptien ancien à initiale vocalique i- et leurs correspondant en wolof :

Egyptien ancien              Wolof

iw°t « raser »     wat « raser »

inp « se putréfier »        nëp/b « se putrifier »

irtt « lait »          râtt « traire le lait »

icnt « divinité solaire »  jânt « soleil »

idmi « tissu de lin rouge » :        ndimo « tissu »

idt « vulve » (?) :             data « vulve »

Ici, on constate que la voyelle initiale i- de l’égyptien ancien correspond à zéro (Ø) en wolof. Cette correspondance est confirmée lorsqu’on compare le wolof au dravidien. Exemple :

Tamil    Wolof

iyangu « se mouvoir »   yëngu « se mouvoir »

ingu « consentir »

Mieux, à l’intérieur du dravidien lui-même, on constate que la voyelle initiale i- d’une langue donnée peut correspondre à zéro (Ø) dans une autre. Exemple :

  1. Quelques verbes égyptiens anciens et wolof :

Egyptien ancien              Wolof

x°j « se lever (en parlant du soleil) :         xëy « se lever en même temps que le soleil, etc. »

xnm « sentir » :   xunn « sentir mauvais » (s’emploie comme spécifique intensif)

xpn « être gras » :          xàbbon « bœuf, très gras »

Ici, je dirais que le rapprochement concernant la graisse n’est pas du tout gratuit. En effet, il est bien fondé si l’on sait que les animaux sont quelquefois désignés à partir de verbes d’état, de qualité. Mieux, le nom wolof ndāma qui désigne un bovidé court provient du verbe wolof ndāma« être court ». D’où les deux associations que voici :

  1. xpn « être gras » (égyptien anc.) : xàbbon « bœuf très gras » (wolof)
  2. ndāma « être court » (wolof) : ndāma « boeuf court » (wolof)

[Verbes d’état] [Noms de bovidés]

  1. Les noms d’animaux en égyptien ancien et en négro-africain :

Egyptien ancien              wolof    Autres langues

1            ng-w [1] « bovidé(s)      nag « bovidé » w-           nagge « vache » (pël)

2            whm « âne »     wām « ânes » (plur. arch.)

__________________

mbam « âne » (sing.      fām « âne » (serer)

3            ctt « scorpion » jit « scorpion »  jit « scorpion » (nuer)

4            db « hippopotame »

N.B. : La racine égyptienne pourrait être lue /dēbē        lēb-ēr « hippopotame »            lib-V « Hippopotame » (gurmantse)

___________________

yēm-er « hippopotame » (yom)

Ici, on notera que le premier et le troisième noms ont leurs cognats dans les langues dravidiennes. En effet, on a, pour le nom des bovidés, les formes lexicales dravidiennes suivantes :

nāg-u « vache, buffle, femme génisse (tamil ancien) : nāg « buffle : femelle entre 2 et 3 ans » (kota) : nāk-u « génisse » (tulu)

 

Le dictionnaire étymologique des langues dravidiennes (« Dravidian Etymologica Dictionnary  », Oxford University Press, 1961) donne aussi la forme toda nox « buffle femelle entre 2 et 3 ans ». D’où les rapprochements suivants :

Dravidien           Egyptien ancien              Sénégalais

1            nāg-u « vache, etc » (tamil ancien)            ng-w « bovidé(s)              nag w- « le bovidé » (wolof)

2            nāk-u « génisse » (tulu)                 nāk « bovidé » (sērēr)

3            nōx buffle femelle entre 2 et 3 ans » (toda)                       nōx »bovidé » (non)

Ce tableau comparatif est édifiant. Quant au nom du scorpion, on a les formes lexicales dravidiennes suivantes :

titt-o « scorpion » :        *citt-u > cit-u « scorpion »

(naiki de Chanda)           (naiki de Chanda)

Ici, la reconstruction de la deuxième forme lexicale en naiki de Chanda repose sur le fait qu’une consonne dravidienne intervocalique est, en général, sonore, alors qu’une sourde, à cette position, provient d’une géminée (cf. la loi établie par M.N. Kumaraswami Raja, Annamalai University, India). .

  1. Les noms d’instruments en égyptien ancien et en négro-africain.

Egyptien ancien              Négro-africain

nm « couteau »   namu « couteau » (bozo)

wmt « porte cochère »    « wûnt « portes » (plur. archaïque) (wolof) bûnt « porte » (sing. ou plur.) (wolof)

N.B. : Le verbe wolof nàmm « aiguiser un couteau ou tout autre instrument tranchant » se rapproche du nom du couteau en égyptien ancien et en bozo.

On aurait pu multiplier les exemples montrant les rapports lexicaux de l’égyptien ancien et de langues négro-africaines, mais comme le disait M. Georges Dumezil, il ne s’agit pas, en comparaison de « lancer à la volée d’impressionnantes listes de concordance… », mais plutôt de « de se limite(r) à un petit nombre de cas s’efforçant chaque fois de donner au rapprochement… un fondement philologique » (cf. ((Basque et caucasique : examen des rapprochements lexicaux récemment proposés », Journal Asiatique, Tome CCLIX. 1971, Fasc. 1 et 2, p. 141).

En ce qui concerne la linguistique appliquée, plus précisément l’utilisation de la langue wolof pour traduire toutes sortes de concepts, idées ou pensées ou théories, il faut retenir que Cheikh Anta Diop a légué aux générations actuelles et futures un travail capital pour l’émancipation culturelle. A l’heure où, au Sénégal, on parle de l’enseignement des langues nationales sénégalaises, à l’heure où le gouvernement sénégalais se propose de faire éditer des dictionnaires bilingues français-wolof, français-pular, français-sérêr, français-mandinka, français-jola et français-soninke, il est nécessaire de s’appuyer sur ce que Cheikh Anta Diop a déjà produit, plutôt que d’inventer, systématiquement, des concepts nouveaux.

En définitive, l’essentiel des travaux linguistiques de Cheikh Anta Diop est à retenir, soit pour la formulation de théories nouvelles, soit pour la confection des instruments de travail dont le Sénégal a besoin pour la mise en pratique de sa politique scolaire qu’il est en train de définir en cette fin du vingtième siècle.

[1] La semi-consonne – w peut-être une marque du pluriel ou une voyelle d’appui (cf. le cognat en tamil ancien)