Notes

2.UN HÉROS DE LA LIBERTÉ : CHARLEMAGNE PERALTE LE CACO PAR ROGER GAILLARD

Ethiopiques numéros 36

Revue trimestrielle de culture négro-africaine neuviéme année

Nouvelle série – volume II n°1 – premier trimestre 1984

UN HEROS DE LA LIBERTE : CHARLEMAGNE PERALTE LE CACO

par Roger GAILLARD Volume 6 de la série « Les Blancs débarquent » Imprimerie Le NATAL, Port-au prince, Haïti, 1982

Le contexte, c’est Haïti, celle des guérillas sous l’occupation américaine entre 1915 et 1922, pour comprendre l’histoire du héros et sa fin, les encadrer, en quelque sorte, il faut remonter à un passé plus lointain.

Haïti, c’est l’ancienne Saint Dominique, arrachée à la colonisation française en 1803 par l’action tenace dans la résistance et la guerre de Toussaint Louverture pendant onze ans, puis par le coup de poing de la paysannerie noire menée par un chef sans compromis dont la devise, juste et terrible, s’articulait : « Coupez leurs têtes incendiez leurs maisons », Jean-Jacques Dessalines.

Haïti arrachait donc sa liberté en novembre 1803, se proclamait pays indépendant entré dans sa souveraineté le 1er janvier 1804.

Les indépendances, en ayant sous les yeux des modèles tout frais, nous en discernons l’exaltation et la fragilité. Quelle était la situation en 1804, en Haïti ?

Le nouvel Etat héritait d’une structure qu’on ne peut appeler « nationale », espace ayant été géré pendant des siècles en un système de plantations entre propriétaires présents ou absentéistes, ceux-ci représentés par des gérants, toujours blancs. Le système de production était basé dans tous les cas sur l’exploitation d’une main-d’œuvre servile importée d’Afrique.

Les Africains transplantés se distribuaient entre deux catégories qu’il faut, dès l’abord, discerner pour comprendre la suite de l’histoire jusqu’à Charlemagne Péralte : ceux, apparemment dociles qui grillaient sous le soleil des plantations ou servaient les loisirs des maîtres en gens de maison, et ceux qui, se refusant à tout service, avaient gagné le maquis et sont restés célèbres sous le nom de marrons.

Ces marrons occupaient des crêtes de montagne ou des plateaux escarpés à l’approche facilement contrôlable par des sentinelles, organisées de telle manière que les milices locales qui battaient les plaines pour y assurer l’ordre, avaient fini par se décourager de pouvoir jamais les déloger. En dehors de leurs jardins potagers, les hommes des montagnes se ravitaillaient dans les plantations même ayant passé silencieusement entre les postes des miliciens, ou traversé, avec souplesse les « cordons militaires établis autour des quartiers, bourgs et villes ». Ils constituaient des groupes armés sous le commandement de chefs locaux n’obéissant qu’à eux-mêmes mais qui n’ignoraient pas les autres bandes, s’entr’aidant à l’occasion, et mettant en danger la colonisation elle-même, comme les entreprises historiquement célèbres de Padre-jean et Mackandal.

Pendant ce temps, les esclaves de plantation, d’ateliers et de « cases » peinaient silencieusement et le maître se vantait de dormir portes et fenêtres ouvertes. Cependant, le moment venu, ce sont les commandeurs de plantations autrement dit les chefs d’équipes noirs qui prendront le commandement de la révolte, jusqu’à ce que se dessine sur un fond d’histoire perturbée la silhouette du plus grand des chefs, lui-même pendant trente ans esclave de maison, cocher, intendant, puis devenu libre tout en gardant ses fonctions d’intendance, petit propriétaire à son propre droit d’hectare de terre et de quelques esclaves.

A un moment critique du combat pour la liberté, les marrons jusqu’alors isolés y ayant trouvé une cause, la leur, descendront des montagnes pour aider à bouter l’occupant à la mer. Le schéma semble simple, il n’est pas simpliste, et, ayant fait ses preuves, se transmit comme exemplaire jusqu’à Charlemagne Péralte sous l’occupation américaine.

Mais pourquoi l’occupation américaine ?

Nous l’avons dit : le système hérité en 1803 était un engrenage de plantations dont la production, dite coloniale (mélasses et sucre, cuirs et peaux, indigo, bois de teinture. etc.) était canalisée vers des villes, comptoirs habités par des commerçants, des administrateurs, et leur clientèle de métier.

Dans un premier temps, l’indépendance tenta de s’établir dans ces mêmes structures, les fils métis des anciens colons réclamant des plantations « de famille » aux droits de leurs pères, les généraux noirs concevant eux-mêmes leur promotion sociale en termes de propriétaires terriens.

Mais l’ancienne base servile, la piétaille révolutionnaire, avait de son côté et depuis longtemps, pendant même la guerre de libération, formulé ses revendications en termes de titres de propriété, donnant une dimension « tellurique » à son combat. La prospérité aidant la contradiction aurait pu s’harmoniser en un compromis, connu sous le nom de « système de moitié » selon lequel le grand propriétaire parcellait sa tenure entre de petits fermiers appelés à partager avec lui « moitié moitié » le produit des cultures ou de l’élevage, mais les fluctuations de prix des denrée d’exportation et l’appauvrissement graduel de terres travaillées sans jachère sous la pression d’une population croissante, rendirent vite inopérante cette structure idéale. Nantis et autres s’appauvrissaient sous le regard des milliers de paysans plus pauvres encore parce que démunis et de terres et d’emplois et qui vivaient de gaspillages :

La pauvreté s’étalant, les petits fermiers de moitié et les paysans flottants ayant gardé depuis les guerres d’indépendance le souvenir et le goût des armes, devinrent la main-d’œuvre martiale des grands propriétaires, tous affublés du titre de général, qui filaient périodiquement vers la capitale pour demander à l’Etat et à la bourgeoisie marchande la raison de leur misère.

L’espace ici ne permet pas de faire l’histoire socio-économique des villes qui n’avaient pas perdu leur vocation de comptoirs et qui, de manière cyclique, périclitaient ou se rajeunissaient selon le rendement des récoltes, dans l’arrière-pays.

Il faut cependant, pour en arriver à Charlemagne Péralte, faire état de ce qu’il est convenu d’appeler les villes de l’intérieur, et qui toutes s’étaient constituées en rassemblement semi-urbanisés grâce à leur vocation d’être les premiers comptoirs au contact des parcelles rurales.

Les campagnes étaient parcourues d’agents fièrement désignés spéculateurs en denrées, même sur leurs cartes de visite, se proclamant ainsi innocemment agents de compradores. Ils donnaient rendez-vous à leur clientèle de la base en des points de ramassage qui, forcément, s’ornaient de boutiques dont la fonction était de reprendre tout de suite, en échange de marchandises de deuxième ordre, tissus, casseroles et brillant morue sèche et bœuf salé, le peu que les paysans pouvaient donner contre leurs denrées. Ces comptoirs formaient agglomérations d’où l’appellation de villes de l’intérieur.

C’est dans l’une d’entre elles devenue capitale régionale, au « Plateau Central », que devait naître Charlemagne Péralte en 1887.

Une telle ville qui rassemblait, outre les commerçants, des administrateurs civils tels que maire, juge de paix et une hiérarchie militaire, qui était un point de passage entre les départements du Nord et de l’Ouest avait donné naissance à une bourgeoisie qui avait la particularité, tout en ayant vocation d’exploitation urbaine, d’être adossée au monde rural qui lui fournissait la substance de ses spéculations.

Dotée d’écoles primaires, elle avait donné naissance à une micro-culture faite à la fois d’ouverture et de méfiance, nourrie d’un sentiment de différence justifié par son orographie de plaine haute, sa végétation fourragère propice à l’élevage, la proximité des frontières par où filtrait un filet de culture espagnole.

Quiconque allait au-delà du cycle primaire était assuré d’une notabilité locale indiscutable le prédestinant à faire partie de l’appareil administratif d’autorité. La famille Péralte avait ainsi donné des juges de paix, des maires, même dans le temps des députés, des membres de délégations civiques appelés à porter vers la capitale les doléances locales, et plus d’une fois des encadrements d’officiers à des armées révolutionnaires.

Nous avons la trace du jeune Péralte à l’école primaire de sa ville, à un institut secondaire, à la capitale, où il semble n’être pas allé au-delà de la quatrième. Mais, à Hinche, on l’aura compris, être arrivé en quatrième à l’Institut St-Louis de Gonzague, pépinière d’intellectuels et d’hommes d’affaires de l’élite urbaine, était une auréole, et c’est un jeune, prédestiné à une haute aventure locale qui aurait repris le chemin de la maison natale à la mort de son père. Son adolescence est typique de la bourgeoisie rurale. Gérant collectif de biens de famille, doté en surplus de terres spécifiquement acquises en son nom par sa mère ; c’est un jeune citadin élégant ayant l’œil sur les filles, vif à les consommer, ses Dimanches adonnés aux loisirs des combats de coq au milieu de la paysannerie et d’autres citadins dont c’est le passe-temps préféré. Son passage par l’école religieuse ne l’aura pas plus éloigné que les autres Haïtiens de sa classe des croyances mystiques du Vaudou dans lesquelles baigne la culture afro-haïtienne.

A l’approche de l’âge adulte on le retrouve juge de paix, puis officier de bandes révolutionnaires, n’ayant perdu en aucun cas son élégance, son sens du vêtement, ayant une fois pour toutes adopté le couvre-chef qui le rendra légendaire, le chapeau blanc de fine paille tressée portant le nom de « panama », objet d’exportation des chapelleries de l’Amérique Centrale. L’occupation américaine le trouvera commandant de l’arrondissement de Léogane, dans le département de l’Ouest, loin de son Hinche natale, parce que, pour une fois, il aura loué gagnant avec une troupe révolutionnaire, qui a porté au pouvoir un chef du Nord, Vilbrun Guillaume Sam.

On aura compris qu’il s’agit d’un milieu essentiellement instable auquel seul un marché soutenu des denrées coloniales aurait été susceptible de donner une certaine cohérence, l’argent entrant par les ports circulant à travers comptoirs de brousse et postes de spéculateurs jusqu’aux hommes de la base.

Tel n’était pas le cas, et, à partir des années 1840, le pays, jamais vraiment prospère depuis l’indépendance, était entré dans une courbe de misère qui, attaquant les masses rurales, y entretient un mécontentement permanent fournissant aux chefs de domaine, baptisés « généraux », des troupes qui ne demandaient qu’à passer à l’attaque du pouvoir central.

De l’année 1900 à 1915, la tendance, déjà établie, avait pris l’allure de vocation soutenue, et si, auparavant, un chef d’Etat pouvait passer deux ou trois années au pouvoir, aucun n’ayant accompli son septennat, à l’époque dont nous parlons ils sautaient, on ne dira pas comme des bouchons, certaines de ces sorties ayant été tragiques, comme l’explosion du Palais emportant le Président Leconte dans un feu d’artifice ou l’assassinat de Vilbrun Guillaume, lui-même président assassin, arraché à l’Ambassade de France contre tous les usages diplomatiques, puis démembré par la foule.

Le lendemain de la mort de Vilbrun, un corps expéditionnaire de « marines » américain débarquait à Port-au-Prince et aux environs, puis étalait ses contingents sur tout le territoire, imposant à un Président fantoche de signer et faire valider une constitution écrite de la première à la dernière ligne par un bureaucrate du Département d’Etat. L’occupation allait durer vingt ans.

L’arrivée des troupes américaines trouve donc Charlemagne Péralte commandant l’arrondissement de Léogane. Le chef militaire ayant reçu des instructions du gouvernement fantoche n’entreprend pas de résister les armes à la main. Toute son opposition, à ce moment là, consistera à refuser l’entrée de ses casernes à un détachement de « marines » qui ira camper sous la tente à quelques deux cents mètres de là, sur la place d’armes.

Mais la résolution de Charlemagne Péralte est prise. Il démissionne de son poste, et on le verra à Port-au-Prince, pendant un bref séjour, toujours élégant et en Panama, montant un pur sang. Puis, c’est sa ville natale où, apparemment dépréocci1pé de politique, il mène la vie d’un bourgeois terrien partagé entre ses terres et la poursuite d’activités imprécises. Qu’est-ce qui va déclencher en lui sa résolution finale, faire de lui un chef de marrons, « un caco » dans le vocabulaire révolutionnaire, Un « bandit hors la loi » dans celui de l’occupant ?

L’histoire des deux années entre le débarquement de l’occupant et l’entrée en scène de Péralte se joue sur deux plans en ce qui concerne les populations : la ville où les élites se sont aussitôt aplaties, où les sans-grade du prolétariat suivent, bon gré mal gré, dans la mouvance de cette soumission ; les campagnes où la paysannerie, retrouvant comme d’instinct les attitudes de la résistance du 18e siècle a entrepris de dire non. Et c’est sans doute parce que, alors que la ville, tout en sentant la main de fer, feint d’être manipulée par des gants fourrés, tandis que les campagnes, où s’est instituée la corvée pour le percement des routes, et livrées aux déprédations de la gendarmerie nègre constituée par l’occupant, ne peuvent s’y tromper : elles sont en face d’une entreprise raciste de colonisation.

Les coups de feu partent tout seuls, façon de parler car ces hommes sont la plupart armés de coutelas, le peu de fusils aux mains de quelques-uns ayant dormi rouillés sous le chaume des greniers de campagne depuis le dernier coup de feu cent-dix ans plus tôt. La campagne était donc debout, mais les armes perfectionnées lui laissaient peu de chance sur le terrain, pendant que leurs âmes se nourrissaient des souvenirs de l’ancienne épopée.

La guérilla, après une première phase désorganisée fut écrasée ; une espèce de concordat fut signée entre l’Occupant et des chefs « caco » qui déposèrent leurs armes, mais en vérité ils n’avaient traité que pour eux-mêmes et les campagnes du Nord et de l’Ouest devinrent si incertaines pour l’Occupant et ses auxiliaires que, stipulant la rupture du contrat par les « caco », les marines déclarèrent une saison de chasse ouverte contre tout paysan qui avait l’air d’être « caco ». C’était la porte ouverte aux exactions, à l’explosion raciste de violences incontrôlées, le gendarme local y prêtant la main selon la tradition des auxiliaires d’occupation.

Il n’y avait d’issue pour le paysan pas même dans la soumission, mais dans son organisation en fractions armées capables de rendre coup pour coup. Les marrons du siècle étaient nés sous des chefs multiples qui à partir de 1917 reconnurent comme chef suprême de la révolution Charlemagne Péralte.

La guerilla harassait les avant postes ; nageant dans un premier temps « comme un poisson dans l’eau » ses éléments étaient insaisissables. Il n’y eut jamais de bataille rangée ; celle-ci eut été suicidaire contre les mitrailleuses Levis, les canons de campagnes, bientôt contre les avions, mais elle entreprenait incursions après incursions dans le silence des nuits, par des voies insoupçonnées, entretenant un climat dont elle s’exaltait elle-même avec le sentiment de rééditer l’Histoire. Cependant que les plaines délaissées, les cultures absentes entreprenaient d’écrire dans le réel leur propre histoire, celle d’un appauvrissement qui devenait incapable de soutenir une vraie guérilla.

En conséquence, les coups de main des hommes de montagnes devenaient plus hardis, donc plus risqués, et c’est, écrite dans les chroniques de l’occupation et l’histoire de la gendarmerie, une longue liste de batailles suicidaires par les « cacos ». Mais la révolte semblait renaître de ses morts même, dès lors que les plus pacifiques des ruraux matraqués par les milices, rançonnés éventuellement par les « cacos » , n’avaient pas d’autres recours que de sortir à leur tour de leur cachette les vieilles armes qu’ils pensaient y avoir oubliées.

Or, la guérilla en logique était perdue. Mais devant l’hypothèse d’avoir à faire face, longtemps encore, à des coups de main désespérés ici et là, l’œuvre de « pacification » de l’occupant eut recours, à ce qui avait une fois servi à abattre Toussaint Louverture : la trahison.

Mais si Toussaint avait été pris au piège par un « frère d’armes blanc » qu’il faut bien nommer pour l’Histoire, le Général Brunet, Péralte fut trahi par un nègre, dont il faut aussi clouer le nom au pilori, Gonzé, que l’on paya trois mille dollars, l’équivalent peut-être en ce temps-là des trente deniers de Judas. Péralte fut tué de deux coups de revolver par un marine américain dans son campement même où il se croyait en sécurité.

Le mot de la fin est celui-ci prononcé en 1924 par un officier blanc des forces d’occupation :

« Nous sommes allés chez vous sans aucun droit, tout simplement parce que nous sommes plus forts que vous. Mais votre pays vous appartient, il faut bien que nous nous en retirions un jour. Le premier devoir des Haïtiens, après notre départ, je vous prie de le leur dire de ma part, sera d’élever un magnifique monument à Charlemagne Péralte. C’est Péralte et ses cacos, qui, par leur héroïsme et leur mépris de la mort, nous ont portés, nous Américains, à avoir de la considération pour vos compatriotes. Personnellement, je serais content, si je retournais en Haïti, de contempler un tel monument » (rapporté par le Consul Danache).

Le monument n’a jamais été érigé par des gouvernements peu soucieux de civisme collectif, mais c’est un bien beau socle que le récit documenté de Roger Gaillard vient offrir à l’image de Péralte que porte en lui-même tout patriote haïtien.