Littérature

1.KHATIBI ET LE CONCEPT D’AFRIQUE PLURIELLE

Ethiopiques n°52

revue trimestrielle de culture négro-africaine

1e semestre 1989- vol. 6 n° 1

Le Marocain Abdelkébir Khatibi se consacre de façon permanente à la création littéraire et à la réflexion critique depuis près de vingt ans. Il avait commencé à écrire des poèmes en arabe dès son enfance. Mais l’œuvre créatrice qui l’a révélé au grand public est son roman intitulé La Mémoire tatouée (Denoël, 1971), tandis qu’au plan critique, son livre intitulé Le Roman maghrébin (Maspéro, 1968) est, historiquement, un des ouvrages qui ont inauguré le discours analytique de grande portée au Maghreb.

A ce jour, Le Maghreb pluriel (Denoël, 1983) demeure l’une de ses publications majeures. C’est une somme d’essais sur les rapports à soi et à l’autre de l’être maghrébin. Les fondements de ces rapports, selon Khatibi, sont constitués par une diversité irréductible qui maintient l’être maghrébin, aujourd’hui comme hier, dans une situation d’interculturalité. L’ambivalence en est la meilleure expression, car elle est à la fois pénible et agréable. Mais, soutient encore Khatibi, la corrélation de la négativité et de la positivité, aussi paradoxale qu’elle soit, doit être assumée objectivement dans tous les compartiments de la société, lieu de déploiement de la pluralité ainsi caractérisée.

La pensée de Khatibi semble se structurer autour d’une opposition « radicale » (sic) aux prétentions dogmatiques du nationalisme fondamentaliste, du régionalisme intolérant. L’idée de l’être unicitaire ou nombriliste est ici ébranlée.

Il est désormais possible d’y voir le prolongement d’une réflexion déjà amorcée dans le Livre du sang (Gallimard, 1976), texte romanesque dans lequel Khatibi explore les dédales des mythes de l’androgyne et d’Orphée. Son développement aboutit à la publication de Figures de l’étranger dans la littérature française (Denoël, 1987). Dans ce dernier titre, justement, Khatibi étudie les parcours des différences dans des textes de Baudelaire, Nerval, Rimbaud, Mallarmé, Proust, Segalen… : en d’autres termes, comment, à partir de la France, lieu d’énonciation du discours créatif, ces auteurs choisis ont-ils « reçu l’étranger en tant que l’imaginaire d’une langue » ? Il s’agit là, certainement, d’une analyse pertinente de la complicité constructive entre le Même et l’Autre : « Célébration de l’exode » (affirme Khatibi au sujet de Victor Segalen) qui est, sans doute, une métaphore moderne de ce qu’il appelle encore une « identité en devenir dans un nouvel internationalisme littéraire ».

Un type philosophique d’hospitalité travaille la pluralité développée par Abdelkébir Khatibi dans ses écrits. Il serait intéressant de s’interroger sur les relations (d’intégration ou d’exclusion, selon le cas) que cette pensée de la pluralité peut entretenir avec l’africanité globale. C’est du reste l’objet de l’entretien ici présenté.

L’écoute de cet auteur a renforcé la conclusion que m’avait imposé la lecture antérieure de ses œuvres, à savoir que malgré l’ésotérisme langagier qui a fait dire à certains de ses lecteurs que Khatibi est abstrait, incompréhensible, cet auteur apporte une contribution essentielle à la pensée universelle élaborée en Afrique contemporaine.

  1. Le sacré initial :

TCHEHO : Quels éléments me proposerais-tu en guise d’auto-biographie ?

KHATIBI : Je suis né le jour d’une fête sacrée, la fête de l’Aïd-el-Kébir, d’où vient mon prénom. Comme d’habitude, chez nous, après le septième jour, on nomme le bébé. Donc, c’était donné en quelque sorte par le sacré, par la tante elle-même ; j’ai un rapport à la date, au temps, au sacré (le sacrifice d’Abraham), au Livre. C’est en ce sens que je dis que la notion du livre est donnée d’emblée dans ma naissance, si j’avais à être radical. Je parle de radical parce qu’il s’agit des racines.

– Mais comment et quand en as-tu pris conscience ?

– La question du travail sur le livre s’est développée après, à partir de deux langues. J’ai écrit mes premiers poèmes en arabe, au début. Peu après a eu lieu la rencontre avec les romantiques, en particulier Baudelaire, vers l’âge de 13-14 ans. Puis, pendant des années, je n’ai pas tellement écrit, mais je suis demeuré lecteur. J’ai fait de la sociologie. J’ai repris de manière très soutenue l’écriture à partir de 1969, après une expérience politique et d’enseignement. Je consacre depuis lors la grande partie de mon temps à l’écriture.

Depuis cette période, il y a un développement soutenu qui dure depuis 17 ans maintenant.

Donc il y a eu, si tu veux, au niveau biographique, différentes étapes ; comme chez tout adolescent, un moment d’écriture poétique, puis après l’indépendance, prise en charge d’une certaine activité politique, sociale, culturelle, pédagogique ; et puis retour à l’écriture, mais ayant intégré déjà l’activité politique, l’activité sociale : à ce moment-là, le politique et le social sont investis par l’écriture.

– Cela reviendrait à dire qu’il s’agit d’une écriture porteuse de sens, donc politiquement et socialement déterminée. Nous en venons ainsi à une préoccupation fondamentale dans cette écriture. Tu t’intéresses, en effet, au « Maghreb pluriel ». Pourquoi pas le « Maroc pluriel » ou l’« Afrique plurielle » ? Que signifient ces termes chez toi ?

  1. Pluralité maghrébine et africanité :

La pluralité est posée dans le concept d’Afrique, d’Afrique du Nord, du Maghreb, du Maroc. La pluralité, c’est ce qui constitue la structure réelle de toute société : pluralité des structures sociales, pluralité des valeurs culturelles, pluralité des langues, etc. ; c’est donc un des paradigmes de la réalité.

– Tu en parles de façon répétitive, ce qui signifie implicitement qu’on aurait contesté cette donnée paradigmatique.

– Oui, on la conteste, on ne veut pas l’admettre. Par exemple, le concept de Maroc est chaque fois schématisé dans sa définition par un certain type de nationalisme. Le fondamentalisme nationaliste veut voir le Maroc simplement comme une forme théologique unifiante, selon un certain dogme d’une unité qui est souhaitée mais qui est illusoire…

Par exemple, il y a une religion des femmes qui est enracinée dans des rites pré-islamiques et qui continue à fonctionner dans la pratique du mariage, dans la magie, dans certains rites des relations sociales, dans l’artisanat. Tout cela constitue un ensemble de cultures qui ne sont pas liées à l’Islam. Donc, un théologisme radical écarte de son champ toute cette culture de base.

De la même manière, dans le cas des langues par exemple, le berbère est important mais il n’est pas enseigné, ce qui est anormal. Il faudrait qu’il ait sa place aussi. L’arabe dialectal n’est pas pris en charge à l’Université, sauf dans certains départements. C’est une langue vivante mais elle n’est pas considérée comme production de culture. Il y a une scission entre l’écrit et l’oral alors que ce qui est souhaité c’est la prise en charge de tout cela.

Voilà ce que je voudrais dire : cette pluralité existe, mais elle n’est pas prise en charge.

– Une pluralité assimilable donc à une hospitalité endogène ou, en d’autres termes, un dialogue à l’intérieur de l’espace marocain, maghrébin et nord-africain. Comment abordes-tu cette pluralité hors de l’Afrique Nord ? Penses-tu à sortir de cette matrice locale pour embrasser le reste de l’Afrique ?

– Bien sûr ! Les questions sur l’Afrique et à partir de l’Afrique sont des questions tout à fait africaines et qui touchent en même temps à l’universalité. C’est là mon idée : comment penser l’Afrique ?

A partir de sa réalité concrète : nous avons parlé beaucoup de sa pluralité sous différentes formes (pluralité des structures, pluralité des langues, pluralité des mœurs, pluralité des créations artistiques…). Ensuite la question est de savoir comment donner une cohérence à cette pluralité justement. Parce que, malgré cette pluralité, les Africains ont quelque chose de commun, il y a quelque chose qu’ils partagent dans l’histoire, dans la culture, dans un certain rapport au sacré ; quelles que soient les différences, il y a un rapport très fort au sacré, entre la nature et la culture ; le sacré vient fonder les rites. Les pays africains, quels qu’ils soient, partagent un certain destin historique, culturel de fond et de devenir…

Encore une fois, comment penser alors l’Afrique dans mon esprit ? A la fois comme une infrastructure commune qui existe et comme une pluralité également. C’est cette relation qui est passionnante à analyser dans chaque pays et dans l’Afrique en tant que concept.

– Pourtant, je suis constate que les allusions directes à ceux qui, en Afrique noire, pourraient être considérés comme des penseurs préoccupés par la même problématique sont rares à trouver dans les textes sur la pluralité du Maghreb. Je suis surpris par exemple de ne pas trouver la moindre allusion à Cheikh Anta Diop. A moins que je ne me trompe.

– Je suis tout à fait d’accord avec toi. Cela tient à mon ignorance, d’une part. D’autre part, c’est un travail donné en moins sur mon africanité, dans la mesure où ce qu’il y a au Maroc ne suffit pas pour prétendre approcher toute l’Afrique. Mais c’est aussi bien d’aller vers l’autre en tant que tel, l’être proche (et complet). Mes propositions restent à être développées avec d’autres pensées, en particulier avec celles d’autres penseurs africains comme tu le dis avec raison. Je ne demande que cela. Mon désir, c’est qu’il y ait un dialogue de type Sud-Sud entre les intellectuels africains. Il y a actuellement un manque et j’en souffre. Parfois je ne suis même pas informé directement sur l’évolution intellectuelle de l’Afrique noire.

Cela dépendra de la manière de lancer le dialogue. Si d’autres peuvent me provoquer, je suis prêt à saisir l’occasion du dialogue et à me déplacer plus en Afrique centrale, de l’Est ou de l’Ouest, que je connais mal. Je me mettrai à l’apprentissage tout simplement.

– Cette disponibilité, tu l’affirmes bien dans Le Livre du sang où tu écris : « Nous avons déjà dénoué la fissure de notre poitrine pour te recevoir, homme et femme ». Mais Senghor, dans les années soixante sept, avait déjà dit à l’adresse des intellectuels et des peuples nord-africains : « Regardez vers le Sud comme nous aussi nous regardons vers le Nord »…

– Justement ! Ce serait bien que des individualités, pas simplement les Etats, prennent en charge cet échange. Il faudrait que cela se passe aussi entre les intellectuels eux mêmes de part et d’autre.

-L’entrave a un tel dialogue est le racisme érigé en principe de gouvernement en Afrique du Sud. Et certains ont affirmé, au regard du passé, que les Arabes sont eux aussi négrophobes. Comment le Nord-africain que tu es réagit-il lorsqu’on évoque l’apartheid ?

– D’une part et d’une manière ou d’une autre, l’apartheid est à détruire et sera détruit. Les Européen sont à peu près d’accord ; les Américains, dans un sens, voudraient une solution (dite) plus humaniste. Moi, je suis plus radical que cela. Ce n’est pas seulement l’apartheid en tant que tel qu’il faut détruire. Parce que, là au moins, c’est clair : il faut le détruire, il n’y a pas de choix. Mais d’autres formes de racisme intellectuel ou réel m’inquiètent par ailleurs. Par exemple, une forme de complaisance, de paternalisme ou d’humanisme naïf. Ces formes de racisme sont aussi à combattre, selon moi, comme toute autre forme médiatisée de l’esclavage qui reste dans la mémoire de ceux qui ont soumis des sociétés entières à l’esclavage et qui continuent à ne pas avoir de rapports clairs avec eux-mêmes d’abord…

– En d’autres termes, et pour te paraphraser, il y a une sorte de « livre du sang » à écrire et à réécrire jusqu’à ce que la victoire soit remportée par les nôtre.

– Cela me permet de répéter ce dont on a déjà parlé un peu, d’après ce que je connais des peuples africains. C’est que, au moment où ils prennent en charge la continuité de leur mémoire, la profondeur mythique (dans le bon sens) de leur mémoire, il y a une force, il n’y a pas de déperdition… La déstabilisation a été l’œuvre de la colonisation, d’où les trous de mémoire. C’est pour cette raison que je tiens beaucoup à la reconstitution de l’anamnèse et du récit de la mémoire. C’est là où il y a une continuité de la force de vie et du temps. On libère son propre temps…

Je suis très heureux chaque fois qu’il m’arrive par exemple de regarder de près comment le mythe est assumé dans l’écriture dans Les Soleils des indépendances (d’Amadou Kourouma) : il y a une continuité dans la profondeur mythique et dans la parole orale telle que Kourouma la réintègre dans l’écriture en français.

– Pour saisir la balle au rebond : y a t il d’autres textes, d’autres auteurs négro-africains qui ont particulièrement retenu ton attention ?

– Oui, par exemple la période qu’on a appelé celle de la « Négritude » – qu’il faut redéfinir -. Il y a beaucoup d’intellectuels africains ou hors d’Afrique qui réinterprètent tout cela autrement. C’était une autre génération à l’époque, que j’avais lue. Après, j’ai lu Sembène ; mais chaque fois je demande à mes amis africains ou à des spécialistes de me donner des noms car je n’ai pas beaucoup lu… Je n’ai pas une connaissance systématique de la littérature camerounaise ou angolaise, par exemple. Par contre, je lis par-ci par-là, mais je ne suis pas très bien avancé dans ce domaine… Par exemple, je ne connais pas les jeunes écrivains… Il faudra que tu m’informes là dessus.

  1. Les secrets d’un livre :

Voilà le dialogue lancé ! Mais revenons, veux-tu, à un de tes livres, en l’occurrence Le Livre du sang.

– Bien volontiers !

– Dans ta communication faite avant hier ici à East Lansing (Michigan State University), tu as affirmé que l’expérience d’ouverture à l’autre, c’était le partage du secret. La première édition de ce roman comporte une dédicace à Marie-Charlotte. Pouvons-nous ici et maintenant partager ce secret ?

– La deuxième édition n’en comporte pas ! Cela n’efface rien, le texte de la première édition demeure avec sa dédicace qui est un élément du récit même. Dans la deuxième édition, je rends le texte à lui-même. C’est-à-dire que la langue se dédie elle-même ; moi, je suis scripteur, comme il y a des scripteurs de la magie en Afrique. C’est lié ; l’écriture pourrait être considérée comme l’inscription de la magie blanche, dans le bon sens. Voilà une continuité possible du travail sur le fond mythique, le fond du mythe, en Afrique, et l’écriture.

– Mais Marie-Charlotte n’est pas un mythe !

– Non. C’est une réalité.

– Tu vois donc que je suis toujours en attente du secret !

– Le secret est à découvrir ; il a été découvert. C’est une femme qui a existé dans ma vie puisqu’elle a été ma deuxième femme… J’ai dédié trois livres : un à ma mère que j’ai perdue d’ailleurs en janvier dernier ; deux à deux femmes étrangères : La Blessure du nom propr à Danielle qui était une maîtresse, et Le Livre du sang à Marie-Charlotte.

Donc, dans la deuxième édition de cet ouvrage, il n’y a plus de dédicace. Si j’écris, c’est que ma vie est un roman dans un sens.

– Cet effacement, maintenant, traduirait-il une volonté de tourner la page ?

– Oui. C’est le cas de le dire absolument. Il s’est agi de dédier la langue à elle-même.

– Tu viens de parler d’un ensemble de personnages tous féminins ; aucune mention du père. Qu’est ce qui expliquerait cette absence du père ? Pourquoi n’a-t-il pas eu droit à une dédicace ?

– J’ai écrit là-dessus… Mon père était un théologien, un qui passait en même temps du côté du commerce : à la fois commerçant et théologien. Il dirigeait d’ailleurs une confrérie qui s’occupe surtout de la lecture du Coran. Ce père est mort quand j’avais huit ans. J’ai beaucoup d’estime pour lui. Je n’ai pas beaucoup souffert de son autorité. C’était un homme silencieux, taciturne et assez rigide. C’est mon frère aîné qui a subi le plus cette autorité. J’étais en troisième position, ce qui fait que j’ai eu un rapport plutôt assez amical, amoureux avec lui. Donc il y a effectivement un rapport spécial au père ; pour toutes ces raisons.

Mais il y a le paternel, bien sûr, la loi. C’est une double loi : notre propre loi, arabo-berbéro-islamique de base et la loi de l’Autre, c’est-à-dire, en particulier, de la colonisation, de la langue, la loi sociale telle qu’elle a été soit imposée, soit importée. C’est en ce sens que nous vivons une double loi. Donc la question du paternel est également double dans ce sens-là. Quels que soient les Africains, du Nord au Sud, ils sont confrontés à ce problème de dialogisme, de double logique.

– Je vais encore citer ce passage du Livre du sang : « Peut-être viendront à nous ceux qui partagent notre risque de l’âme ». Ensuite. « Nous congédions à jamais notre raison ». Et, enfin : « Nous avons déjà dénoué la fissure de notre poitrine ». Je suis frappé par ce lexique répété : l’âme, la poitrine, la raison congédiée… Tu sembles jouer justement sur la fibre de la sensibilité avant tout, pour instaurer l’hospitalité. Peux-tu m’éclairer davantage là-dessus ?

– C’est du Coran, ce que tu as cité là : dans le texte arabe, ouvrir, dilater la poitrine, dans le sens évidemment symbolique. Le Prophète Mohamed, au moment de l’inspiration, recevait quelque chose dans la poitrine. Donc l’expression signifie ouvrir le cœur à l’au-delà.

– Nous demeurons bien dans le champ de la sensibilité, de l’irrationnel plutôt que dans celui de la raison. Je voudrais ici souligner le fait que ce dialogue avec l’autre accorde une importance certaine à un cœur-à-cœur plutôt qu’à un tête-à-tête.

– Oui, le cœur poétique, parce que c’est irremplaçable. Le cœur poétique contiendrait ses propres pensées, ses propres secrets. Ce ne serait pas uniquement le spontané, mais aussi le cordial, l’hospitalier face à l’autre – tout ce qui donne forme à la pensée.

– Avais-tu une raison particulière d’exprimer cette problématique dans l’optique de la sexualité hermaphrodite ? Pense à l’androgyne

– J’ai dit hier que l’androgyne, pour moi, c’est le troisième terme, c’est-à-dire ce qui est commun aux hommes. C’est la relation, c’est l’amour : il y a des moments où les deux personnes font un. A ces moments-là on parle des rapports d’androgynie, dans un rapport amoureux le principe fonctionne tous les ours : le principe du masculin, celui du féminin et le principe commun que j’appelle androgyne.

Il y a un problème de lecture à résoudre. L’androgyne c’est tout simplement la relation d’amour, en d’autres termes, ce qui fait le commun, l’unifiant entre les deux.

– Ce serait donc le principe d’unification

– On peut évidemment investir d’autres lectures puisqu’il y a toute une mythologie de l’androgyne depuis Platon et même bien avant lui ; c’est devenu un thème littéraire.

-Les titres des sous – parties du Livre du sang projettent des termes d’une consonance triste voire maladive « asile des inconsolés », « désert », « enterrement », « Nuit de l’erreur »… Quelle est la part de la douleur, de la souffrance dans la traduction scripturaire de l’androgynie ?

– C’est un livre que j’ai écrit dans une certaine souffrance. Cela ne justifie pas tout le texte, mais je pense que l’écriture peut accompagner ces moments dépressifs et donner même cette forme à la souffrance. L’écriture peut transformer cette souffrance, je ne dirais pas en jouissance, mais au moins en possibilité de création qui exige beaucoup de forces.

  1. Fonctionnement de l’écriture :

Peut-on en tirer la conclusion que tu te sers de l’écriture pour te défouler ?

– L’écriture n’est pas que cela. Elle joue le rôle d’exorcisme même. Et, comme je le disais encore hier, il vaut mieux parler de l’inceste que d’en commettre !…

– Comment procèdes-tu pour mettre en forme ta pensée ?

– Il y a plusieurs moments. Il y a un moment d’intériorisation : je laisse les choses se faire d’elles-mêmes. Mais il y a d’autres moments où je commence à prendre cela en charge en écrivant des notes, soit que je commence à écrire de manière soutenue. Quand cela s’est déclenché, je travaille régulièrement ou je prends des notes tous les jours ou presque, en général les après-midis. Il faut un conditionnement intérieur et après, le travail est soutenu par une concentration très grande pendant des heures et des heures. Mais il y a toujours une préparation intérieure, comme si le texte était déjà écrit quelque part intérieurement.

– Le texte sorti est-il retouché par la suite ?

– Oui ; beaucoup. J’ai par exemple un grand cahier de dessin où je peux mettre toutes les variantes possibles qui me traversent l’esprit. Je travaille beaucoup jusqu’à ce que chaque mot dans mon esprit soit là où il doit être. Je m’atèle aux possibilités de travail sur le moment de la phrase. C’est quelque chose qui, dans mon esprit, a rapport d’ailleurs avec la carte sensible de l’Afrique qui, entre autre, se situe dans la musique… Le démêlé avec le texte, chez moi, passe aussi par le jazz. J’ai écrit La Mémoire tatouée en écoutant de temps en temps la musique de jazz d’un Noir américain.

Je travaille sur le rythme, sur le chant intérieur de la langue. Je me rappelle la mélodie de la phrase, son rythme, parce qu’il y a un rapport avec la pulsation du corps.

– En plein travail de l’écriture, la notion de genre traverse-t-elle ta conscience ? Je te pose cette question parce que, par exemple, sur la première page de couverture du Livre du sang, l’on a indiqué que c’est un « roman ». L’as-tu voulu ainsi ?

– Non. C’est l’éditeur. En fait, c’est un récit. Je fais des récits. Le roman n’est qu’une forme de récit parmi d’autres ? Mais je travaille, moi, à partir de la notion de récit.

– As-tu quelque œuvre en gestation ?

– Oui. J’ai d’abord un livre qui va sortir. Ce sont des poèmes d’amour. Puis j’ai réécrit un texte qui était des conférences données à Rabat et à Paris dans le cadre du Collège International de Philosophie, sur les figures de l’étranger [1]. C’est l’analyse de la France comme concept littéraire.

Comment Victor Ségalen par exemple a transcrit directement ses rapports avec la Chine ? Roland Barthes avec le Japon ?… J’ai pris comme cela quelques textes… Sur l’Afrique, j’ai des problèmes parce que je ne connais pas les grands textes français sur l’Afrique…

C’est pour sortir d’un débat maintenant dépassé, post-colonial. Il faut se mettre à l’analyse de la France en tant que telle puisque l’on a un rapport assez spécial, privilégié avec la France.

– Cela doit être fait en exigeant en même temps que la France analyse à son tour d’autres y compris nous les Africains.

– Bien sûr. C’est comme cela d’ailleurs qu’on peut clarifier et avancer dans sa propre connaissance pour son propre intérêt, quels que soient les sujets – français, africains ou asiatiques [2]

[1] Parution effective en mars 1987, sous le titre Figures de l’étranger dans la littérature française, à Paris, chez Denoël.

[2] Un court extrait de la présente entrevue a paru dans Revue CELFAN, VI : 1,Temple University, Philadelphia, 1986, sous le titre « Quelques aspects de la pluralité chez Abdelkébir Khatibi ».